Accueil

Société
À Nice, pour les victimes de l’attentat du 14 juillet 2016, un terrible sentiment d'abandon
Il ya 5 ans, le camion conduit par Mohamed Lahouaiej Bouhlel fauchait 86 vies et faisait des milliers de blessés, physiques ou psychiques.
© Sputnik via AFP

À Nice, pour les victimes de l’attentat du 14 juillet 2016, un terrible sentiment d'abandon

Cinq ans après

Par Nicolas Quénel

Publié le

En l’espace de quelques minutes, le 14 juillet 2016, le camion conduit par Mohamed Lahouaiej Bouhlel fauchait 86 vies, blessait plus de 450 personnes et en traumatisait des milliers d'autres. Cinq ans après, victimes comme familles de victimes se sentent abandonnées.

Le 14 juillet 2016, en quelques minutes, l’enfer s’ouvrait sur la baie des Anges. Le feu d’artifice tiré à l’occasion de la fête nationale venait à peine de se terminer, l’odeur de poudre n’avait pas eu le temps de retomber qu’un camion blanc fonçait dans la foule sur la Promenade des Anglais. Il fera 86 morts et des milliers de blessés, physiques ou psychiques.

Cinq ans plus tard, 2 429 victimes directes et indirectes sont reconnues et prises en charge par le Fonds de garantie des victimes (FGTI) qui les a indemnisées à hauteur de 83 millions d’euros. Mais malgré cette prise en charge, beaucoup d'entre elles se sentent « abandonnées » et « oubliées » par l’État et la société. À Marianne, ils confient le sentiment d’être pris pour « des victimes de seconde zone ».

Violence

Parmi ces victimes, ils sont nombreux à dénoncer la « violence » du parcours d’indemnisation et les difficultés à se faire reconnaître en tant que victimes. « Beaucoup ont simplement abandonné, d’autres se sont vues refuser le statut de victime car elles n’arrivaient pas à apporter les preuves suffisantes de leur présence dans la zone de danger », explique à Marianne Anne Gourvès, mère endeuillée et ancienne présidente de l’association « Promenade des anges ». Au début, cette « zone de danger » n’englobait même pas l’intégralité de la Promenade des Anglais mais se limitait à une zone qui allait du trottoir sud jusqu’au terre-plein central avant d’être étendue à la plage et au trottoir nord.

« Des primo-intervenants se sont vu rétorquer qu’ils n’étaient pas des victimes directes car ils étaient venus aider de leur plein gré et que le camion n’a pas essayé de les tuer », raconte, encore abasourdie, l’ancienne présidente d’association. Elle évoque aussi les victimes épuisées de devoir faire face à un climat de suspicion généralisé et les questions « violentes » des experts du FGTI qui tentent d’estimer le préjudice.
Un récit corroboré par chaque personne interrogée, à l’instar d’Anne Murris, présidente de l’association « Mémorial des Anges ». Elle et son mari, qui ont perdu leur fille Camille dans l’attentat, n’ont toujours pas « déposé de dossier car ce qu’on nous demandait était trop douloureux ». Elle se souvient notamment de cet avocat qui lui expliquait que « pour porter son dossier, il fallait prouver » qu’ils avaient « de bonnes relations et que l’on aimait notre enfant ».

A LIRE AUSSI : Attentat de Nice : la difficile indemnisation des victimes "indirectes"

Thierry Vimal, qui a lui aussi perdu sa fille le 14 juillet 2016, dénonce « un travail de sape de la part du FGTI ». Il en est persuadé, « leur intérêt c’est qu’on abandonne ou qu’on accepte la première offre qu’ils nous font ». Pour compléter le tableau, Jean-Claure Hubler, président de l’association « Life for Nice », dénonce un défaut d’information apporté aux victimes. « Typiquement, beaucoup de personnes ne savent même pas qu’il existe un médiateur fonds de garantie », rapporte-t-il.

En réponse, Julien Rencki, directeur général du FGTI, assure être particulièrement attentif aux critiques qui peuvent être faites à l’institution. « Le service rendu par le Fonds de garantie est reconnu, notamment par la Cour des comptes, comme un service de qualité mais nous sommes sur une matière sensible humainement et complexe juridiquement. Ces critiques nous invitent à beaucoup d’humilité et d’écoute » explique-t-il. Le directeur reconnaît que des améliorations peuvent être faites sur certains points, que des réflexions et des « démarches sont en cours » pour aller dans le sens d’une meilleure prise en charge et d'un meilleur accompagnement des victimes, qu’elles soient directes ou indirectes.

Des difficultés dont est bien consciente la déléguée interministérielle à l’aide aux victimes Frédérique Calandra qui admet volontiers les failles du système d’indemnisation. « Il y a des trous dans la raquette comme le versement des provisions qui sont souvent trop longs et trop espacés dans le temps », explique-t-elle. Pour elle, ce qui est « insupportable » pour les victimes, c’est la « charge mentale », le « travail qui consiste à récupérer tous les justificatifs qui doivent être présentés ». « On cherche à faire évoluer le FGTI vers une prise en charge plus complète, renforcer son rôle d’accompagnateur afin de soulager les victimes », assure Frédérique Calandra. Mais les difficultés avec le FGTI ne sont pas l’unique cause du sentiment pour les victimes d’être « livrées à elles-mêmes ».

Enquête qui piétine

À cela il faut aussi ajouter les problèmes de prise en charge psychologique, notamment pour les enfants et adolescents présents ce soir-là qui n’en ont pas tous bénéficié. « Trois cents enfants et adolescents sont encore suivis aujourd’hui, dont une centaine de manière régulière. Mais il serait faux de considérer que ceux qui ont interrompu leurs parcours de soins vont bien. Il y a un réel défaut de prise en charge du psycho-trauma et cela aura des conséquences » prévient-elle.

Et puis, il y a le volet judiciaire de cet attentat qui renforce ce sentiment pour les victimes d’être des laissés-pour-compte. C’est d’abord la localisation du procès, prévu à Paris en septembre 2022, qui est pointée du doigt. Un éloignement géographique qui empêchera forcément certaines victimes d’y assister. Surtout, il y a ce ressenti que l’enquête ouverte sur le dispositif de sécurité mis en place le soir du 14 juillet 2016 piétine. Cette impression d’être « menées en bateau » pour les associations qui dénoncent les reports des rendez-vous avec les magistrats.

Début 2020, la justice avait refusé aux parties civiles tout accès direct au dossier en évoquant le « caractère exceptionnel des faits, la personnalité des témoins assistés et le contexte électoral » avant les élections municipales. Il y a là « un sentiment d’injustice qui se transforme aujourd’hui en haine », regrette Anne Gourvès.

Ne pas gâcher la carte postale

Cinq ans après l’attentat, une stèle provisoire sert toujours de mémorial en hommage aux victimes. Elle se situe dans les jardins de la villa-musée Massena. Un lieu accessible depuis la Promenade des Anglais mais qui n’est pas visible depuis cette dernière. Une localisation « cachée » vécue comme une « mise à l’écart » par beaucoup de victimes, explique la géographe Karine Emsellem. « Il y a une véritable souffrance qui est née de voir que la ville tournait la page alors que certaines victimes n’y arrivent pas. Cela engendre une mise à l’écart qui est encore plus forte et favorise le sentiment d’abandon », explique la chercheuse.

« Il ne faudrait pas gâcher l’image de carte postale auprès des touristes » regrette, amère, Anne Murris. « À l’approche de chaque anniversaire, il est douloureux de constater que les gens se souviennent de moins en moins de ce qu’il s’est passé », confie cette maman endeuillée pour qui « la mémoire est douloureuse mais l’oubli, insupportable ».

A LIRE AUSSI : Après l'attentat de Nice, la double peine des victimes musulmanes

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne