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Einsteinville, le projet en 1933 d’une ville nouvelle pour les réfugiés juifs au cœur du Lot


Près de Livernon,elle devait compter 30 000 habitants ayant fui l’Allemagne nazie.

C’est un courrier tout ce qu’il y a de plus officiel adressé au ministre de l’Intérieur, daté d’octobre 1933. Il dort désormais dans les cartons des Archives départementales… Les services de la préfecture du Lot y détaillent ce qui apparaît, près de 90 ans plus tard, comme un projet sinon surréaliste au sens propre, en tout cas hors norme, incroyable… En substance, les représentants de l’Etat dans le département évoquent la venue en août de cette même année 1933 d’un architecte de Vincennes « accompagné de plusieurs personnes » sur le secteur des communes de Livernon et de Corn (plus précisément encore « la section de Bélinac »). Ils y ont étudié la possibilité d’y bâtir une ville nouvelle nommée Einsteinville (*) pouvant compter jusqu’à 30 000 habitants, « des Juifs allemands expulsés de leur pays d’origine ». Des contacts furent ensuite pris avec un marchand de biens (on ne disait pas encore « promoteur ») de la région de Figeac afin de proposer des options d’achat aux propriétaires des terrains concernés (des dizaines d’hectares alors en friches « pour la plupart », selon les fonctionnaires).

Un ascenseur géant

Les « investigations » (le mot est employé dans le courrier) ont permis de s’assurer que la ville « serait construite selon les derniers perfectionnements de l’urbanisme ». Dans le détail, encore, le château de Roquefort serait transformé en hôtel et un ascenseur permettrait de gravir la colline et de gagner le plateau où seraient édifiés habitations, mairie, écoles, salles de spectacles, lieux de culte… Deux cimetières seraient aussi prévus. Sur le plan économique, l’activité serait dédiée à la fabrication de jouets dits de Nuremberg, capitale allemande du jouet en bois depuis le XVIème siècle. Sinistre clin d’œil : on sait que la ville fut choisie par Hitler dès 1926 pour accueillir les réunions annuelles du parti nazi, et que c’est là que seront annoncées les lois antisémites du régime… Accessoirement, on cultivera aussi les terres. Pourtant réputées bien arides. Ce n’est pas un scoop : le projet Einsteinville n’aboutira jamais. En dépit cependant de soutiens de poids, comme celui d’Anatole de Monzie, maire de Cahors et ministre de l’Éducation de 1932 à 1934 et qui revient à la charge en 1935 se disant persuadé que des organisations juives basées en Amérique peuvent soutenir l’initiative. Laquelle ne concerne plus à cette date que 400 familles (ce qui n’est pas rien mais bien en deçà des premiers objectifs). Peine perdue cependant. Livernon et Corn ne se mueront pas en ville nouvelle.

Des précédents plus modestes en Corrèze…

Reste à comprendre les origines de cette entreprise utopique qui se révéla toutefois suffisamment crédible pour mobiliser les énergies dans le Lot et à Paris. La première est évidemment l’arrivée du parti nazi au pouvoir en Allemagne. Selon le Mémorial américain de la Shoah, « en janvier 1933, il y avait environ 523 000 Juifs en Allemagne, ce qui représentait moins d’1% de la population totale du pays ». Ils vivaient essentiellement dans les villes et pour un tiers, à Berlin même. Aussitôt Hitler nommé chancelier, une vague d’émigration concerne 37 à 38 000 personnes qui gagnent les pays voisins (France, Belgique, Pays-Bas, Danemark, Tchécoslovaquie et Suisse)… Le rythme diminue quelque peu en 1934 et 1935 et reprend ensuite. En septembre 1939, au moment de la déclaration de guerre, 30 000 Juifs ont quitté l’Allemagne pour la France, toujours selon le Mémorial. C’est à la fois peu et beaucoup. Assurément trop pour l’extrême-droite antisémite (qui sait aussi que d’autres familles ont fui, durant cette période, ce que l’on appellera plus tard l’Europe de l’est), et une part de la classe politique qui craint que ces réfugiés soient majoritairement acquis aux thèses communistes. Pour autant, dans un premier temps tout au moins, les pouvoirs publics français se montrent conciliants. C’est ainsi que si une majorité de réfugiés s’installe dans la capitale, l’Etat reconnaît dès l’été 1933 le « Comité national de secours aux victimes de l’antisémitisme en Allemagne ». Cette organisation choisit rapidement de proposer aux réfugiés intéressés d’appréhender les techniques agricoles avant de gagner la Palestine (alors sous mandat britannique). Sont ainsi créés ce que certains historiens appelleront tout simplement des kibboutz. L’un d’eux s’établit de 1933 à 1935 en Corrèze, « sur un domaine de 75 hectares situé à Jugeals-Nazareth, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Brive ». Son histoire a fait l’objet d’une étude détaillée de l’historienne Anne Grynberg. Les autorités locales surveilleront cette expérience de près. D’autant que le site est proche d’un tunnel ferroviaire de la ligne Paris-Toulouse.

… et même près de Cahors

L’expérience se solde in fine par un échec mais elle connaît des prolongements… dans le Lot. Une partie des jeunes gens envisagent en effet de gagner Sarrazac. Là, un dirigeant du Comité a déjà entamé des démarches pour louer 70 hectares. Le propriétaire a prévenu le sous-préfet de Gourdon et lui a demandé l’autorisation de conclure un bail à « une colonie juive dont le siège est à Paris… ». Prévenu, dès le 29 mars 1935, le sous-préfet de Brive avait alerté sa hiérarchie disant être avisé que « les dirigeants de Jugeals-Nazareth se proposent d’installer la colonie judéo-allemande à Sarrazac » et avait suggéré de les en empêcher, considérant ces individus « suspects du point de vue national ». De fait, le projet est refusé, car le site est au « centre d’un triangle de voies ferroviaires au sommet duquel se trouve la gare de Brive », zone stratégique sur le plan militaire. Le terme « indésirables » est employé dans le courrier préfectoral… Il y avait eu un précédent. « À la fin de l’été 1933, le Comité national a loué un petit terrain pour trois ans au lieu-dit Roquebillière, à quatre kilomètres de Cahors, avec l’objectif d’y installer 13 jeunes gens ; devant les difficultés à cultiver ces terres du Causse et les privations dues à la modestie de l’indemnité versée – 45,50 francs par jour pour 13 – [par le Comité national, NDLR], l’entreprise s’est soldée par un échec au bout de quelques mois » indique Anne Grynberg.

Une volonté gouvernementale

Cependant, on ne peut que constater qu’entre ces expériences et le projet d’Einsteinville, il y a un monde. C’est qu’entre-temps, à Paris, les pouvoirs publics ont changé leur fusil d’épaule. Et c’est encore l’historienne Anne Grynberg qui le note : « L’idée directrice du gouvernement étant (alors) de mettre en place une commission au ministère de l’Intérieur chargée d’« étudier sur place un certain nombre de projets de cette nature pour grouper tous les Juifs allemands en trois ou quatre centres, isolés les uns des autres, dans les régions pauvres et éloignées de toute ville importante ». Il n’en fut donc rien. Et l’on est tenté de conclure, près de 90 ans plus tard, que c’est sans doute le mieux qui pouvait arriver. En tout cas le moins pire. Quand bien même le chantier n’aurait pas été achevé en 1940, les habitants d’Einsteinville déjà sur place se seraient tout simplement retrouvés dans un piège une fois le régime de Vichy installé. Et a fortiori quand la zone « sud » aurait été occupée fin 1942. Le bilan chiffré de la mise en œuvre de la Shoah en France avec la complicité des collabos est déjà si lourd. Il l’aurait été sans doute davantage encore.

Philippe Mellet

(*) Référence évidemment au scientifique lauréat du prix Nobel en 1921 qui apprenant justement en 1933 que sa maison a été pillée par les Nazis, décide alors de s’installer aux Etats-Unis.

Sources :

• Archives départementales du Lot.

• Article d’AndréSalvage dans le Bulletin de la Société des études du Lot en 2005.

• « Les Cahiers du judaïsme », n° 30, article « Un kibboutz en Corrèze, 1933-1935 » par Anne Grynberg, professeur des Universités en histoire contemporaine (INALCO / université Paris I – Sorbonne), janvier 2011.

Remerciements à Jean-Michel Rivière pour la carte postale d’illustration

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