« Toutes les femmes ont été ou seront au moins une fois dans leurs vies blessées dans leur intégrité corporelle »

Avec Un Corps à soi (Le Seuil, septembre 2021), Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe et professeure à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, signe un essai stimulant sur l’émancipation corporelle. Mêlant expériences personnelles et lectures politiques et économiques, elle décline la question du corps des femmes dans la rue, au travail, dans les médias et en matière de sexualité, dressant le panorama de toutes les situations dans lesquelles le corps des femmes continue de subir les injonctions patriarcales. Et l’autrice de ranimer ce slogan des années 1960 toujours aussi actuel : « le privé est politique ».

« Toutes les femmes ont été ou seront au moins une fois dans leurs vies blessées dans leur intégrité corporelle »
Camille Froideveaux-Metterie © Emmanuelle Marchadour

La boucle est bouclée. Près d’un siècle après Virginia Woolf qui exigeait une chambre à elle pour travailler, Camille Froidevaux-Metterie souhaite que chaque femme gagne la maîtrise de son corps pour vivre à égalité avec les hommes. Le chemin inverse aurait été logique, mais, en dépit de l’indépendance économique et politique conquise par nombre de femmes, ces dernières subissent encore toutes des pressions, des injonctions, des entraves à l’autonomie corporelle dont jouissent les hommes…

 

 

« Les hommes sont-ils eux aussi leur corps ? Non, car ils ne connaissent ni les angoisses ni les souffrances résultant des menaces et des atteintes intrinsèquement associées au corps féminin »

Le problème demeure tristement commun (à des degrés divers, évidemment, quelques jours après la prise de Kaboul par les Talibans, on doit rappeler qu’il y a une gradation dans les horreurs subies par les femmes du monde entier) à toutes les femmes en tant que femmes : « toutes les femmes, j’y insiste, toutes les femmes, ont été ou seront au moins une fois dans leurs vies blessées dans leur dignité et leur intégrité corporelles, que ça soit verbalement ou physiquement. Pour le dire plus clairement encore, toutes les femmes ont été ou seront agressées, une grande majorité le seront maintes fois et une partie non négligeable d’entre elles en resteront traumatisées, quand ce n’est pas détruites. Alors, les hommes sont-ils eux aussi leur corps ? Non, car ils ne connaissent ni les angoisses ni les souffrances résultant des menaces et des atteintes intrinsèquement associées au corps féminin ». Et le livre de questionner pourquoi une telle persistance d’inégalités sur ce sujet quand d’autres se résorbent, où sont-elles situées dans la vie des femmes et comment tenter d’en sortir.  

La première partie du livre revient sur cette étrangeté chronologique. L’autrice parle « d’histoire à éclipses » pour évoquer les luttes féministes et les combats d’ordre privé. Elle retrace alors les différents courants théoriques qui ont animé les féministes, avides de dépasser leurs conditions de seules amantes et mères – de ne plus être que des corps, en somme- pour devenir des égales en droits des hommes. Pour les extraire du foyer et les inscrire dans la cité.

Camille Froidevaux-Metterie théorise un féminisme incluant toutes les dimensions de l’intersectionnalité de façon non « totalisante » mais « pragmatique »

Camille Froidevaux-Metterie rappelle ici que si Simone de Beauvoir a connu un succès ininterrompu dans le monde anglo-saxon, elle fut bizarrement éclipsée en France pendant deux décennies après la parution du Deuxième sexe (1949). Le livre fut pourtant très bien accueilli par la presse et surtout le public, la philosophe ayant reçu des milliers de courriers de femmes la remerciant pour ce qu’elle disait du corps. Mais « l’impossible sexuation du corps des philosophes » explique sans doute le silence qui s’en suivit. Après avoir rendu hommage au rôle pionnier de Beauvoir, l’autrice de faire découvrir la figure moins célèbre en France de Marion Iris Young. Cette politiste et phénoménologue, née en 1949, développe les thèses de son aînée en les dotant d’une dimension intersectionnelle. 

Reprenant les critiques que les « femmes de couleur », lesbiennes et autres femmes invisibilisées émettaient à l’encontre d’un féminisme de femme hétéro blanche dominante, Camille Froidevaux-Metterie s’en sert pour théoriser un féminisme incluant toutes ces dimensions de façon non « totalisante » mais « pragmatique ». Alors, selon elle, le féminisme intersectionnel devient un humanisme.

Nœuds phénoménologiques de l’existence des femmes

Passée cette première partie théorique, Un corps à soi propose une lecture chronologique des « nœuds phénoménologiques de l’existence des femmes » – à savoir des différents moments de leurs vies où les femmes subissent une injonction patriarcale sur leur corps. De la petite enfance où les filles sont plus entravées que les garçons (nombre d’études soulignent que les garçons s’emparent spatialement de la cour de récréation et que l’urbanisme de nombreuses villes perpétue ces inégalités avec des équipements sportifs majoritairement accaparés par les jeunes hommes, reléguant de fait les jeunes femmes à la marge), au tabou de la ménopause, toutes les étapes de l’existence sont marquées par de profondes inégalités dans le rapport au corps. Un corps chosifié par la presse qui édicte aujourd’hui encore ce qui est beau ou non, un désir sexuel normé par le plaisir masculin qui se projette, y compris sur des corps d’adolescentes sexualisées malgré elles… L’ampleur du catalogue est réellement impressionnante.

Très documenté et toujours argumenté, « Un corps à soi » fait office de manuel d’autonomisation corporelle à l’usage des jeunes et moins jeunes femmes et d’outil à déciller les patriarches qui s’ignorent

Pour ne pas être forcément neuves (Beauté fatale, de Mona Chollet, en 2012, dépeignait précisément la manière dont l’industrie de la mode façonne et lisse la beauté féminine selon ses propres canons), l’effet d’accumulation est proprement sidérant. Très documenté et toujours argumenté, Un corps à soi fait ainsi office de manuel d’autonomisation corporelle à l’usage des jeunes et moins jeunes femmes et d’outil à déciller les patriarches qui s’ignorent. Interrogeant toujours l’universel, l’autrice mêle aussi des éléments autobiographiques (comme les deux fausses couches qu’elle a subies et le peu d’empathie que cela suscite, y compris dans le milieu médical) pour mieux s’inclure dans son postulat de départ.  

« Le tournant génital du féminisme »

Théoricienne du « tournant génital du féminisme », l’autrice consacre de longues pages à la nécessité pour les femmes de reprendre en main (au figuré et au sens propre) leur corps, leur plaisir. On voit comment la masturbation masculine est communément admise quand la féminine reste, en 2021, trop tue. On lit aussi comment le porno façonne trop de pratiques sexuelles, comment près d’un tiers de femmes en viennent à simuler l’orgasme pour complaire à leur partenaires…  

Outre ces accablants exemples de corps entravés et soumis, on trouve aussi des corps accablés de fautes, y compris quand ils n’y sont pour rien. Ainsi, on retrouve dans les critiques contre la PMA l’idée que les femmes « feraient des enfants trop tard » ou « prendraient trop la pilule ». Des faits qui peuvent expliquer à la marge la baisse de la fertilité, mais beaucoup moins que la baisse de production de spermatozoïdes par les hommes de plus de 50 % en 30 ans…

Avant de terminer son implacable démonstration, l’autrice de revenir sur la responsabilité et le rôle dévolu à la moitié de l’humanité à l’origine de l’oppression du corps des femmes. Il faut lire Camille Froidevaux-Metterie en entier et ne pas la résumer à une phrase sortie de son contexte, stratégie souvent employée contre les féministes (confère les attaques contre Alice Coffin, autrice du Génie lesbien (Grasset, septembre 2020) pour sa phrase « les hommes, je ne veux plus lire leurs livres, regarder leurs films », alors qu’elle expliquait pourtant les avoir longuement lus et chercher désormais à décloisonner son imaginaire). 

Ainsi, en conclusion, elle dit bien « le problème, quand on est féministe, c’est que l’on est nécessairement misandre ». Avant de préciser pourquoi : « Comment ne pas l’être quand on se penche sérieusement sur les raisons de l’oppression séculaire des femmes ? Ses mécanismes patriarcaux ont été mis au jour dans les années 1970 par les féministes qui ont alors dit tout le mal qu’elles pensaient de ceux qui en étaient à l’origine, les hommes donc. Que cela ait pu prendre la forme du rejet, voire de la misandrie, il n’y a pas franchement de quoi s’étonner, et encore moins s’indigner. Des siècles à s’être vu accaparer leur temps, leurs corps, leurs vies, sans nourrir de ressentiment ? C’était vraiment trop leur demander » …

« Revendiquer l’entre-soi féminin, ce n’est pas rejeter les hommes, encore moins leur déclarer la guerre ; mais partager les expériences vécues de la domination ; réfléchir et agir ensemble pour la renverser ; rééquilibrer l’échelle des valeurs communes en faveur des femmes »

 Et sur le sujet de la complémentarité des sexes dans la lutte, l’autrice de conclure : « Revendiquer l’entre-soi féminin, ce n’est pas rejeter les hommes, encore moins leur déclarer la guerre ; mais partager les expériences vécues de la domination ; réfléchir et agir ensemble pour la renverser ; rééquilibrer l’échelle des valeurs communes en faveur des femmes. Or, je crois que tout cela n’est pas incompatible avec la responsabilisation et même l’enrôlement des hommes dans le projet de transformation féministe du monde ».

Lueur d’espoir dans cette déprimante somme d’inégalités corporelles : l’argument générationnel. L’autrice avoue puiser une énergie, un élan puissant dans la littérature récente du Body Positive, du plaisir assumé, des jeunes femmes parlant sex toys sans tabou, évoquant les gênes menstruelles au travail sans y voir de souci… Une lame de fond qui prend de l’ampleur et embarque avec elle les aînées. Si l’histoire des luttes féministes pour le privé est une histoire à éclipses, peut-être sommes à nous à l’aube d’une grande éclaircie.