« Nous aurions pu mourir, je ne comprends pas pourquoi ils ont tiré autant de fois, ils auraient pu viser les roues. » Le récit de Nordine est aussi glaçant que les images publiées en août dernier, qui ont fait le tour des réseaux sociaux. Dans la vidéo, des hommes tirent à plusieurs reprises sur une voiture. Les images enflamment la toile, et suscite l’émotion et l’effroi. Au lendemain des faits, même les Grandes Gueules sur RMC y consacre une émission intitulée « Stains : BAC les nouveaux Cow-boys ?

Il s’agit de policiers de la BAC de Stains (Seine-Saint-Denis), en civil, sans brassards et dont le véhicule n’est pas équipé de gyrophare. La scène d’une rare violence s’est déroulée dans la nuit du 15 au 16 août dernier, à l’angle du boulevard Maxime-Gorki et la rue Salvador-Allende.

J’ai eu très peur, j’ai voulu fuir parce qu’à aucun moment je me dis que ces hommes sont des policiers.

Le conducteur Nordine et sa passagère sont alors grièvement blessés et transportés à l’hôpital en état d’urgence absolue. Très vite la préfecture de police affirme que les agents ont agi dans le cadre de la légitime défense lors d’un contrôle où le conducteur aurait refusé d’obtempérer.


Reprise de nombreuses fois sur les réseaux sociaux, la vidéo des faits a provoqué énormément de réactions. 

Une volonté de rester discret après le drame

Depuis la nuit où il a subi ces coups de feu, Nordine, le conducteur, ne s’était jusqu’alors jamais exprimé. Lui et sa famille n’ont pas envie d’être exposés, et ont à plusieurs reprises refusé les différentes sollicitations médiatiques. Moins d’un mois après le drame, l’homme porte encore les stigmates de cette nuit d’horreur. Le bras gauche immobilisé par un gilet orthopédique, le conducteur de bus de profession, âgé de 37 ans tient à rester discret.

De cette nuit d’août, Nordine a des souvenirs flous.  « Je rentrais de Paris avec ma copine, où nous avions été manger dans une crêperie. Elle dormait sur la banquette arrière. Nous nous apprêtions à rentrer sur Sarcelles. Il était 1h30 du matin. Le comble, c’est que je ne passe quasiment jamais par cet endroit, mais là c’était sur mon trajet », raconte le trentenaire.

Selon la psychologue, mon cerveau s’est verrouillé et s’est mis en mode sécurité.

Puis le discours se fait plus confus, outre les blessures physiques que l’homme porte dans sa chair, le traumatisme psychologique est palpable. « Je ne me souviens quasiment de rien, les images sont confuses », déplore le trentenaire. « Dans mes souvenirs j’étais à l’arrêt. Une voiture s’arrête à ma hauteur. Trois hommes à l’intérieur me regardent avec insistance. J’ignore qu’il s’agit de policiers. Je leur fais signe pour savoir qu’est-ce qu’il y a ? À ce moment, ma copine M. dort à l’arrière. Très vite, je reçois un coup de feu.  Après j’ai des flashs qui me reviennent. Selon la psychologue, mon cerveau s’est verrouillé et s’est mis en mode sécurité », regrette Nordine, toujours très choqué. Peu à peu, le regard de l’homme se perd, comme si une partie de sa vie lui avait échappé.

« J’ai eu très peur, j’ai voulu fuir parce qu’à aucun moment je me dis que ces hommes sont des policiers. Ils ne portaient ni brassard, et leur voiture n’avait pas de gyrophare, ça aurait pu être un car-jacking ou autre chose… », explique l’ancien Sarcellois. En visionnant les images vidéo, on constate effectivement que les agents ne sont pas identifiables.

« Je me suis vu mourir, j’ai dit à ma copine de dire à ma mère que je l’aime et de me pardonner… je perdais beaucoup de sang. Dans l’ambulance, je me souviens avoir pris une petite claque, il ne fallait pas que je m’endorme, je devais rester éveillé », poursuit le jeune homme.

Au moins 7 balles reçues dans le corps

Pris en charge par les secours, Nordine est transporté en état d’urgence absolue à l’hôpital Georges Pompidou, dans le quinzième arrondissement de Paris, tandis que son amie, dont le pronostic vital est également engagé, est transférée à la Pitié-Salpêtrière.

« J’ai été emmené à l’hôpital Georges Pompidou sous X, car mes papiers et ceux de ma copine sont restés dans ma voiture, qui a été réquisitionnée par la police. De mon côté j’ai reçu entre 7 et 9 balles selon les médecins. Une dans l’épaule gauche, quatre dans l’aine et les membres inférieurs et des éclats dans le dos. Mon humérus est en morceaux », explique la victime tout en montrant ses cicatrices.

 Un médecin m’a demandé si j’étais d’accord pour qu’on m’ampute le bras gauche. J’ai refusé car je pouvais bouger mes doigts.

«Ma copine, elle, a reçu une balle dans le dos qui est ressortie par devant et a perforé un poumon, elle est toujours hospitalisée », déplore-t-il, très affecté par son état de santé. Au vu de l’état du bras du blessé, une amputation lui est proposée quelques heures après son admission. « Un médecin m’a demandé si j’étais d’accord pour qu’on m’ampute le bras gauche. J’ai refusé car je pouvais bouger mes doigts. Ils m’ont finalement opéré, mis des plaques, des vis et du ciment. Je repasse au bloc dans un mois. Au vu des nombreux fragments, je vais avoir une greffe osseuse », précise-t-il.

Le compte rendu opératoire du dossier médical que nous avons pu consulter, fait état de fractures osseusses « très importantes » et « d’orifices de balles à la cuisse droite, main droite, thorax gauche », ainsi que de « l’ablation d’une balle en sous cutanée en regard du rachis cervical ».

10 jours après le drame, Nordine a pu regagner son domicile. Mais reste très affecté physiquement et psychologiquement par le comportement des policiers. « Sur les vidéos on voit ma copine sortir le dos en sang de ma voiture, les policiers ne lui portent pas secours, on voit l’un d’eux parler au conducteur de la Mini Cooper, témoin du drame sans même prêter attention à elle», souligne celui qui sur les conseils de ses proches a consenti à solliciter l’aide d’une psychologue.

Une famille sous le choc

De son côté Yasmine, 36 ans, la sœur cadette de Nordine, n’en revient toujours pas. Depuis un mois elle court les hôpitaux, et tente d’aider son frère dans ses démarches du mieux qu’elle peut. « J’ai appris ce qu’il s’est passé seulement le lendemain aux alentours de 17h. J’étais chez moi quand mon neveu m’a appelée. Des amis de Nordine ont vu la vidéo sur les réseaux et reconnu sa voiture. Ils ont averti mon neveu qui m’a prévenu dans la foulée. Ni les policiers, ni l’hôpital n’ont pris la peine de nous appeler. C’est à partir de ce moment-là que j’ai entamé les recherches et su où il était. Je me suis alors rendue à Pompidou mais je n’ai pas pu le voir». 

La vidéo a tourné partout, des amis de mon frère ont reconnu sa voiture et prévenu mon neveu. C’est lui qui nous a fait remonter l’info.

« Le mercredi nous décidons d’aller voir mon frère avec quelques proches. Des amis de Nordine nous accompagnent également, mais restent à l’extérieur. Plusieurs dizaines de policiers nous attendent, nous sommes contrôlés et fouillés contre un mur. Nous voulions juste des nouvelles, mais trois amis sont carrément emmenés en garde à vue. Arrivée dans sa chambre, mon frère est sous morphine, un peu shooté, on parle rapidement, il me demande d’aller voir sa copine qui se trouve dans un autre hôpital parisien. Je m’y rends le lendemain, choquée mais soulagée de les avoir vus tous les deux », raconte la sœur de la victime.

L’IGPN saisie, des policiers libérés

Quelques heures après le drame, et face à la polémique la préfecture de police de Paris communique sur Twitter par l’intermédiaire de sa porte-parole Laetitia Vallar. Cette dernière affirme que deux des fonctionnaires ont été blessés lors de la manœuvre du véhicule et que c’est pour cette raison que ces derniers ont dû faire usage de leurs armes. Elle précise par ailleurs qu’une enquête a été ouverte. La Police judiciaire de Seine-Saint-Denis et l’IGPN ont été saisies.

 


Le lendemain des faits, la préfecture de Police de Paris a communiqué via son compte Twitter.  

 

« 48h après les faits, un agent de l’IGPN est venu à l’hôpital et a demandé à m’interroger. J’ai dit que je n’étais pas en état. Depuis aucune nouvelle », se rappelle Nordine. Mais pour le jeune homme, les fonctionnaires n’auront rien… « Ils auraient pu nous tuer, mais ce sont eux qui sont présentés comme des victimes et nous les coupables. On sait que dans ce genre d’affaires, les policiers sont acquittés et s’en sortent toujours bien. Ils justifient leurs actes par de la légitime défense. Ce qui passe dans un quartier populaire, tout le monde s’en fout », lâche-t-il résigné.

Nordine est accusé de tentative d’homicide volontaire sur personne dépositaire de l’autorité publique. Pour la police, il aurait percuté un agent en faisant marche arrière en tentant de fuir le contrôle. De leur côté, deux des policiers, âgés de 27 et 30 ans, mis en garde à vue pour « tentative d’homicide volontaire », ont été libérés quelques heures après.

Il y a une plainte contre mon frère, mais qui a voulu tuer qui ?

« Il y a une plainte contre mon frère, mais qui a voulu tuer qui ? Ces hommes sont-ils réellement aptes au port d’arme ? Ils se permettent un tel comportement parce que ça se passe dans un quartier, et ont un véritable sentiment d’impunité », s’interroge Yasmine. Le jeune homme et sa sœur aimeraient retrouver des témoins pour savoir ce qu’il s’est passé.

Une instruction a été ouverte le 24 août, confirme Loïc Pageot, procureur adjoint de Bobigny, en charge de l’affaire, que nous avons pu contacter et qui atteste du fait que deux policiers ont bénéficié de quelques très faibles jours d’ITT « mais sans aucune mesure avec les blessures des automobilistes ». Il indique par ailleurs que la conductrice de la Mini Cooper visible sur la vidéo a été entendue comme témoin, mais que le deuxième automobiliste auteur de la vidéo n’a pas été identifié.

Représentée par Maître Bouzrou, la famille a porté plainte pour tentative d’homicide volontaire et faux en écriture publique, après que les policiers « auraient affirmé qu’ils étaient en position de légitime défense et que les tirs étaient dus à leur peur de se faire écraser et d’être traînés par le conducteur du véhicule », or « sur la séquence vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, il ne ressort absolument pas que les fonctionnaires tirent parce qu’ils sont en danger », peut on lire dans le courrier adressé à Madame la procureure de la République de Seine-Saint-Denis, consulté par Mediapart. Un dépaysement de l’affaire a aussi été demandé par le représentant de la famille.

Absence de brassard et de sommation

« La question n’est pas tant de connaître le motif du contrôle ou de savoir si oui ou non le conducteur avait identifié les policiers comme tels, mais de savoir si les nombreux tirs des fonctionnaires étaient légitimes et rentrent dans le cadre de la légitime défense », conclut le Procureur. L’absence de brassard, pourtant obligatoire dans le cadre d’une opération de police, ainsi que l’absence de sommation avant le tir interpellent. Le nombre de coups de feu, au regard du danger potentiel représenté par la voiture de Nordine, soulève des question sur le caractère disproportionné du comportement des policiers.

La jeune femme tente de percer à jour les raisons qui ont pu pousser les agents à tirer à plusieurs reprises sans mise en danger apparente. « Ce qui est arrivé à mon frère et ma belle-sœur aurait pu arriver à n’importe qui. Ils auraient pu mourir…! Alors, même si j’ai peu d’espoir que ces policiers aillent en prison, j’attends une condamnation pénale, et qu’ils ne puissent plus exercer. Que le statut de victimes soit reconnu pour Nordine et sa copine et qu’ils soient indemnisés pour l’ensemble du préjudice subi ».

Contactée à plusieurs reprises, la Préfecture de police a refusé nos demandes d’interview et a redirigé vers le Parquet de Bobigny. 

Céline Beaury

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