Pavel Dourov est assis en lotus sur le toit d’un hôtel. Le torse nu, le regard lointain, l’homme de 36 ans se détache sur la silhouette floue des gratte-ciel de Dubaï. Cette photo Instagram est l’un des rares signes de vie d’un des plus riches et influents magnats du web. Certains le surnomment le “Zuckerberg russe”, car, en 2006, il a fondé le réseau social VKontakte, clone russe de Facebook. Mais bien plus importante est sa dernière création : Telegram, la messagerie instantanée la plus dangereuse du monde.

On ne sait pas grand-chose de ce milliardaire russe qui passe pour l’homme le plus riche de Dubaï, son pays d’élection. Et ce qu’il dit publiquement de lui reste souvent sibyllin. “Le monde extérieur est une réflexion du monde intérieur”, a-t-il écrit en légende de sa photo sur Instagram.

Un darknet au fond de la poche

Succès planétaire, l’application Telegram est installée sur 570 millions de smartphones. Depuis le début de la pandémie, elle est plus populaire que jamais. C’est une des rares plateformes de communication capable de rivaliser avec les produits de la Silicon Valley. En 2021, des millions d’utilisateurs, dont beaucoup d’Allemands, ont troqué WhatsApp [une filiale de Facebook] contre Telegram.

Toujours est-il que Telegram n’est pas qu’un autre WhatsApp. C’est un service qui échappe au contrôle des États et des autorités, où tout le monde peut écrire ce qu’il veut. Ce qui attire les coronasceptiques et les extrémistes de droite, les dealers et les arnaqueurs de tout poil. Pas besoin de longues recherches pour y trouver une “liste de personnes à exécuter” avec des noms de députés allemands. Des faussaires qui vendent des pass sanitaires. Et des dealers des drogues de toutes sortes. Ici, on planifie et réalise au vu et au su de tous des actes punis par la loi. Bref, l’application est un darknet que l’on emporte partout dans sa poche.

Les autorités regardent, impuissantes. Notamment parce que Dourov refuse de leur communiquer les données de ses utilisateurs. Il a entouré son entreprise d’un lacis de sociétés difficile à démêler, qui en complique l’accès pour l’État. Il possède des firmes immatriculées jusqu’aux îles Vierges et au Bélize. “Je ne suis pas un grand fan du concept de pays”, déclarait-il en 2014 au New York Times. Longtemps, les autorités judiciaires allemandes n’ont même pas su à quelle adresse contacter Telegram.

Entre-temps, la plateforme a une adresse à Dubaï, mais chaque fois que les autorités [allemandes] ont voulu savoir qui se cachait derrière un utilisateur à l’origine d’actes répréhensibles, elles sont restées sans réponse. “À ce jour, nous avons transmis 0 octet de données d’utilisateurs à des tiers, y compris aux gouvernements”, se vante l’entreprise sur son site Internet. Telegram tire parti de l’angle mort juridique dans lequel il se trouve.

Un milliardaire contre l’État russe

Une histoire datant de décembre 2011 donne une idée de la façon dont Dourov réagit à la requête d’un État. Fin 2011, toute la Russie a été secouée par les plus grandes manifestations contre le Kremlin depuis la fin de l’Union soviétique. Dans la ville natale de Dourov, Saint-Pétersbourg, 10 000 personnes ont manifesté contre les fraudes électorales et le retour de Poutine à la présidence du pays. Pavel Dourov dirigeait alors encore VKontakte, qui totalisait plus de 100 millions d’utilisateurs. Le gouvernement russe n’appréciait guère que l’opposition appelle à manifester sur le réseau social. Les services secrets chargés de la sécurité intérieure, le FSB, ont demandé à Dourov de fermer ces groupes. Loin de s’exécuter, celui-ci a publié le message des services secrets sur Twitter et y a joint la photo d’un chien en pull à capuche en train de tirer la langue. Trois jours plus tard, des hommes armés des forces spéciales OMON surgissaient devant la porte de son appartement de luxe. Dourov les a regardés sur le moniteur de son interphone. Il n’a pas ouvert. Une heure plus tard, les hommes sont repartis.

Cette histoire est le début du combat du milliardaire contre l’État russe, le combat de la Russie numérique moderne contre les vieilles élites. C’est aussi la légende fondatrice de Telegram : pendant que, dehors, les forces de sécurité assiégeaient sa porte, Pavel Dourov a pris conscience qu’il avait besoin d’un canal plus sûr pour communiquer avec son frère. Et qu’il devait donc en créer un. En un rien de temps, une équipe a commencé à plancher sur Telegram ; en août 2013, l’application était fin prête.

Mais l’État russe n’avait pas dit son dernier mot. D’abord, il a ouvert une enquête sur Dourov à propos d’un prétendu incident lors d’un contrôle routier. Ensuite, une entreprise proche du Kremlin a racheté des parts de VKontakte. De son côté, Dourov a refusé de transmettre au FSB des données d’utilisateurs ukrainiens opposés au président ukrainien Viktor Ianoukovitch [prorusse, qui sera renversé en 2014 après une vague de manifestations]. Puis il a quitté son entreprise et, quelques jours plus tard, son pays.

En “sécurité” à Dubaï

Avec son passeport de l’État caribéen Saint-Christophe-et-Niévès en poche, qu’il a obtenu pour la modique somme de 250 000 dollars, il a mené une vie de nomade à travers le monde. Il a posté sur le Net des photos de sa vie de globe-trotteur, depuis des images d’une fête Telegram à Barcelone jusqu’à celles d’une réunion de travail dans un château italien. Souvent il s’est rendu en Allemagne ; il s’est exprimé à Munich et à Berlin lors de conférences sur les technologies.

Quelques années plus tard, Dourov s’installe à Dubaï. Dans les pays du Golfe, les chefs d’entreprise de son acabit sont exemptés d’impôts, ce qui n’est pas un détail pour lui dès la phase de création de Telegram. Mais, d’un autre côté, l’émirat est contrôlé avec tous les moyens dont dispose un État policier moderne ; les ONG y critiquent la situation des droits humains. L’homme d’affaires s’y sent malgré tout en sécurité.

Au demeurant, pas une trace de Dourov dans les locaux officiels de Telegram. Les Al Kazim Towers ne se trouvent pourtant qu’à quelques minutes en voiture de l’hôtel où il s’est fait photographier en lotus. Le siège de Telegram se niche au 23e étage de la tour A. Un couloir au sol en marbre donne sur six portes. La porte marron no 2301 est celle du bureau de Telegram. Ni écriteau ni sonnette. Je toque plusieurs fois. Pas de réaction. La porte est fermée à clé. En bas, à la réception, la dame de l’accueil me raconte que, depuis trois ans qu’elle travaille ici, elle n’a jamais vu personne entrer dans ce bureau. “C’est très étrange, nous n’avons même pas un contact. Rien.” Telegram est tout de même enregistré dans le système informatique. C’est un peu mieux que rien.

Les frères Dourov, un duo complice

Bien d’autres choses restent énigmatiques. Pendant longtemps, même le nombre d’employés n’était pas clair. L’équipe qui forme le noyau de Telegram serait constituée de 25 à 30 personnes, selon les déclarations faites par Dourov en janvier 2020 dans une déposition filmée adressée à un tribunal américain. D’anciens collaborateurs confirment ces chiffres. Rares sont cependant les noms de collaborateurs qui sont rendus publics – pour des raisons de sécurité, dit-on.

Une autre figure clé est toutefois connue : le grand frère de Pavel Dourov, Nicolaï, responsable de la technologie. C’est un enfant prodige qui lisait à l’âge de 3 ans. Étudiant, il a soutenu deux thèses en mathématiques, dont une à Bonn. Son professeur allemand était lauréat de la médaille Fields, une sorte de prix Nobel pour mathématiciens. À l’instar de Pavel, Nicolaï s’est passionné dès l’enfance pour la programmation. Les frères ont grandi principalement à Saint-Pétersbourg, auprès de parents enseignants à l’université.

Il est un ancien collaborateur, Andrei Lopatine, qui connaît Nicolaï depuis l’école. Ensemble, ils ont remporté un concours de programmation à l’université, ils ont travaillé chez VKontakte, puis chez Telegram. Lopatine se souvient : c’est dans la datcha familiale des Dourov que Nicolaï et lui ont posé les bases techniques de la messagerie. Il fallait une application sûre et rapide.

Telegram, entre secte et club masculin

Lopatine, qui a depuis lors quitté Telegram, est l’un des rares qui acceptent de donner ouvertement des informations sur les Dourov. Il parle d’eux en choisissant ses mots avec soin. Les deux frères entretiennent une relation étroite, mais c’est Pavel qui prend toutes les décisions stratégiques. De l’extérieur, Telegram ressemble à un club masculin ; Pavel ne tient pas les femmes programmeuses en haute estime, dixit Lopatine. D’après Anton Rosenberg, qui a lui aussi fait partie du noyau dur de Telegram, l’équipe est la “secte” de Dourov. En 2017, Rosenberg avait fait grand bruit en protestant contre son licenciement du poste de programmateur en chef. Dourov connaît la majorité de ses collaborateurs depuis des années, souligne Rosenberg lors de notre appel vidéo. Ils constituent une société fermée, dévouée corps et âme à Dourov, où seul le chef a son mot à dire.

De mes discussions avec ces anciens collaborateurs se dégage l’image d’un chef d’entreprise dont la motivation, avec Telegram, n’est pas l’argent, mais l’influence et la reconnaissance mondiale. À ses yeux, l’application doit permettre au plus grand nombre de personnes de communiquer et d’échanger librement des informations. Et, toujours à ses yeux, personne n’a à s’en mêler – pas même les gouvernements. “Fondamentalement, Dourov se voit comme l’ingénieur de son propre univers”, résume Nicolaï Kononov, auteur d’un livre sur l’entrepreneur. Ce qui va de pair avec sa fascination pour Matrix et son personnage principal, le hacker Neo. Son enthousiasme pour le film [sorti en 1999] est tel qu’il a même commencé à s’habiller tout en noir, comme Neo. Et à la fin du lycée, en 2001, lorsqu’on lui demande où il se voit dans dix ans, il lâche : “Je serai un totem d’Internet.”

Aujourd’hui, Pavel Dourov n’accorde plus d’interview. Lui et les membres de son équipe ne répondent pas aux e-mails et aux messages envoyés par le Spiegel, pas plus qu’à une longue liste de questions.

Une messagerie devenue un espace public

Les deux frères forment une équipe de choc, Pavel dans le rôle du stratège et Nicolaï dans celui du programmateur de génie. Et ils ont créé une plateforme qui remporte un succès mondial phénoménal. Telegram propose des fonctions faciles à utiliser, généralement plus tôt et meilleures que celles de la concurrence – par exemple des autocollants amusants. Telegram a offert un chiffrement de bout en bout, très sécurisé, bien avant WhatsApp – et s’est ainsi forgé la réputation d’être la messagerie instantanée préférée de Daech.

Les fonctions permettant de créer des groupes et des canaux jouent un rôle essentiel dans la forte croissance de ces dernières années. Dans un groupe, privé ou public, jusqu’à 200 000 personnes peuvent discuter ensemble ; dans un canal, on peut envoyer des messages à un nombre infini d’abonnés. Rappelons que, sur WhatsApp, un groupe ne peut compter au maximum que 256 membres, Facebook ne souhaitant pas faire de sa filiale un espace public.

Grâce à ces fonctions, Telegram est bien plus qu’une messagerie destinée à la communication privée. Le mouvement coronasceptique allemand, par exemple, coordonne ses actions de protestation dans de nombreuses villes via divers groupes Telegram. Au dire de son fondateur, Michael Ballweg, l’application est “un facteur de réussite central” du mouvement. En Allemagne, tout un réseau est né sur Telegram où se mêlent des messages de personnes qui nient l’existence du coronavirus, d’idéologues du conspirationnisme, de néonazis et de terroristes d’extrême droite.

Au rendez-vous des terroristes

Un terroriste peut même devenir un héros sur Telegram. Aux États-Unis, plusieurs canaux glorifient un Texan, Coleman B., arrêté par la police américaine. De son téléphone mobile, l’homme de 28 ans avait envoyé des menaces que les autorités américaines ont prises très au sérieux. Elles pensent qu’il planifiait une tuerie de masse dans un magasin Walmart. Et, de fait, elles ont retrouvé dans son appartement armes, munitions et drapeaux aux symboles nazis. Coleman B. venait de modifier son nom sur Telegram pour qu’il ressemble à celui de l’auteur des attentats de Christchurch [perpétrés en mars 2019 contre deux mosquées de cette ville néo-zélandaise]. Une fois de plus, on a évité “l’impensable”, souffle le shérif responsable du dossier. Pendant ce temps, sur Telegram, une kyrielle d’utilisateurs font part de leur solidarité avec le prévenu. En particulier au sein du groupe “Inject Division”, manifestement créé par celui-ci, qui se présentait comme son “président”. “Je vous prépare au terrorisme”, y écrit-il dans un message.

Les groupes et incidents de ce genre ont valu à la messagerie le surnom de “Terrorgram”. Sur bon nombre de canaux, des gens expliquent comment préparer des explosifs, fabriquer des armes ou encore concocter des poisons mortels. Sans oublier qu’avant de perpétrer son attentat [sur le marché de Noël de Berlin, en décembre 2016], Anis Amri avait échangé via Telegram des messages avec des terroristes de Daech.

Sur Telegram, le pire est permis

Presque tous les crimes et délits possibles et imaginables en ligne sont commis sur Telegram. On peut y acheter armes, faux billets et données piratées. Certains groupes spécialisés dans la manipulation des marchés financiers y comptent plus de 100 000 membres. Et, au vu du nombre de groupes consacrés aux drogues, la police berlinoise a même créé une unité spéciale qui, rien que dans la capitale, a réussi à identifier une centaine de réseaux de dealers, dont certains rassemblent une vingtaine de milliers de personnes. Contrairement au darknet, où un acheteur doit connaître les adresses du marché noir, les offres de substances illicites ont pignon sur rue sur Telegram. Selon le discours officiel de Telegram, les contenus illégaux y sont interdits, mais, en pratique, il n’en est rien, comme le montre une étude menée l’an dernier par Jugendschutz, l’agence allemande pour la protection des enfants et des adolescents sur Internet.

Cela fait longtemps que le ministère de l’Intérieur allemand a Telegram dans le collimateur. Si l’entreprise ne coopère pas, en dernier recours il pourrait être décidé de bloquer la plateforme. La ministre de la Justice Christine Lambrecht (SPD) a d’ailleurs déclaré : “Aucune plateforme qui est utilisée par des millions de membres dans l’Union européenne ne peut se soustraire à nos lois.” Elle se bat pour que des messageries comme Telegram soient réglementées au niveau européen. Notamment parce que les autorités allemandes redoutent qu’elle ne constitue, lors de la campagne des législatives [qui auront lieu le 26 septembre 2021], une source de fausses informations – fausses informations qui risqueraient de trouver un massif écho.

Dourov refuse toute censure

Dans les pays répressifs, à l’inverse, l’application est souvent une arme centrale des mouvements prodémocratiques, notamment à Hong Kong, en Iran et en Biélorussie. Quand, en août 2020, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de la capitale biélorusse pour dénoncer les fraudes électorales, le canal Telegram “Nexta” est devenu un outil majeur du mouvement. Le dictateur Alexandre Loukachenko a bloqué pendant des jours l’accès à certains sites Internet et services en ligne ; Pavel Dourov, lui, a fait en sorte que Telegram reste accessible. Derrière “Nexta” se cachait entre autres le blogeur dissident Roman Protassevitch – il y a quelque temps, alors qu’il voyageait sur un vol Ryanair, les autorités biélorusses ont détourné son avion et l’ont forcé à atterrir à Minsk.

L’image ambivalente de Telegram soulève notamment cette question : où se situe Pavel Dourov sur le plan politique ?

Par le passé, il a défendu des positions plutôt libertaires : “Le monde change trop vite pour que les législateurs puissent réagir.” Au XXIe siècle, donc, mieux vaut à son avis ne pas réglementer du tout. Ce qui convient bien à son inclination à accepter les contenus illégaux et extrémistes de tout crin, et à s’élever à cor et à cri contre les tentatives de censure.

Argent et liberté de penser

Pour sa part, son ancien collaborateur Anton Rosenberg estime que tout cela cache avant tout des calculs économiques : “La lutte pour la liberté se vend bien et séduit de nouveaux utilisateurs.” Dourov s’est toujours tenu à l’écart de la politique, rappellent d’autres collègues. Il s’agit de rester “neutre”, explique quant à lui l’actuel vice-président de Telegram et fidèle compagnon de route Ilya Perekopsky. Même quand, en 2011, l’opposition russe l’encensait tel un héros, il n’est pas impossible que Dourov se soit opposé aux autorités avant tout par intérêt économique – pour éviter que des utilisateurs ne se tournent vers la concurrence.

D’ailleurs, comment fonctionne Telegram sur le plan financier ? Mystère. Ce qui est sûr, c’est que l’application génère des coûts : entre les débuts et 2017, Dourov a investi quelque 218 millions de dollars dans Telegram, une somme qu’il a sortie de sa poche, explique-t-il dans la déposition filmée. Signalons que, selon plusieurs estimations, la vente de ses parts de VKontakte lui aurait rapporté entre 300 et 400 millions de dollars. Ainsi, à 28 ans, il possédait déjà “des centaines de millions”, comme il le dit lui-même – “Mais cela ne m’a jamais rendu heureux”, soupire-t-il sur un blog.

À l’époque de VKontakte, il jetait même l’argent par la fenêtre. Au sens propre. Avec son vieil ami Ilya Perekopsky, l’actuel vice-président de Telegram, il a effectivement lancé des billets de 5 000 roubles, qui valaient alors 124 euros, du bureau du sixième étage du majestueux immeuble de la compagnie Singer, dans le centre de Saint-Pétersbourg. Rosenberg se souvient de cette journée-là. C’était l’anniversaire de la ville et les rues étaient pleines de monde. “Au début, ils ont juste balancé des billets, comme ça, mais, avec le vent ils restaient coincés dans les ornements de la façade. Alors ils ont commencé à faire des avions avec les billets et à les envoyer jusque dans la rue.” La chose a suscité grand tumulte. Et elle a inspiré le logo de Telegram : un avion en papier blanc, censé représenter la liberté de penser.

Une excursion ratée dans les cryptomonnaies

En 2017, pour assurer de juteux revenus à Telegram sans toutefois oublier la promesse de proposer une messagerie gratuite et sans publicité, les frères Dourov ont monté un plan audacieux : doter Telegram d’une cryptomonnaie propre et d’un système de chaînes de bloc du nom de Telegram Open Network (ton). Le but ? Que les utilisateurs puissent s’envoyer de l’argent et réaliser des achats via l’application. L’équipe a levé 1,7 milliard de dollars auprès d’investisseurs. Parmi les intéressés figuraient des oligarques russes, un fonds de l’homme d’affaires Roman Abramovitch, ainsi que Jan Marsalek, le directeur général adjoint de Wirecard [une start-up financière allemande].

Telegram et Wirecard étaient très proches. À Dubaï, leurs sièges se trouvaient dans la même tour de bureaux. Mais les deux entreprises ne sont jamais parvenues à mettre en place une véritable collaboration ni des offres communes, assure un dirigeant de TonLabs au Spiegel. Ce sont les développeurs qui étaient en contact. Et tous les plans avec l’entreprise allemande ont été enterrés en octobre 2019 [au moment de l’affaire Wirecard, immense scandale suscité par la révélation de fraudes comptables à hauteur de 2 milliards de dollars].

L’opération cryptomonnaie sera peut-être le plus cuisant échec des frères Dourov. En octobre 2019, la Securities and Exchange Commission a ordonné l’arrêt immédiat de la vente de la devise numérique : le gendarme de la Bourse américain estime qu’elle constitue une entrée en Bourse illégale. Et Telegram a dû s’acquitter d’une amende de 18,5 millions de dollars.

Surtout, ne pas mécontenter Google et Apple

Après ce fiasco numérique, en mars 2021, Dourov lève de l’argent par des voies plus traditionnelles : Telegram émet un emprunt de plus de 1 milliard de dollars. Du reste, des bruits circulent dans les médias russes à propos d’une possible entrée en Bourse – on spécule sur une valorisation comprise entre 30 et 50 milliards de dollars. Autre nouveauté, Telegram devrait prochainement contenir des publicités – mais seulement sur les canaux publics, pas dans les discussions privées.

Peut-être l’argent aura-t-il plus d’influence sur le destin de la messagerie que les politiques et leurs tentatives de régulation ? Ce qui est sûr, c’est qu’annonceurs et investisseurs tiennent à travailler dans un environnement suffisamment propre. Et que Dourov ne peut pas s’aliéner Apple et Google : il a besoin de leurs boutiques. Le cas de Parler, la messagerie instantanée sur laquelle a été organisé l’assaut du Capitole [en janvier 2021], illustre en effet ce qui pend au nez de Telegram. En janvier, Apple et Google ont retiré Parler de leurs boutiques. Ils lui ont ainsi coupé les vivres. Pavel Dourov n’a probablement pas envie que les choses aillent si loin.