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ReportageLa balade du naturaliste

Sur le causse Méjean, les oiseaux disparaissent avec les bergers

Sur le Causse Majéan, ces tas de cailloux nommés clapas façonnent le paysage et sont appréciés du pipit rousseline.

Activités humaines et biodiversité ne sont pas incompatibles. Les oiseaux de milieux ouverts le démontrent bien : ils disparaissent en même temps que le pastoralisme, et sont aussi victimes de l’intensification de l’agriculture. Pour comprendre, Reporterre est parti arpenter les pelouses steppiques du parc national des Cévennes.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


Causse Méjean (Lozère), reportage

Le soleil brille d’un éclat estival, mais la matinée est rafraîchie par une légère brise d’altitude : le Causse Méjean (Lozère) est le plus haut des grands causses calcaires du Massif central, son relief vallonné oscille entre 800 et 1 200 mètres d’altitude. Son aspect steppique entretenu par le pâturage peut sembler à première vue aride, voire stérile. « Autrefois ces paysages pastoraux étaient vus comme des écosystèmes dégradés, raconte notre guide du jour, Jocelyn Fonderflick, responsable faune du parc national des Cévennes. Notre regard de naturalistes a changé. » Ces paysages sont désormais inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco, et protégés par le parc national des Cévennes. Car ils disparaissent peu à peu, ainsi que leurs habitants.

Nous sommes ici dans un haut lieu de rendez-vous des passionnés d’oiseaux. « Le Causse Méjean est connu dans la France entière par les ornithologues pour les grands rapaces dans les gorges, mais aussi pour voir et entendre, sur les causses, l’ortolan (Emberiza hortulana), le pipit rousseline (Anthus campestris) ou le crave à bec rouge (Pyrrhocorax pyrrhocorax) ». Ces oiseaux de milieux ouverts sont des espèces protégées. Une bonne partie d’entre eux étant des migrateurs, ces mois d’été sont donc les derniers pour les observer avant qu’ils ne s’envolent vers des contrées plus chaudes pour l’hiver.

Le Causse Méjean aujourd’hui. © David Richard/Reporterre

Le déclin des oiseaux de milieux ouverts

Tout en parlant, Jocelyn Fonderflick tend l’oreille. En fond sonore, l’alouette lulu (Lullula arborea) domine. « Elle niche au sol, elle aime les strates herbacées [1]denses et les lisières forestières », explique-t-il. C’est la moins originale des protagonistes du jour. On la retrouve quasiment partout en France et, comme son nom l’indique, elle habite les espaces ouverts cultivés. Elle est pourtant protégée, car ses effectifs diminuent.

Puis, il s’interrompt au son d’une autre mélodie. Il sort ses jumelles et les pointe sur un églantier où est perché un traquet motteux (Oenanthe oenanthe). Le mâle a l’œil élégamment souligné de noir, ainsi que le bord des ailes. « Il va chercher sa nourriture au sol ; pour chasser, il a besoin de parcelles de sol nu, décrit Jocelyn Fonderflick. On le voit toujours dans des milieux très ouverts, comme les estives dans les zones de montagne. » Il est considéré comme quasi menacé en France, avec une population en déclin. En octobre, ce migrateur repartira vers l’Afrique et survolera le Sahara pour passer l’hiver en Afrique équatoriale.

Les clapas, c’est-à-dire les tas de cailloux, façonnent le paysage et sont appréciés du pipit rousseline. © David Richard/Reporterre

L’oiseau volette d’une branche à l’autre, disparaît dans la pelouse. Il ramène un insecte à son jeune, qui vole déjà mais quémande encore. Puis, revient se percher sur un muret de pierres, en tas parsemés ou alignés. Ces amoncellements, appelés clapas, dessinent le paysage. Les zones qu’ils délimitent « pourraient correspondre aux cultures d’autrefois : cultures et pâturage étaient liés, les animaux apportaient la fumure, dit Jocelyn Fonderflick. Cela pourrait être l’origine de ces milieux ouverts. » Le traquet motteux en fait parfaitement son affaire : « Il fait son nid sous les pierres. » On aperçoit également le pipit rousseline, qui a des habitudes similaires. Lui aussi est un migrateur transsaharien et chasse les insectes dans les pelouses rases. En revanche, il niche au sol.



Puis c’est au tour du bruant ortolan — encore un qui passe l’hiver en Afrique — de se manifester brièvement par quelques notes aiguës, sans que nous puissions l’observer. Pas étonnant : il est très rare, classé comme étant en danger sur la liste rouge des espèces menacées en France. « C’est l’un des passereaux qui a le plus régressé à l’échelle européenne ; les grands causses abritent l’un des noyaux forts de la population française », explique le naturaliste.

Et d’ajouter : « Le traquet motteux, le pipit rousseline et le bruant ortolan sont des espèces en régression même ici. » Le parc national les surveille, appliquant une méthode simple pour évaluer leur population : régulièrement, les naturalistes reviennent aux mêmes « points d’échantillonnage », équipés de leurs jumelles et leurs oreilles entraînées. Ils notent le nombre d’individus vus et entendus. Le déclin est donc documenté. Et pour en comprendre les origines, il faut observer les transformations tant à l’échelle du paysage qu’à celle de la parcelle de pelouse.

Jocelyn Fonderflick, jumelles autour du cou. © David Richard/Reporterre

Une mosaïque fine d’herbes rases, de sol nu et de rocaille

Car si le regard surplombant laisse penser que les pelouses à nos pieds sont un tapis vert uniforme, une attention aux détails laisse apparaître une alternance de rocailles, de sol nu et de touffes d’herbe et de graminées telles que la carex, la fétuque ovine, le brome ou la stipe pennée. Cistes, euphorbes et chardons y fleurissent également. C’est ce que Jocelyn Fonderflick appelle dans son langage scientifique une « strate herbacée rase et discontinue ». Ou une « pelouse écorchée », pour les poètes.

Le nez au ras du sol, nous voyons les criquets, sauterelles et autres orthoptères qui y sautillent de brin en brin. « Certains d’entre eux sont aussi rares et menacés », note notre guide. Dès qu’ils sortent de leur cachette herbeuse pour les zones de sol terreux, leurs prédateurs ailés peuvent les repérer plus facilement. Le naturaliste est ainsi convaincu que cette diversité dans la couverture du sol, cette « mosaïque fine » dessinée par les pelouses à caractère steppique, est indispensable aux oiseaux qui s’y nourrissent.

La stipe pennée. © David Richard/Reporterre

À leur recherche, il nous promène sur l’étroite départementale qui traverse le Causse, bordée alternativement de cultures et de pâtures. Un vol de craves à bec rouge atterrit devant nous dans un champ tout juste retourné. Ces oiseaux entièrement noirs se distinguent par leur bec à la couleur et forme particulière. « Long et fin, il leur permet d’aller chercher les invertébrés dans le sol, les pelouses, les champs labourés et les prairies de fauche, précise Jocelyn Fonderflick. Il y a plusieurs centaines d’individus sur le Causse, mais eux aussi sont une espèce menacée. »

On s’arrête pour sortir les jumelles et espionner le jeu de deux pies-grièches (Lanius) jouant à chat perché sur les poteaux d’une clôture. Leurs plumages les distinguent. La pie-grièche écorcheur (Lanius collurio), tirant vers le roux, est présente quasiment partout dans l’Hexagone. Elle est classée comme menacée, mais à un degré bien moindre que sa voisine. Cette dernière est la pie-grièche méridionale (Lanius meridionalis) — bec crochu, masque noir, sourcil blanc net. En France, on ne la trouve que dans le bassin méditerranéen et elle est considérée comme en danger d’extinction.

© David Richard/Reporterre

C’est que son habitat de prédilection disparaît. Sur les causses comme ailleurs, la végétation se densifie, ces pelouses steppiques si particulières se raréfient. Pour comparer la situation actuelle à celle du passé, le naturaliste a apporté un ouvrage de photos prises au milieu des années 1980 [2], exactement à la même période de l’année, en juillet. Il nous emmène sur les lieux même où elles ont été prises. Le contraste est flagrant : alors que le gris des pierres domine les clichés des années 1980, désormais ce sont les reflets de la stipe pennée sur fond vert qui emplissent le cadre. Les broussailles sont plus nombreuses. Et en arrière-plan, les pins sont sortis de leur carré de plantation autrefois parfaitement délimité, essaimant aux alentours. « La végétation est rase et éparse, cela montre qu’il y avait une pression de pâturage bien supérieure à ce que l’on a actuellement, estime Jocelyn Fonderflick. Un collègue m’a dit que, à cette époque, les pierres tintaient. »

Le même paysage à trente-cinq ans d’intervalle : la photo du livre a été prise en juillet 1985. Le sol y est bien plus caillouteux qu’aujourd’hui, marquant un pâturage alors plus intense. © David Richard/Reporterre

Cinquante mètres plus loin, on s’arrête à nouveau pour une deuxième comparaison. Sur un pan de colline, les rocailles ont disparu au profit d’un champ cultivé. Devant nous, une clôture autrefois absente délimite le bord de route. « Les anciens racontent qu’à la création du parc, dans les années 1970, on pouvait traverser le Causse à cheval sans rencontrer la moindre clôture », assure encore le naturaliste.

« Les éleveurs aspirent à autre chose que de garder les brebis de 6 h à 23 h »

Autant de marques d’une « vraie révolution sociale » dans l’agriculture, estime Julien Buchert, responsable agropastoralisme du parc. « Ces trente à quarante dernières années, on a remplacé les humains par les tracteurs. » Les zones cultivées se sont faites plus nombreuses, alors que les éleveurs sortaient de moins en moins leurs animaux. « Depuis vingt ans, il existe les broyeurs à cailloux, qui permettent de mettre en culture des sols très peu fertiles. »

Même si, sur le Causse, le pastoralisme reste important et que la plupart des bêtes sont dehors de mai à novembre, peu à peu, les agriculteurs ont fait le choix du fourrage. « Il y a de moins en moins d’agriculteurs et de main-d’œuvre disponible. Avant, il y avait la mamie ou le tonton qui gardait les brebis. Le plus efficace maintenant pour les éleveurs est de faire du stock. Ils peuvent distribuer du foin le week-end pour être avec leur famille. Ils aspirent à autre chose que de garder les brebis de 6 h à 23 h. »

Des agneaux qui attendent dehors pendant que les mères sont tondues à l’intérieur de la bergerie. © David Richard/Reporterre

Les clôtures permettent aussi de laisser les animaux seuls dehors. Mais sans berger pour les guider, leur pâturage perd en efficacité. « Il y a moins de précision dans l’entretien des milieux, explique encore Julien Buchert. Les éleveurs sont de plus en plus persuadés que leurs animaux vont mourir de faim s’ils les mettent sur les parcours. On tolère de moins en moins des variations d’état des animaux, en particulier en laitier. Chaque jour, l’animal doit manger sa ration parfaite, pour livrer la même quantité de lait. »

Mais l’élevage des ovins viande est aussi sur la même pente. « Certaines marques demandent d’avoir de l’agneau toute l’année, confie Bruno Bousquet, éleveur de brebis viande sur le causse. Cela oblige à garder des bêtes en intérieur de juillet à septembre. Moi, je ne le fais pas : l’été nous ne produisons rien chez nous, les brebis sont dehors et les pelouses bien nettoyées. Elles arrivent même à dépointer les jeunes pins. »

© David Richard/Reporterre

« Les activités humaines structurent le paysage », insiste Jocelyn Fonderflick. Cela fait des années qu’il s’attache à démontrer le lien, protocoles et articles scientifiques à l’appui, entre pastoralisme et biodiversité des milieux ouverts. « La fermeture actuelle du paysage représente une menace pour plusieurs espèces steppiques dont le statut de conservation est défavorable en Europe. Cette fermeture ne résulte pas d’une diminution de la population humaine et/ou du nombre de troupeaux […]. Elle résulte plutôt du passage d’un ancien pastoralisme extensif, où les moutons broutaient des prairies de type steppique […], vers un élevage plus intensif qui utilise du foin et des céréales cultivés sur les zones les plus productives des exploitations », indiquait ainsi un de ses articles en 2010.

Des travaux qui justifient les politiques du parc national qui, depuis de nombreuses années, tente de convaincre les éleveurs de revenir à des pratiques plus pastorales, afin de préserver les multiples espèces dépendantes de ce paysage et dont les oiseaux ne sont que la partie la plus visible. « Certains orthoptères endémiques ou des papillons dépendant de ces pelouses ont aussi fortement régressé », souligne le scientifique.

Le pâturage des chevaux de Przewalski crée une pelouse rase et discontinue favorable aux oiseaux de milieux ouverts. © David Richard/Reporterre

« Le pâturage des animaux sauvages a été remplacé par celui des animaux domestiques »

Mais si les activités humaines sont facteur de biodiversité, les oiseaux de milieux ouverts ont également d’autres alliés. Se promenant nonchalamment dans les valons pierreux du parc, une trentaine de chevaux de Przewalski façonnent eux aussi leur territoire depuis trente ans. Ils se reproduisent, se nourrissent et vivent comme bon leur semble au sein du parc de 400 hectares qui leur est dédié. « C’est l’un des plus beaux paysages du Causse », s’enthousiasme Jocelyn Fonderflick.

Les chercheurs ont donc voulu savoir comment les chevaux avaient influé sur les pelouses. Et, bonne nouvelle pour nos passereaux en voie de disparition, « on observe plus de richesse en matière de biodiversité dans les zones pâturées par les chevaux », indique Laurent Tatin, responsable scientifique de l’association Takh, qui préserve ces chevaux typiques des milieux steppiques, dont certains sont réintroduits en Mongolie, leur terre d’origine. « Ils ont un pâturage hétérogène et structurent la végétation avec des zones très rases, voire de terre nue, et des zones de refus où la végétation est plus haute. Cela met en avant l’importante de l’hétérogénéité des paysages. »

Ainsi, il se pourrait que les grands herbivores aient précédé les humains sur les grands causses. « Le pâturage des animaux sauvages a été remplacé par celui des animaux domestiques en plus grand nombre », suppose Jocelyn Fonderflick. Pas question pour autant, pour ces deux scientifiques, d’opposer ici le domestique et le sauvage. « C’est complémentaire, estime Laurent Tatin. On peut associer les différents types de pâturage et travailler à un équilibre. »

Notre reportage en images :


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