C’est avec l’image d’un beau policier anglais en tête que, dans les années 1940, Le Corbusier a développé son système de mesure, le Modulor. Le monde de l’après-guerre a été entièrement forgé sur ce système : de la hauteur d’une poignée de porte aux dimensions d’une cage d’escalier, tout a été pensé pour un homme idéal de 1,83 m. Le Modulor a même influencé la taille des pâtés de maisons, déterminée en fonction du modèle de la voiture que notre héros imaginaire conduit pour se rendre au travail. Le Corbusier, né en Suisse et vivant à Paris [1887-1965], prévoyait à l’origine de se baser sur la taille moyenne des Français, à savoir 1,75 m. Mais il a ensuite ajouté quelques centimètres, en expliquant que “dans les romans policiers anglais, un bel homme, un commissaire par exemple, fait toujours 1,83 m !”

Ce système a sans doute permis de façonner un monde dynamique, parfait pour cet homme fringant que Le Corbusier représente avec des mollets saillants, la taille étroite, de larges épaules, et une énorme main en forme de pince de crabe levée bien haut. Cette vision très moderne du monde ne prenait toutefois en compte ni les femmes, ni les enfants, ni les personnes âgées ou en situation de handicap. Elle excluait en somme tous ceux qui ne correspondaient pas à l’idéal majestueux fixé par l’architecte.

Dans les années 1980, certaines en ont eu assez. Pendant des décennies, les femmes ont dû s’adapter à ces parcours d’obstacles que sont les villes créées par des hommes : elles ont bataillé avec des poussettes et des cabas à roulettes, elles ont affronté des impasses, des passages souterrains obscurs, et des stations de métro labyrinthiques. Il était grand temps de changer de paradigme.

“De par leur expérience, les femmes perçoivent leur environnement autrement que les hommes qui l’ont forgé”, écrit en 1981, dans son tout premier manifeste, la Matrix Feminist Design Co-operative, un collectif de femmes architectes : “Constatant qu’il n’existe pas encore de tradition architecturale féminine, nous souhaitons explorer les possibilités liées aux récents changements dans la vie des femmes, et à leurs nouvelles perspectives d’avenir.”

Quarante ans après la fondation du groupe et vingt-sept ans après sa séparation, les derniers membres de Matrix ont investi une partie du Barbican, à Londres. Leur travail fait partie de la nouvelle programmation du Level G, un espace d’expérimentation situé dans le hall d’entrée du centre culturel londonien, destiné à tous ceux qui passent dans les parages. Après les récentes veillées organisées en mémoire de Sarah Everard, dont le meurtre [survenu en mars 2021, alors qu’elle rentrait chez elle, à pied, de nuit, dans la banlieue de la capitale britannique] a déclenché une prise de conscience en Angleterre, et dans le sillage des manifestations Black Lives Matter en faveur d’une plus grande justice sociale et spatiale, cette exposition engagée ne pouvait pas mieux tomber.

Intitulée “How we live now” [“Comment nous vivons aujourd’hui”], l’exposition commence par un documentaire du Centre du cinéma et de l’audiovisuel de Birmingham, diffusé sur la chaîne britannique Channel 4 en 1988. Des femmes racontent leur expérience quotidienne du Paradise Circus, une partie du centre