En Afghanistan, « les talibans attendent que le monde regarde ailleurs pour ne jamais rouvrir les écoles »

Pashtana Durrani lors d’un entretien Skype, le 13 septembre 2021, dans une habitation dont la localisation doit rester secrète pour sa sécurité.

Pashtana Durrani lors d’un entretien Skype, le 13 septembre 2021, dans une habitation dont la localisation doit rester secrète pour sa sécurité. L'OBS/MAHAUT LANDAZ

Pashtana Durrani, directrice d’une ONG qui promeut l’éducation en Afghanistan, fait part de ses inquiétudes face aux nombreuses écoles fermées et aux restrictions d’accès à l’éducation imposées aux jeunes filles.

« Peu importe qui est au pouvoir, je m’en fiche. Les filles doivent continuer à apprendre et à aller à l’école. » Dans la voix de Pashtana Durrani pointe une détermination sans faille. Directrice de l’ONG Learn Afghanistan, qui promeut l’éducation des jeunes filles dans le pays, elle aurait pu quitter le pays lorsque les talibans se sont emparés de Kaboul. A la place, elle a choisi de rester poursuivre la mission qu’elle s’est fixée. Depuis, elle vit cachée dans une province rurale pour échapper aux nouveaux maîtres du pays. Et se creuse les méninges pour trouver des solutions, alors qu’une grande partie des structures éducatives du pays demeurent à l’arrêt.

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« Il s’agit d’un besoin absolu. Il y a énormément de filles qui ne reçoivent plus d’éducation depuis un mois. Dans le sud du pays, les écoles étaient censées rouvrir il y a un mois. Il n’en est rien. Les professeurs ne savent pas s’ils ont toujours un travail. Le système éducatif est paralysé. Les talibans attendent simplement que le monde regarde ailleurs pour ne jamais rouvrir les écoles. »

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> Regardez son témoignage en vidéo ci-dessous :

Incertitudes sur le système éducatif

La militante ne se laisse pas abattre, mais doit travailler dans l’incertitude. D’un côté, se préparer à une éventuelle réouverture en nouant des partenariats avec des organisations capables d’envoyer de l’étranger des professeurs. Le pays en manque cruellement, notamment en raison de salaires extrêmement bas et de milliers de déplacés internes. De l’autre, développer les portails d’éducation en ligne dans le cas où les établissements resteraient fermés, ou instaureraient des règles trop strictes pour les jeunes filles. Encore faut-il que les familles aient accès à internet pour se connecter au portail éducatif créé par les bénévoles de Learn Afghanistan. Pour cela, l’ONG entend s’appuyer sur des satellites couvrant jusqu’à 150 maisons.

« Si ce n’est pas en classe, ce sera en ligne. Si ce n’est pas possible non plus, elles apprendront hors ligne, avec des livres. Le plus important est d’assurer une continuité pédagogique : chaque journée perdue est de trop. Les femmes ne doivent pas finir enfermées dans un cercle de restrictions simplement parce que les talibans se sentent tous les droits sur leurs vies. »

Une inquiétude qui rejoint celle exprimée par l’Unesco, qui alerte dans un rapport publié vendredi 10 septembre :

« Le nombre de personnes déplacées devrait augmenter, et avec lui, le risque que les enfants ne puissent pas recevoir les apprentissages nécessaires : une catastrophe générationnelle qui affectera le développement du pays pour des années est à craindre. »

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Pour l’heure, le nouveau gouvernement assure que les femmes pourront étudier dans des cours séparés au sein des universités privées – rien sur les universités publiques ou pour les classes inférieures. En pratique, la non-mixité va forcément pénaliser l’éducation des jeunes filles, martèle Pashatana Durrani.

« Avons-nous les ressources pour payer deux professeurs pour le même cours ? Pour payer deux fois l’électricité ? Il faut être honnête, l’Afghanistan est plutôt en faveur de la non-mixité. Si nous étions capables de l’instaurer, ça aurait déjà été fait depuis longtemps. »

Risque de contrôle des programmes

L’autre inquiétude concerne le contenu des programmes scolaires. Là aussi, la situation semble disparate. À Kunduz, dans le nord du pays, des professeurs de primaire ont témoigné que le programme n’avait pas changé.

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Au contraire, à l’université de Mazar-e Charif, elle aussi située dans le nord du pays, certains enseignements économiques ont été interdits. Sponsorisés par des universités étrangères, ils ont été jugés contraires à la charia, raconte le doyen dans cet article du « Monde ». « Nos programmes, déjà datés, risquent d’être passés à la loupe du pouvoir. On va devoir travailler avec des enseignements à trou dans des matières comme l’histoire, le droit des femmes, la géographie ou encore la poésie », s’inquiète Pashtana Durrani.

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Si certaines femmes sont retournées au travail, notamment dans le secteur de la santé, d’autres attendent toujours des autorisations. Les nouveaux dirigeants afghans leur ont parfois demandé de rester chez elles, temporairement, certains combattants devant être formés à bien les traiter. Les talibans se sont en effet engagés à les laisser travailler en accord avec leur interprétation de la charia (la loi islamique), c’est-à-dire séparément des hommes. En pratique, Pashtana Durrani assure que les femmes sont rares à retourner au travail et déplore des conséquences dramatiques sur l’éducation.

« C’est bien beau de dire que les femmes peuvent étudier. Mais si elles ne peuvent pas travailler ensuite, quel intérêt ? Les familles préféreront faire un investissement plus utile, comme les marier ou les envoyer à l’étranger. De quoi alimenter une fuite des cerveaux et perdre des gens qui auraient pu payer des impôts et contribuer à la stabilité du pays. »

Pour permettre aux femmes de retourner au travail, le régime doit leur garantir la sécurité. « Actuellement, beaucoup ont peur d’être prises pour cible ou d’être harcelées. Ce n’est pas parce que quelques employées sont de retour à l’aéroport de Kaboul et que le régime communique là-dessus que tout est redevenu normal pour les femmes de ce pays », s’étrangle la militante.

Rassemblement anti-talibans

Si les talibans n’ont cessé d’afficher un visage d’ouverture depuis leur prise de pouvoir, les dernières mesures inquiètent. Mercredi 8 septembre, les femmes ont été interdites de sport au prétexte que leur tenue laisserait trop voir leur corps.

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La veille, lors de l’annonce du nouveau gouvernement, les talibans avaient annoncé le retour du ministère pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice. Dans les années 1990, cette institution était chargée de faire respecter strictement la loi islamique.

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Et lorsque des femmes ont manifesté pour la défense de leurs droits à Hérat, lors d’un rassemblement anti-talibans, deux personnes ont été tuées. Dans ce contexte, Pashtana Durrani préfère préparer discrètement sa contre-offensive éducative : l’ouverture d’écoles clandestines dans les provinces où les établissements resteraient fermés. Souterraine, la résistance s’organise.

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