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Les enquêtes détaillent comment ont été préparés les attentats djihadistes de Paris

L'agence AFP fait un point sur les données obtenues par Europol et la police française, entre autres, avant l'ouverture du procès. La plupart des membres du commando ont utilisé des faux papiers tout au long de leur voyage depuis la Syrie

A la sortie du restaurant Le Carillon, Paris, 13 novembre 2015. — © REUTERS/Philippe Wojazer
A la sortie du restaurant Le Carillon, Paris, 13 novembre 2015. — © REUTERS/Philippe Wojazer

Un donneur d'ordre en zone irako-syrienne contrôlée par le groupe Etat islamique (EI), des commandos entraînés dans les camps djihadistes, une cellule dormante à Bruxelles... Les attentats perpétrés le 13 novembre 2015 en France ont été minutieusement préparés. Les informations collectées par l'agence européenne de police Europol, l'unité européenne de coopération judiciaire Eurojust, la police française et plusieurs services de renseignement étrangers ont permis de dérouler l'écheveau de l'opération.

La route des migrants

Dès le soir des attaques, des morceaux de faux passeports syriens sont découverts près des corps de deux des trois kamikazes du Stade de France. Ces deux hommes – de nationalité irakienne – sont entrés en Europe par l'île grecque de Leros le 3 octobre 2015 et faisaient partie d'un groupe de 198 migrants illégaux.

Dans ce même groupe de migrants, la police repère ensuite Adel Haddadi, de nationalité algérienne, et Muhammad Usman, un Pakistanais, brièvement incarcérés à leur arrivée en Grèce. Tous deux sont interpellés dans un foyer pour migrants en Autriche en vertu d'un mandat d'arrêt européen délivré le 10 décembre 2015. Interrogés, ils reconnaissent avoir été envoyés en mission-suicide en France par le groupe État islamique.

À la faveur de leurs investigations, les enquêteurs découvrent que la plupart des membres du commando djihadiste sont arrivés de Syrie en Europe en se faisant passer pour des réfugiés. Leur parcours est souvent le même. Avec de faux passeports syriens, ils arrivent en Grèce, traversent avec des voitures de location la Hongrie, l'Autriche et l'Allemagne ou passent par les Balkans, avant de rejoindre la Belgique.

Le 30 août 2021: Un rapport confidentiel révèle les ratés de la police belge avant les attentats du 13 novembre

La Copex, maître d’œuvre de la stratégie

Utiliser «la route des migrants» pour rejoindre l'Europe est une idée de la cellule des opérations extérieures (Copex) de l'EI, dédiée à la perpétration d'attentats en Europe.

La Copex a été créée en juin 2014. Chapeautée par le numéro 2 de l'organisation, Abou Mohammad Al-Adnani, elle est dirigée par le Belgo-Marocain Oussama Atar dit «Abou Ahmad al-Iraki». En septembre 2014, pour répondre à la coalition militaire internationale et aux frappes aériennes occidentales sur les implantations et les troupes de l'EI, Abou Mohammad Al-Adnani a appelé les musulmans à réagir face aux «croisés» et leurs alliés.

La France fait l'objet d'une vindicte particulière: «Si vous pouvez tuer un incroyant américain ou européen – en particulier les méchants et sales Français – alors comptez sur Allah et tuez-le de n'importe quelle manière», exhorte-t-il. «Frappez sa tête avec une pierre, égorgez-le avec un couteau, écrasez-le avec sa voiture, jetez-le d'un lieu en hauteur, étranglez-le ou empoisonnez-le.»

«Ce discours était fondateur d'une nouvelle stratégie visant à porter le combat contre les "mécréants" sur leur propre sol et singulièrement en France, avec l'objectif avoué d'y répandre la terreur», analysent les enquêteurs français.

Plusieurs individus, agissant seuls ou en petits groupes, radicalisés et fascinés par la propagande de l'organisation djihadiste, ont répondu à ces appels au meurtre en commettant des attentats sanglants en France, souvent ensuite revendiqués par l'EI.

L'ordonnateur a été tué en 2017

Oussama Atar est considéré par les enquêteurs français comme l'ordonnateur de ceux du 13 novembre. Jamais interpellé, il aurait été tué par une frappe de la coalition en zone irako-syrienne en novembre 2017. Il sera toutefois jugé en son absence par la cour d'assises spéciale de Paris.

Plusieurs membres de la Copex étaient français ou belges, «ce qui est logique, puisque les dirigeants de l'organisation avaient publiquement fait de la France leur cible prioritaire», ont noté les enquêteurs.

La logistique belge

En Syrie dès 2003 puis en Irak à partir de 2004, où il affronte les troupes américaines avec les combattants djihadistes à Falloujah, Oussama Atar est arrêté par les Américains en février 2005. Condamné à vingt ans de prison par un tribunal irakien pour entrée illégale dans le pays, il fait la connaissance en prison d'Abou Mohammed Al-Adnani, le futur numéro 2 de l'EI, tué dans une frappe américaine le 30 août 2016.

Oussama Atar est libéré en septembre 2012 pour raisons de santé et rentre en Belgique, avant de repartir en Syrie en décembre 2013. Lors de son séjour en Belgique, il est soupçonné d'avoir joué un «rôle majeur» dans la radicalisation de ses cousins Ibrahim et Khalid Bakraoui, tous deux incarcérés pour des braquages.

La planque de Molenbeek

Libéré de prison en janvier 2014, Khalid Bakraoui se rend brièvement en Syrie en novembre de la même année. Revenu en Belgique en décembre, il met en place des planques et un réseau logistique à Molenbeek, une commune de Bruxelles. Nombre de djihadistes impliqués dans les attentats du 13 novembre y transiteront avant de passer à l'action.

Parmi eux, Abdelhamid Abaaoud dit «Abou Omar Al-Belgiki», commanditaire présumé de plusieurs attentats en Europe (dont l'attaque du Thalys) et considéré comme le chef opérationnel des commandos du Stade de France, près de Paris, des terrasses et de la salle de spectacles le Bataclan, dans la capitale. Leurs membres venus de Syrie arriveront en Belgique à partir de la fin août 2015. Munis de fausses cartes d'identité belges, ils y resteront cachés dans ces planques louées par les frères Bakraoui.

La période août-novembre sera mise à profit par les djihadistes «pour acquérir les produits nécessaires à la fabrication du TATP (peroxyde d'acétone, un explosif fabriqué à base de produits vendus dans le commerce, ndlr) et très vraisemblablement se procurer les fusils d'assaut utilisés le 13 novembre 2015», estiment les enquêteurs.

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Les séjours en Syrie

Les djihadistes prêts à frapper en Europe sont pour la plupart des combattants confirmés. Presque tous les membres du commando parisien ont fait partie des plus expérimentées «katibat», les «brigades d'élite» de l'EI. Ils ont été soumis à une solide formation militaire et à une formation idéologique intensive. Ainsi, le Français Bilal Hadfi, un des trois kamikazes de Saint-Denis, avait reçu une formation spéciale sur la fabrication de ceintures explosives.

Leur cruauté est sans limite. Dans une vidéo de propagande diffusée en janvier 2016 mais tournée avant les attentats, on voit sept des neuf membres des trois commandos exécuter des prisonniers non identifiés par décapitation ou par arme à feu. On les entend légitimer leurs futurs attentats en France.

Toujours en lien avec Oussama Atar

Selon les services de renseignement, «ce crime de sang, commis par chacun des protagonistes, constituait la dernière validation permettant à l'organisation de s'assurer de sa fiabilité et de son engagement».

Une fois en Europe, les djihadistes restent en liaison avec leur «émir» via des messageries chiffrées. L'Irakien se faisant appeler Ahmad Al-Mohammad (qui s'est fait exploser devant le Stade de France) était porteur du numéro de téléphone turc d'Oussama Atar.

© Thomas Coex/AFP
© Thomas Coex/AFP

Une enquête «hors normes» mais des questions persistent

Un million de pages de procédure, des investigations en Europe et au-delà: en quatre ans, policiers et magistrats ont bouclé une enquête inédite qui éclaire la préparation et la réalisation des attentats du 13 novembre 2015, même si des questions restent en suspens.

La cour d'assises spéciale de Paris juge à partir du 8 septembre 20 accusés, dont Salah Abdeslam, le seul survivant des commandos téléguidés par le groupe Etat islamique (EI) qui ont fait 130 morts et 350 blessés à Saint-Denis et Paris.

«Ne pas se polariser sur le seul Salah Abdeslam»

«Dans le box, on va se trouver avec des accusés qui ont eu une part extrêmement importante dans les faits. Il ne faut pas se polariser sur le seul Salah Abdeslam», souligne l'ancien procureur de Paris François Molins. «On est dans la tuerie de masse et les investigations, hors-normes, ont pu véritablement aller au bout.»

«Il reste des zones d'ombre dans toutes les enquêtes terroristes (...) mais nous avons des éléments qui permettent de comprendre l'organisation, les préparatifs, le déroulement», abonde l'actuel procureur antiterroriste Jean-François Ricard.

Le dossier de 542 tomes est gigantesque. Il déborde d'un «nombre considérable de scellés» constitués sur les lieux des attentats, dans les trois voitures des assaillants et leurs «logements conspiratifs» en France et en Belgique, avec des recherches «systématiques» d'empreintes digitales et de traces génétiques, selon les documents consultés par l'AFP.

Gardes à vue, auditions et perquisitions se sont multipliées. Les armes, munitions et gilets explosifs des membres du commando ont été minutieusement examinés, leur matériel informatique et leurs appels téléphoniques passés au crible.

L'enquête a retracé le parcours des assaillants «entre l'été 2014 et les attentats. La chronologie et le rôle de chacun sont bien établis», notent des connaisseurs de l'affaire.

La renonciation d'Abdeslam

Certaines questions restent néanmoins sans réponse. A commencer par le rôle exact de Salah Abdeslam, 26 ans à l'époque. Depuis cinq ans, il oppose aux juges français un silence obstiné. Ses seules explications, sommaires, ont été réservées à une magistrate belge juste après son interpellation en mars 2016.

Selon ses affirmations, le soir du 13 novembre 2015, il dépose les trois «kamikazes» au Stade de France où ils se feront exploser. Puis il roule au hasard, gare sa voiture – «quelque part, j'ignore où», dit-il, alors qu'elle sera retrouvée dans le XVIIIe arrondissement de Paris – et prend le métro. Il en ressort deux stations plus loin et rejoint la banlieue sud, où deux comparses belges le récupèrent le lendemain matin.

L'homme s'est débarrassé de son gilet explosif dans une rue de Montrouge (Hauts-de-Seine). «Lors des attentats, j'avais une ceinture d'explosifs. Toutefois, je n'ai pas voulu la faire exploser», avance-t-il devant la magistrate belge. C'est tout.

Dans sa revendication, l'EI a mentionné le XVIIIe arrondissement comme un des lieux ciblés par le commando. Et dans un ordinateur, les enquêteurs ont déniché un organigramme avec un dossier intitulé «groupe métro». Pour les juges d'instruction, Salah Abdeslam a pris le métro pour y commettre un attentat mais sa ceinture explosive, défectueuse, n'a pas fonctionné.

Le «grand mystère» Abaaoud

Dans le même organigramme figurait un dossier «groupe Schipol», du nom de l'aéroport d'Amsterdam. La présence dans la ville néerlandaise le soir du 13 novembre 2015 de deux membres de la cellule belge, Sofien Ayari et Osama Krayen, a convaincu les enquêteurs qu'un attentat était planifié à Schipol. Pourquoi n'a-t-il pas été mis à exécution?

L'autre «grand mystère» du dossier, selon un de ses connaisseurs, tourne autour d'Abdelhamid Abaaoud, le «chef opérationnel» des commandos tué lors de l'assaut du Raid à Saint-Denis le 18 novembre. L'apparition de ce Belgo-Marocain de 28 ans sur les caméras de vidéosurveillance d'une station de métro de l'est parisien, baskets orange aux pieds et accompagné d'un complice, après avoir mitraillé les terrasses, estomaque les enquêteurs.

La «neutralisation» de cet homme – surnommé «Abou Omar» en Syrie, où il avait rejoint les rangs de l'EI début 2013 – était pourtant «une priorité urgente» de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) depuis septembre 2015.

Alors que les services de renseignement le croyaient en Syrie, il regagne l'Europe en se mêlant au flux des réfugiés et arrive en Belgique le 6 août. Qu'a-t-il fait jusqu'au 12 novembre, lorsqu'il prend place dans une des trois voitures des commandos qui quitte Charleroi (Belgique) pour un appartement à Bobigny?

Ses empreintes génétiques n'ont été retrouvées que sur un aspirateur et une fenêtre de l'appartement de Charleroi, ce qui suggère qu'il n'y est pas resté longtemps et n'a fréquenté aucune autre planque connue de l'équipe en Belgique. Le témoin qui l'a identifié dans sa cache d'Aubervilliers affirme qu'Abdelhamid Abaaoud s'est vanté d'avoir emprunté le chemin des migrants vers l'Europe avec «90 djihadistes» prêts à frapper la France.

D'autre cellules?

S'il est avéré que l'EI a envoyé des combattants en Europe, ceux qui étaient liés à la cellule belge ont été identifiés. Mais il reste un doute sur l'existence d'autres cellules.

L'enquête a conduit à l'arrestation, dans un centre de réfugiés en Autriche le 10 décembre 2015, d'un Algérien, Adel Haddadi, et d'un Pakistanais, Mohamed Usman. Tous les deux ont reconnu avoir été missionnés avec deux kamikazes du Stade de France par «Abou Ahmad al-Iraki» pour une action en France. Bloqués en Grèce vingt-cinq jours à cause de leurs faux papiers syriens, ils n'ont pu rejoindre la Slovénie qu'au lendemain des attentats parisiens, et l'Autriche le jour suivant.

Pour les enquêteurs, ils n'ont jamais renoncé à l'idée de commettre un attentat et sont restés en lien avec Oussama Atar pendant leur séjour à Salzbourg. Dans l'attente de renforts? Là non plus, l'enquête n'a pas permis de répondre à cette question. Pour des connaisseurs du dossier, il est peu probable que les accusés éclaircissent ces zones d'ombre lors du procès.

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