Ouverture de la chasse

La chasse en Occident n’a fait l’objet que de très rares travaux. Si les livres destinés aux chasseurs pullulent – la chasse a suscité en parallèle une iconographie extraordinaire, pensons à Courbet, mais aussi à toute une production d’albums d’images de gibiers –, cette activité constituait une zone obscure du savoir des sciences sociales, parsemée de quelques clairières ethnographiques. Manquait une lecture anthropologique, et c’est cette ambitieuse démarche qu’adopte le spécialiste des peuples autochtones sibériens Charles Stépanoff. Le chercheur est entré dans nos bois pour mener une imposante et riche enquête qui fait de la chasse un terrain d’analyse de notre rapport au monde sauvage. Cette tentative d’examen de notre cosmologie, qui débouche sur un questionnement sur la violence, est des plus stimulantes.


Charles Stépanoff, L’animal et la mort. Chasse, modernité et crise du sauvage. La Découverte, 400 p., 23 €

Bernard Traimond, Les chasses aux sangliers. Se confronter au sauvage. Cairn, 112 p., 17 €


À côté, sur le même thème, la courte monographie de Bernard Traimond, déjà auteur d’un travail sur la chasse à la palombe, est une étude attentive mais très classique de la chasse aux sangliers. Il s’agit moins de penser une anthropologie de la chasse que de livrer un compte rendu précis de l’ethnographie qu’il a menée dans sa commune des Landes auprès des chasseurs. Bernard Traimond adopte un regard compréhensif et bienveillant à l’égard de ses voisins, qui sont à ses yeux aussi ses ancêtres. Son propos se veut un plaidoyer pour les chasseurs de sangliers, énoncé dès l’introduction : « je veux surtout affirmer un principe, le droit de chasser contre tous les urbains qui, peu à peu, cherchent à dépouiller les ruraux de leurs prérogatives. Ils veulent une campagne pour eux seuls… ». Si la lecture informe sur les pratiques landaises, si l’on apprend beaucoup sur ces pratiques qui sont aussi des modes de vie, l’auteur reste toujours dans la battue.

L’animal et la mort, de Charles Stépanoff : ouverture de la chasse

Chasse de la Butte aux Cerfs (2008) © CC/Céline Aussourd

Charles Stépanoff évite cet écueil et propose de changer de focus en adoptant un grand angle, sans pour autant négliger l’enquête de terrain ; le chercheur est un habitué des longs séjours au fin fond de la toundra. C’est avec le même investissement et selon une posture identique qu’il a sillonné deux ans durant la France rurale, celle des forêts, des bocages, des plaines, cette France des chasseurs si mal aimés dans nos métropoles. L’anthropologue l’indique d’emblée : il ne regardera que de très loin les chasseurs sportifs, ceux pour qui chasser consiste à louer un territoire et à venir de temps en temps « tirer » un cerf comme ils vont faire un parcours de golf. L’anthropologue ne manque jamais une occasion de distinguer ce loisir bourgeois qui s’invente des rites pour s’instituer – comme le récent et très apprécié baptême du chasseur — de ce qu’est la chasse populaire, un certain rapport au territoire, aux animaux, à la nature, qui s’inscrit dans l’histoire, qui a ses valeurs et ses codes : « un mode de vie », dit-il.

D’emblée, Stépanoff n’hésite pas à mettre en perspective les chasseurs paysans de l’Eure-et-Loir avec les chasseurs autochtones de Sibérie ou du Grand Nord du Canada, ou encore avec ceux du passé jusqu’à ceux de la période néolithique. Certains lecteurs ne manqueront pas de trouver que l’anthropologue ouvre parfois un peu trop sa focale, qu’il force le trait – les « chasseurs-loisirs » ne sont pas tous des « bourgeois » ignorants. Stépanoff ne s’interdit pas une systématisation pour mener à bien sa thèse et sans doute sa vision atteint-elle là des limites sociologiques. Mais l’intérêt de cet épais volume est dans cette profusion de pistes ouvertes comme autant de propositions méthodologiques : même si beaucoup s’en réclament, peu pratiquent véritablement cette anthropologie de la relation. Si le ton est parfois doctoral, si parfois Stépanoff est obligé de faire des raccourcis, c’est qu’il est pris dans l’extraordinaire richesse de ses découvertes.

L’animal et la mort, de Charles Stépanoff : ouverture de la chasse

Chasse de la Butte aux Cerfs (2008) © CC/Céline Aussourd

Le chapitre d’ouverture sur l’histoire de la disparition de la perdrix grise en France depuis cinquante ans est fascinant ; il montre comment elle s’est progressivement opérée, au vu et au su de tous, jusqu’à ce que cette disparition se manifeste par un silence inédit dans les campagnes, privées du chant des oiseaux. De même, les pages sur l’histoire de l’élevage des animaux sauvages depuis Louis XIV et son intensification à la période contemporaine disent beaucoup sur l’artificialisation du sauvage dans nos sociétés. Stépanoff montre notamment comment cette pratique a obligé à requalifier juridiquement le statut du gibier, qui, jusqu’alors res nullius (« chose de personne »), devint en élevage « animal domestique ». En 1990, on préféra l’expression plus modérée de res propria jusqu’au moment où le gibier fut lâché et où il changea de statut à nouveau pour redevenir, comme ceux qui vivent en liberté, res nullius. Le long développement que l’anthropologue consacre également aux actions des collectifs anti-chasse à cour pour « sauver le cerf » en forêt de Rambouillet sont parmi les petits bijoux de ce livre, très éclairants pour documenter ce qu’il considère comme l’autre face de ce même objet qu’il cherche à nous dévoiler – les veneurs et les animalistes.

Le grand mérite de l’ouvrage est de faire apparaître progressivement un autre paysage. Plutôt que de livrer une vision binaire, plutôt que de commencer par énoncer son hypothèse, l’auteur mène l’enquête avec son lecteur. Il nous dévoile un ensemble d’acteurs : perdrix, sangliers, cervidés, paysans chasseurs, ruraux traqueurs, urbains adeptes de la chasse sportive, gestionnaires de la faune et de la flore, sans oublier les pesticides et autres. Car dans les analyses interviennent aussi bien des insectes (les larves de fourmis dont se nourrissent les perdrix), d’autres animaux (le petit et le gros gibier, mais aussi le chien), des produits chimiques, des groupes d’individus parfois complémentaires, parfois antagonistes (les postés huppés et les paysans), des actions (piéger, traquer, braconner, suivre…), ou encore des rituels. L’ensemble forme un tout que l’anthropologue décrypte avec soin, faisant tomber bien des préjugés, qu’on soit pour ou contre la chasse.

À partir des travaux de Philippe Descola et de Bruno Latour, Stépanoff fait entrer le lecteur dans un monde et une histoire que nous ignorons très largement, tant notre rapport à la nature est désormais lointain, et qui sont pourtant les nôtres. L’anthropologue, plutôt que de placer brutalement le lecteur au cœur de ce système, l’accompagne dans son dévoilement par une approche très fine des situations, mettant en évidence à la fois des phénomènes de longue durée – la distance de plus en plus grande entre le monde urbain et le monde rural, qui se traduit pas une incompréhension, voire un grand mépris mutuel – et des évolutions récentes – notamment à propos de la politique du « tout sanglier » des années 1980. On comprend vite que le sujet de l’ouvrage n’est pas la chasse mais, semble-t-il, notre rapport à la nature sauvage.

L’animal et la mort, de Charles Stépanoff : ouverture de la chasse

Dans les deux parties suivantes, Stépanoff nous conduit vers son véritable objet, qui est l’acte de tuer. Il nous ramène à la préhistoire, nous conduit dans des communautés autochtones. On perçoit que ce qui intéresse depuis le premier chapitre l’anthropologue est bien une analyse des modes de mise à mort. Partant du constat que ce sont les pesticides qui sont les principaux tueurs – et non les quelques chasseurs à la glu –, il montre comment notre rapport à la nature a toujours été violent et qu’il l’est intrinsèquement. Le rapport intime que certains entretiennent avec leur « animal domestique » relève, en creux, de cette même violence anthropique. Ce qu’il s’agit d’analyser, ce sont les multiples régimes de violence qui se sont succédé – ou parfois coexistent – et comment ils sont devenus de plus en plus cachés, brouillés, sans pour autant disparaître.

Sans jamais en faire l’éloge, mais en les prenant au sérieux, Stépanoff montre avec le cas des chasseurs (et de tous ceux qu’agrège cette désignation) que notre répulsion à l’égard de la chasse tient à la « civilisation des mœurs » chère à Norbert Elias et aux formes qu’elle a prises par la délégation puis la dissimulation de l’acte de tuer. Cet effacement, cette neutralisation, ne signifie pas pour autant sa disparition. Il s’agit plutôt d’un déplacement : il n’est pas anodin que l’abattage ou la chasse aient aujourd’hui été délégués aux subalternes et aux obscurs, travailleurs immigrés dans le premier cas, paysans de deuxième zone dans le second. Cette invisibilisation de la violence anthropique a pour effet de stigmatiser celles et ceux qui tuent l’animal qu’ils mangent. Et l’anthropologue de conclure avec Lévi-Strauss et sa « métaphysique de la prédation » : « après tout le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger ». Il n’est pas sûr que cette vérité anthropologique plaira à tout le monde ; reste que Charles Stépanoff en fait la limpide démonstration.

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