Henri Cartier-Bresson, l’homme de l’instant décisif et de la géométrie de l’image, a révolutionné la photographie. Retour sur celui qui a inspiré une génération de photographes, à travers l’œuvre du photographe Gueorgui Pinkhassov, et avec l’éclairage de Benoit Baume, fondateur du magazine Fisheye.
- Gueorgui Pinkhassov Photographe, membre l'agence Magnum
- Benoit Baume Fondateur et directeur de la rédaction de Fisheye Magazine, de fisheye360, des galeries Fisheye à Paris et à Arles et du VR Arles festival
Nous sommes au printemps 1945, à Dessau, dans une caserne de l’est de l’Allemagne qui fait maintenant office de camp de transit pour anciens déportés et prisonniers de guerre. Henri Cartier-Bresson y tourne un film produit par le service d’information américain pour documenter la libération et le retour des prisonniers dans leur pays. Le caméraman tourne, Henri Cartier-Bresson a, comme toujours, son Leica à la main. Il observe.
Un homme assis à une table reçoit les ex-prisonniers. Une femme est devant lui. Une autre, à la robe sombre, s’approche, s’adresse à l’autre et l’accuse en criant. Elle lève la main, Henri Cartier-Besson appuie sur le déclencheur, capte l'instant.
Sur la photo, la femme à gauche baisse la tête, contrite, les bras le long du corps. Au centre, celle à robe foncée porte sur tout son corps l’expression d’une douloureuse et rageuse intensité émotionnelle. Son bras est levé, son visage - comme déformé par la haine - transpire la fureur. Elle vient de reconnaître l’informatrice qui l’a dénoncée à la Gestapo. C’est la fraction de seconde où de victime elle va se faire vengeresse, et gifler l’informatrice.
La séquence de la gifle dans le film dure trente secondes mais elle est beaucoup moins forte que la photo elle-même. Elle ne capte pas cette seconde décisive, le moment même de l’identification qui fait naître le dégoût et la fureur. Cette seconde, ce 1/60e de seconde, c’est l’heure de vérité. Cette photo est devenue une icône de la libération. Le symbole de la fin de la terreur nazie.
Qu'est-ce que « l'instant décisif » ?
C’est presque un hasard si la notion d’instant décisif a eu un tel retentissement. C’est d’abord une simple citation qui figure au-dessus du texte d’introduction du premier grand livre d'Henri Cartier-Bresson, Image à la sauvette, une citation du Cardinal de Retz : « Il n’y a rien en ce monde qui n’ait un moment décisif ». La version américaine du livre y puisera son titre : The Decisive Moment. L’instant décisif va alors s’imposer, et devenir la notion qui unira Cartier-Bresson à la photographie.
Membre de l’agence Magnum depuis 1988, le photographe russe Gueorgui Pinkhassov précise l’idée d’instant décisif : « il faut de la spontanéité, être au cœur de l'action et synchrone avec les événements » dit-il. Henri Cartier-Bresson parlait de « trouver le rythme ».
Selon Gueorgui Pinkhassov, l’instant décisif se trouve après, au moment de la sélection : « on prend beaucoup de photos et ensuite, parmi cette multitude d'instants décisifs, il y a le choix d'une photo qui le représente le mieux. »
Chez Magnum, j'ai pu voir les planches contacts d’Henri Cartier-Bresson, et c'est complètement fascinant puisqu'on peut suivre, pas à pas, son travail, son cheminement. Effectivement, chaque cliché n'est pas un cliché de génie. Mais ce qui fascine, ce qui absorbe, c'est ce travail, ce chemin : on se sent avec lui, au cœur de l'événement, en chasse après cet instant décisif. Gueorgui Pinkhassov
Henri Cartier-Bresson fut l’un des rares photographe occidental à se rendre en Union soviétique en dehors des cérémonies officielles. En 1954, un an après la mort de Staline, il y photographia la vie quotidienne.
Je suis né en 1953, et nous avions, nous-mêmes en Russie, très peu d'information. Ce dont nous disposions, c'étaient des photos de propagande surtout. Quand j'ai eu la possibilité de voir les photos de Cartier-Bresson à Moscou, ce fut une révélation, un choc pour moi. Finalement, j'ai pu voir les lieux où j'ai vu le jour et confirmer les images que j'avais en mémoire mais dont je doutais. Gueorgui Pinkhassov
Né à Moscou en 1953, Gueorgui Pinkhassov a étudié le cinéma au VGIK, le célèbre institut cinématographique de Moscou. Il a ensuite travaillé avec le cinéaste Andreï Tarkovski qui lui a fait découvrir les photographies d’Henri Cartier-Bresson.
Comme Cartier-Bresson, je pense qu’au moment où tu prends une photo, tu ne dois pas réfléchir, tu ne dois rien désirer. Si quelque chose d’inattendu se produit, alors que tu veux quelque chose d’autre, alors il faut réagir à cet imprévu. Bien sûr, tu peux dire « non, je ne voulais pas de ça ». Mais il vaut mieux dire « pourquoi pas », et le prendre en photo. C’est très important pour progresser, évoluer dans notre travail. Gueorgui Pinkhassov
En 1988, Gueorgui Pinkhassov est le premier photographe russe à intégrer l’agence Magnum, dont Henri Cartier-Bresson est un des co-fondateurs.
La recherche de style peut résider dans la sélection de la bonne image. Au moment où vous choisissez cette image, c'est là où vous trouvez votre style et cette pensée vous libère. Parce que l'homme fait des erreurs et s'il pense au style lorsqu'il prend la photo, il se limite. Le style, c'est un préjugé. Gueorgui Pinkhassov
Ce qui est important, c'est l'atmosphère, l'esprit de l'image plus que le style. La photo doit respirer votre être. Gueorgui Pinkhassov
L’instant décisif à l’heure d'Instagram
Benoit Baume est fondateur et directeur de la rédaction du magazine Fisheye. Il connaît sur le bout des doigts le monde de la photographie et suit les nouvelles générations de photographes, les évolutions du monde de la photographie sous toutes ses formes et moyens d’expression.
Je pense qu'une bonne photo reste une bonne photo, qu'elle soit sur Instagram, dans un magazine ou dans un livre. (…) Mais effectivement, aujourd'hui, il se passe quelque chose. C'est le moment où on prend la photo et le moment où on la diffuse. Le temps s'est raccourci et les intermédiaires se sont réduits. Souvent, le photographe publie lui-même son travail. Et du coup, ça amène une nouvelle responsabilité au photographe : la responsabilité de ses images et de la manière dont il va les montrer. Benoit Baume
L'arrivée d’Internet est un tournant majeur dans l’histoire de la photographie. Cette plateforme géante est bien plus directe que toutes les agences photos qui géraient le marché et les commandes pour les photographes à la fin du XXe siècle. L’enjeu pour le photographe d’aujourd’hui est d’être « décisif », dans la lignée d’Henri Cartier-Bresson.
Sur Instagram, on retrouve des photographes et des gens qui ne le sont pas du tout. Ces derniers utilisent ce médium comme un endroit de publication d'images. Pour moi, ce qui fait la différence, c'est le point de vue. Finalement, il y a des millions de photos qui sont juste une espèce de captation du réel, comme le ferait une machine. Un photographe, lui, va arriver à faire ce petit pas de côté et va nous apporter une vision. Benoit Baume
Je crois qu'être photographe, c'est avant tout un état d'esprit. C'est une manière d'être au monde, de savoir le capter et avoir un regard sur lui. Ce qui m'a fasciné chez les photographes, c'est leur capacité à comprendre les situations. Benoit Baume
Photographies de Gueorgui Pinkhassov
Pour aller plus loin
- Le compte instagram de Gueorgui Pinkhassov
- Photos et présentation de Gueorgui Pinkhassov sur le site de Magnum Photos (en anglais)
- Le site du magazine Fisheye fondé par Benoit Baume
- Le compte instagram du magazine Fisheye
- La Fisheye Gallery (Arles et Paris) ouverte en 2016 et fondée par Benoit Baume
- Exposition Henri Cartier-Bresson. Revoir Paris à découvrir jusqu'au 31 octobre 2021 au Musée Carnavalet à Paris
- Exposition Henri Cartier-Bresson. Le Grand Jeu à voir à la BNF jusqu'au 22 août 2021
Archives et références musicales
- Souliko interprété par des chanteuses berbères et composé par Jean-Pierre Drouet, extrait de la bande originale du film Mazeppa de Bartabas
- Archive d'Henri Cartier-Bresson à propos de l'instant décisif dans Culture Matin, France Culture le 17 avril 1995
- Archive d'Henri Cartier-Bresson sur la photographie, France Culture le 12 décembre 1966
- Archive d'un entretien d'Andrei Tarkosvki dans l'Atelier de création radiophonique, France Culture 10 décembre 2006, sur la musique de son film Solaris, suivi d'extraits de ses films L'Enfance d'Ivan et Le Miroir
- Leto (Summer) par Zveri, extrait de la bande originale du film Leto de Kirill Serebrennikov
- Click, click, click par Bishop Allen
Cinq photos révélatrices est une série proposée par Marielle Eudes, directrice de la Photographie de l'Agence France-Presse, ex-directrice de la rédaction, spécialiste de la Russie. En 1995, elle reçoit, avec le bureau de l’AFP-Moscou, le prix Albert Londres pour la couverture de la guerre en Tchétchénie.
Merci à Alissa Kats qui a traduit du russe les propos de Gueorgui Pinkhassov, Anne Delaveau pour les archives INA, Karine Huyghes et la documentation d'actualité de Radio France.
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