Sur sa terrasse avec vue sur le Bosphore, Gaye Su Akyol traduit les paroles de sa chanson Narguilé. Elles lui ont valu d'être convoquée par la police. Star en son pays, elle revisite avec son rock psychédélique des mélodies turques traditionnelles, dépasse les frontières.
D'une voix capiteuse au parfum d'Orient, elle chante la poésie et la rébellion, campée bien droite dans ses cuissardes en vinyle rose malabar ou vert pomme, devant un public de modeuses en short, de filles en hijab, de pères, de frères.
Gaye met presque tout le monde d'accord. "Les flics avaient reçu des plaintes. C'est comme ça qu'ils travaillent : ils scrutent les réseaux sociaux et vous tombent dessus : insulte au président." En Turquie, ce délit est passible de prison. Parfois la Björk turque imagine les pires scénarios. Depuis le coup d'État manqué en 2016, plus de quatre-vingt mille personnes ont été arrêtées, plus de cent médias interdits, des centaines de professeurs limogés, et des milliers d'associations de défense des droits humains fermées.
"Ce monde sans fantaisie, c'est chiant à mourir"
Nous discutons, entre rires et sarcasmes. Se marrer est mal vu. En 2014, le vice-premier ministre avait prévenu : "Une femme doit conserver une droiture morale, elle ne doit pas rire fort en public." Gaye évoque la criminalisation des personnes LGBT, l'infiltration d'espions dans les manifs féministes, les usines à trolls, comme en Russie ou en Chine, qui vomissent des injures sur les comptes "déviants.
Soudain, Gaye et Gökçe, la journaliste qui traduit les interviews, placent leur téléphone sous leurs cuisses. Ce geste, ou la voix qui d'un coup baisse de deux tons, est un réflexe à Istanbul, où vous êtes en permanence surveillé·es. "C'est dur d'être une femme en Turquie, c'est dur d'être qui que ce soit en Turquie", déplore l'artiste. "Et ce monde sans gay, sans trans, sans fantaisie, sans autre chose, c'est chiant à mourir." La musique la sauve. Elle et ses fans.
C'est dur d'être une femme en Turquie, c'est dur d'être qui que ce soit en Turquie.
Le retrait de la Convention d'Istanbul publié par décret dans la nuit du 20 mars a mis les femmes turques à genoux. Ce traité international signé en 2011 contraint les États signataires à se doter d'une législation pénalisant les violences sexuelles et sexistes faites aux femmes et aux filles de moins de 18 ans. Recep Tayyip Erdogan a justifié le retrait de la Convention : "à l'origine destinée à promouvoir les droits des femmes", mais "noyautée par un groupe de gens qui essaient de normaliser l'homosexualité, ce qui est incompatible avec les valeurs sociales et familiales de la Turquie".
Même les femmes conservatrices, dont le vote a contribué à le porter au pouvoir contre la promesse de légalisation du hijab dans les administrations et à l'université, ne le soutiennent pas. Pour Eva Bernard, doctorante à Sciences Po Aix, spécialiste des droits des femmes en Turquie, "le gouvernement cherche avant tout à renforcer sa base électorale, conservatrice et attachée au modèle patriarcal. Et nourrit la fibre nationaliste : la famille turque est mise en péril par les ingérences étrangères."