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Enquête de Caroline De Haas au Conservatoire de Paris : "Il n'y a pas de présomption d'innocence"
Hans Lucas via AFP

Enquête de Caroline De Haas au Conservatoire de Paris : "Il n'y a pas de présomption d'innocence"

Agression sexuelle

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Les méthodes employées par la société Egaé, fondée par la militante féministe Caroline De Haas, dans l'enquête interne portant sur des accusations d'agressions sexuelles visant le professeur de violoncelle Jérôme Pernoo suscitent le doute sur l'impartialité de ces investigations.

La décision est tombée ce vendredi 16 juillet. Visé par deux signalements d'agressions sexuelles, dont un concernant un élève mineur, et suspendu depuis le 16 mars, le professeur de violoncelle Jérôme Pernoo a été réintégré près de trois mois après la fin de l'enquête interne menée par le cabinet Egaé, fondé par la militante féministe Caroline de Haas. Ces investigations auront questionné jusqu'au bout le principe de présomption d'innocence. Jérôme Pernoo devra toutefois passer un entretien « en vue d'une sanction disciplinaire ».

Il aura fallu attendre le dernier jour pour que soit rendue la décision de sa réintégration, au bout des quatre mois maximum prévus par la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983. Une décision toutefois temporaire, puisqu’Émilie Delorme, directrice du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), a convoqué le professeur le 2 septembre prochain et envisage un « licenciement pour motifs disciplinaires sans préavis ni indemnités de licenciement ». Le principal intéressé aura tout de même la possibilité de présenter ses « observations sur cette éventuelle mesure ».

Deux signalements pour violences sexuelles

Rappel des faits : les 5 et 12 mars 2021, la directrice du CNSMDP, Émilie Delorme, s’entretient avec les personnes à l’origine de signalements par mail, via une boîte anonyme dédiée à cet effet, qui accusent le professeur « d’attouchements envers plusieurs jeunes garçons, mineurs » étalés sur « une dizaine d’années », selon nos confrères de Mediapart. La directrice envoie alors un courrier au procureur de la République, puis suspend le 16 mars, à titre conservatoire et pour toute la durée de l'enquête, Jérôme Pernoo, en poste depuis septembre 2007. De son côté, le parquet de Paris a ouvert le 20 avril une enquête préliminaire pour agression sexuelle sur mineur, confiée à la Brigade de protection des mineurs.

L’enquête interne est quant à elle confiée à Caroline De Haas, co-fondatrice du cabinet Egaé, dont elle détient 70 % des parts, et à Christophe Pillon, chef du service RH du CNSMDP. Cinquante et une personnes sont entendues dans le cadre de cette enquête, conduite entre le 19 mars et le 20 avril, et 45 rapports d'entretiens sont signés et envoyés. Le rapport d’enquête est remis à Émilie Delorme le 29 avril et elle rédige alors un rapport disciplinaire qu'elle envoie le 7 mai à la DGCA (Direction générale de la création artistique) pour saisir la Commission consultative paritaire des conservatoires.

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La demande de saisine consultée par Marianne laisse penser que l’enquête est orientée : ainsi, même les éléments du rapport plutôt favorables au professeur incriminé sont présentés comme posant problème : « [M. Pernoo] génère chez beaucoup d'élèves - actuels ou anciens - une admiration très importante, voire une forme de fascination. Cette fascination peut prendre une forme d'aveuglement (…) Cela semble témoigner d'une forme d'ascendant de Jérôme Pernoo sur les personnes qui l'entourent. » Si cette façon de présenter les choses peut sembler biaisée, Vincent Derer, avocat spécialisé en droit de la fonction publique, nuance toutefois : « Dans un rapport de saisine, il faut justifier de la convocation d'une commission disciplinaire, on s'attend donc à ce que soient surtout pointés les griefs. À charge ensuite, pour l'agent, d'apporter la contradiction dans le cadre de la réunion de la Commission. »

De sorte que la charge de la preuve semble parfois s’inverser : le 22 juin dernier, l'une des membres de la commission disciplinaire avait déclaré au professeur de violoncelle mis en cause, un sanglot dans la voix : « Pour ce qui me concerne, moi, à ce stade, vous ne m'avez pas encore convaincu de votre innocence. » Les avocats du professeur avaient pourtant mis en garde dans leurs plaidoiries contre le risque d’une « présomption de culpabilité ».

« Des entretiens extrêmement dirigés »

Quant à l'accusé, la méthode d’interrogatoire retenue pour avoir sa version des faits peut laisser sceptique : plutôt que de devoir répondre à des questions précises, il lui avait été demandé de raconter « ce qu'il avait compris du dossier ». Or, à en croire ses conseils, ce dernier ne semble pas très épais. « Ni le rapport disciplinaire saisissant la Commission ni le rapport d'enquête préparé par le groupe Egaé [n'énonçaient] avec précision les faits pour lesquels Monsieur Pernoo [était] poursuivi disciplinairement, portant ainsi une atteinte irrémédiable aux droits de sa défense », observaient-ils.

Les élèves et les professeurs interrogés dans le cadre de l'enquête ont exprimé très tôt leur malaise sur cette enquête. La totalité des élèves de Jérôme Pernoo a sollicité une première réunion par Zoom le vendredi 9 avril 2021 à 11 heures, puis une autre le 15 juin 2021, par Zoom également, se plaignant notamment des nombreuses réponses omises dans les comptes rendus. Joints par téléphone, plusieurs témoins entendus dans l'affaire confirment ces différences de version. Un élève explique : « Je me suis aperçu que mes propos avaient été modifiés de manière assez considérable. J’ai dû vérifier la définition de certains mots dans le dictionnaire car je ne les avais jamais utilisés. Chaque fois, ces mots avaient un double sens. Dans certains cas, on me faisait même dire l’exact opposé de ce que j'avais dit. Par exemple, “ça ne m'a jamais mis mal à l'aise” est devenu “ça m'a mis mal à l'aise”. Ils ont fait ça plusieurs fois. »

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Marie-Thérèse Grisenti, violoncelliste, interprète et enseignante, interrogée dans le cadre de l'enquête comme intervenante au CNSMDP, déplore auprès de Marianne : « On avait éludé beaucoup de choses. Il y avait un soin à retenir ce qui pouvait être à charge. » Un autre élève contacté par Marianne confirme : « Mon rapport ne reflétait pas ce que je voulais dire. Souvent, on enlevait les questions qui m'ont été posées et ça changeait le sens des réponses. Vu le sujet de l'enquête, ça donnait tout de suite une image très négative du professeur. » Un autre élève, lui aussi joint par téléphone, dénonce « des entretiens extrêmement dirigés ».

Contactée par Marianne, Caroline De Haas précise : « Il n’y a pas d’omissions possibles dans les comptes-rendus signés par les personnes pour la simple raison que ces comptes-rendus sont relus, modifiés et signés par leurs soins. Le document se termine par une attestation sur l’honneur certifiant que les déclarations contenues dans le document sont conformes aux déclarations faites lors de l’entretien. » Selon les comptes-rendus d'entretien définitifs que Marianne a pu consulter, les modifications ont bien été prises en compte. Mais les questions posées lors des entretiens n'apparaissant pas, et beaucoup de dénégations ne sont pas mentionnées, ce qui laisse à penser que les éléments à charge du dossier ne feraient l’objet d’aucune contestation.

Marianne, qui s'est procuré plusieurs enregistrements audio, a pu comparer la façon dont les comptes-rendus diffèrent des entretiens et comment cela modifie la perception que l'on peut avoir des agissements du professeur. Lorsqu'un élève déclare que « Jérôme est à la fois comme un père et comme un ami », la mention « comme un ami » disparaît du rapport. Lorsqu'un autre élève confirme qu'il allait parfois « dîner chez lui avec les autres », la précision « avec les autres » est omise. Une autre personne interrogée explique : « On se faisait la bise avant le Covid, par politesse, et ça ne me gênait pas du tout. » Dans le rapport, la précision finale a disparu.

« Ni un portrait moral, ni un portrait humain »

Dès lors, la confiance est rompue. Marie-Thérèse Grisenti confie : « Je me sens bafouée dans la parole qu'on m'a prêtée et si on me redemandait de témoigner, je refuserais sur-le-champ. Ce qui m'étonne beaucoup, c'est surtout le ton sur lequel la chose a été faite. Il était présupposé que le collègue était coupable. » Une autre enseignante du conservatoire ajoute : « J'ai été effarée de voir comment ça s'est passé. C'est le contraire d'une enquête. Il n'y a pas de présomption d'innocence. Dans le droit français, le but c'est de prouver la culpabilité de quelqu'un. Alors que là c'est Jérôme Pernoo qui doit prouver son innocence. »

Un élève l'assure : « Si on me proposait à nouveau de faire un entretien, je l'enregistrerais ou je refuserais de le faire. » Un autre déclare : « Vu qu'il y a plein de subtilités comme ça dans tous les comptes-rendus, il y aura sûrement plein d'erreurs. Si je n'avais pas fait relire le document par mes parents, je serais passé à côté de plein de détails, je ne suis pas sûr que tous les élèves aient eu ce réflexe. » Un autre élève interrogé confie même avoir refusé de renvoyer le rapport signé : « Je n'ai pas signé parce que je n'étais pas d'accord avec la façon de procéder. Si je signais, j'acceptais ça et c'était pas possible pour moi », nous explique-t-il.

Au total, six rapports sur les 51 ne seront pas renvoyés et signés, mais pour des raisons parfois très différentes, un élève admettant l'avoir expédié à la mauvaise adresse et un professeur nous confiant : « Je ne l'ai pas renvoyé parce que je considérais que ça n'avait pas d'intérêt, que je n'avais rien d'important à dire. »

Caroline De Haas insiste lors d'une des réunions sur le fait qu' « il ne s’agit absolument pas de dresser ni un portrait moral, ni un portrait de pédagogue, ni un portrait humain » du professeur. Mais les omissions de certaines réponses contribuent pourtant à dessiner un portrait à charge du professeur. C'est le cas de plusieurs déclarations niant que ledit professeur ait pu avoir un contact physique avec des élèves, fasse des allusions sexuelles en cours, participe aux soirées étudiantes, ait dormi chez un élève ou soit « tactile » en dehors des cours. Là encore, les témoins auront eu la possibilité de s'en rendre compte et de l'ajouter. Mais ces oublis ciblés posent question.

Fuites dans la presse

Enfin, plusieurs témoins interrogés regrettent le manque de discrétion de l'enquête. Une enseignante du conservatoire s'étonne des nombreuses fuites dans la presse : « On nous a beaucoup parlé de confidentialité, une semaine après, des élèves ont été appelés par Mediapart qui savait plein de choses sur l'enquête. Comme s'il n'y avait pas assez de gens au courant avec l'article, la directrice a envoyé un mail dans la foulée à tout le conservatoire. »

Dans cet article du 8 juin intitulé « Conservatoires : le #MeToo de la musique classique » (sans point d'interrogation), le nom du professeur de violoncelle est dévoilé. Le flou est entretenu puisque l'article ne distingue pas nettement les signalements, au nombre de deux, des personnes convoquées par Egaé (51) : « Une cinquantaine de témoignages ont été recueillis, qui ne se limitent pas à ce seul professeur et qui remettent en cause certaines pratiques auxquelles recourt parfois la formation des musiciens classiques. »

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Un autre professeur tient à rappeler que ce type d'enquête est un « processus qui a lieu en interne et qui vise à protéger, à faire en sorte que ce ne soit pas médiatisé. Pour certaines victimes, il est difficile de parler et cela peut favoriser la libération de la parole dans un cadre favorable ». Mais pour Marie-Thérèse Grisenti, cela ne devrait empêcher ni la contradiction ni la discrétion : « Il se trouve que je suis confrontée à ce même type de situation avec un collègue direct qui fait l'objet d'une plainte. Ça a été traité très différemment. Le collègue, suspendu par l'employeur a fait appel à un avocat, il a été réintégré le temps de l'enquête, tout s'est fait de manière très discrète. L'employeur a fait appel. Dans un cas, une personne bénéficie de ses droits, dans un autre, un nom est donné en pâture à la presse. »

La décision finale suffira-t-elle à faire oublier ces quatre mois ? Joint par téléphone, Jérôme Pernoo estime « indispensable que des moyens soient mis en place pour lutter efficacement contre les violences, mais ceux mis en place par Egaé nuisent à la parole des vraies victimes. J’attaquerai le Conservatoire en cas de sanction en septembre, n’étant coupable de rien. Néanmoins, le mal est fait. La fuite a été bien organisée et, déjà, j’ai subi une multitude d’annulations de concerts et de collaborations ». Pour Caroline De Haas, au contraire, l'ensemble des témoignages recueillis « ne saurait s’apparenter à un rapport "à charge" ».

Émilie Delorme soutient quant à elle que « l’enquête a été menée de manière contradictoire, diligente, rigoureuse et impartiale ». Interrogée par Marianne, le ministère de la Culture tempère : « Il ne nous appartient évidemment pas de nous prononcer sur tel ou tel cabinet. Le fait que des établissements fassent appel à eux, c'est peut-être quand même le signe qu'ils trouvent de la qualité dans les formations dispensées. » « Peut-être » ?

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne