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"Au Brésil, à un an de la présidentielle, la prédation de la forêt amazonienne s'aggrave"
Ninawa, cacique des Huni Kui.
Planète Amazone

"Au Brésil, à un an de la présidentielle, la prédation de la forêt amazonienne s'aggrave"

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Ninawa, cacique des Huni Kui, des Indiens qui habitent l’Etat d’Acre à l’est du Brésil, se rend en France pour faire connaître « l'Alliance des gardiens de Mère Nature » qui rassemble des leaders autochtones du monde entier. Il présente le film « Terra-Libre » de Gert Peter-Bruch, qui sort mardi 21 septembre et qui retrace trois décennies de lutte des peuples indigènes brésiliens.

Marianne : Alors que le Congrès de l’UICN (1 400 membres, États, agences, ONG) vient d’approuver à l'unanimité à Marseille une motion visant à « gérer durablement » 85 % de l’Amazonie d’ici à 2025, comment vit votre peuple ? Quel effet peut avoir cette résolution ?

Ninawa : Je suis venu présenter le film de Gert Peter-Bruch « Terra Libre » (lire critique ci-dessous) parce que ce film dit la vérité sur ce que nous vivons depuis les années 1990. Et explique pourquoi nous sommes aujourd’hui désespérés. Dans l’État d’Acre, les 111 villages de mon peuple Huni Kui sont répartis sur cinq municipalités, notamment dans le district de Feijé-AC. Bien que la plupart de nos terres soient démarquées, nous subissons le brigandage de coupeurs de bois précieux qui déciment de grands arbres pour les exporter en Europe et en Chine, et des incursions d’éleveurs de bétail. Dans d’autres états, le Para, le Roraima, ce sont les chercheurs d’or qui mutilent la nature, déversent du plomb dans les rivières, polluées également par des pesticides.

À un an de la prochaine présidentielle, cette prédation s’aggrave. Car le Président Jair Bolsonaro veut s’affranchir de la convention 169 de l’OIT (organisation internationale du travail), laquelle exige de consulter les peuples autochtones pour toutes les décisions concernant leurs territoires. Il estime que cette résolution entrave le développement du Brésil. Aussi, ​dans un contexte aussi dur, un vote comme celui de l’UICN visant à « gérer durablement » 85 % de la forêt amazonienne d'ici à 2025, reste un texte de papier. Il n’aura pas d’effet concret sur le terrain. Même notre État se targue de protéger 50 % de l’Amazonie !

« Un vote visant à « gérer durablement » 85 % de la forêt amazonienne d'ici à 2025, reste un texte de papier. Il n’aura pas d’effet concret sur le terrain. »

L’Amazonie perd déjà 10 000 km2 par an de forêt – l’équivalent de la superficie du Liban. Pourtant l’examen d’un jugement par la Cour suprême brésilienne (11 membres) pourrait fragiliser la démarcation de certaines terres ancestrales de peuples autochtones du Brésil, au motif que ces derniers ne les occupaient pas en 1988, année de promulgation de la constitution du Brésil. Comment surveillez-vous cette procédure ?

Du 22 au 28 août, pour contrer cette régression de nos droits, nous avons mobilisé à Brasilia, de façon exceptionnelle, plus de 8 000 Indiens devant la Cour suprême, le Congrès national et le palais présidentiel. Ce 8 septembre, le président de la Cour suprême a d'ailleurs annoncé qu’il ne reconnaîtrait pas cette restriction « temporelle » de nos territoires. Un autre magistrat a, lui, reporté sa décision au mois de novembre ; nous redoutons une manœuvre dilatoire. Car nous nous battons aussi contre deux autres projets de loi. Le premier pourrait stopper toute nouvelle démarcation de terres indigènes, en supprimant notre droit de consultation, pourtant reconnu par la convention 169 de l’OIT et la déclaration de 2007 des Nations Unies (sur les droits des peuples autochtones). Si ce texte était voté, le Congrès national, dominé par les ruralistes, déciderait seul. Le second projet de loi vise à régulariser des certificats de propriété douteux d'exploitants agricoles.

Les « gardiens de la Terre Mère » alertent aussi sur les ravages du « capitalisme vert » et les marchés de droits carbones. Expliquez-nous comment des projets présentés comme propres, verts, affectent au quotidien la vie des peuples autochtones du Brésil.

Ma vision, comme celle d’une très grande majorité des leaders autochtones, est que cette idée d’autoriser nombre d'acteurs à polluer la terre mère, tout en distribuant une pluie d’argent sur des zones dites « protégées » parce qu'elles stockent du carbone, est une fausse solution. D’ailleurs, au Brésil, nous voyons bien que cela ne marche pas puisque cela fait quarante ans qu’on nous en parle… et que la situation de l’Amazonie et de ses peuples se dégrade continûment !

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Dans l’État d’Acre, lorsque diverses fondations, en partenariat avec la Banque mondiale ont apporté 300 millions d’euros, les sommes proposées aux communautés ne sont que des miettes : de l’ordre de 10 000 à 20 000 euros. En outre, cet argent les divise. Dans toute l’Amazonie, des villages qui refusent de participer peuvent même être menacés. En août dernier, des individus armés ont remonté la rivière en tirant sur des membres de la communauté de Davi Kopenawa ; un Yanomami a été tué. La maison d’Alessandra Kora Munduruku elle, a été brûlée. C'est pourquoi « L’Alliance des gardiens de Mère-Nature », qui représentent 370 peuples sur cinq continents, veut faire reconnaître les droits fondamentaux de la terre mère et l’existence légale des écosystèmes.

« Terra Libre » un film de Gert-Peter Bruch

Trente ans après le sommet de la Terre qui se tenait à Rio en 1992, le documentariste Gert-Peter Bruch, ami fidèle du chef Raoni des Kayapos, co-fondateur de Planète Amazone, retrace dans une fresque captivante les grands combats des peuples amazoniens pour préserver leur forêt et leurs immenses rivières, d’une exploitation court termiste. « Stupide », tonne même dès le début du film, Raoni, ulcéré par la construction sur le fleuve Xingu, au débit irrégulier, du barrage de Belo Monte : 18 turbines qui perturbent considérablement la vie des peuples indigènes, comme celle des pêcheurs traditionnels brésiliens de la région d’Alta Mira – eux qui vivaient ensemble dans ce bassin, sans le détruire.

Toujours au premier rang des événements, Gert-Peter Bruch filme, sans concession, le ballet des engagements internationaux, notamment lors de la Cop 2015 et la signature de l’accord de Paris… et sur le terrain, en parallèle, la lutte exténuante, dangereuse, des communautés indiennes contre les déforestations sauvages, prélude à l’installation d’éleveurs, puis de planteurs de soja. Les mobilisations désespérées des autochtones à Brasilia, contre des projets de loi qui resurgissent sans cesse pour freiner la démarcation de leurs terres, émeuvent, comme elles instruisent utilement sur le fonctionnement de la démocratie brésilienne.

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Surtout, en embrassant trois décennies, « Terra Libre » nous fait comprendre à quel point la déforestation de l’Amazonie n’est pas un problème « Bolsonaro », mais qu'elle nous concerne tous : ces productions tropicales, bois rare, tourteaux de soja, viande, comme en témoignent les nombreux caciques et spécialistes interrogés, sont exportés massivement en Europe et en Chine. De grandes entreprises françaises participant, en outre, « au développement » de l’Amazonie. Militant déterminé, Gert-Peter Bruch invite donc à l’action. Depuis mars, il porte avec les « Gardiens de Mère Nature » qui regroupe des leaders autochtones du monde entier, une pétition pour mobiliser les citoyens et les jeunes sensibilisés à la défense du climat. Cet appel a déjà recueilli plus de 50 000 signatures. Il vise à faire entendre le point de vue des peuples autochtones, notamment sur les crédits carbone, tant au Parlement européen qu’à la prochaine Cop 26 à Glasgow, où ils risquent de ne pas être suffisamment représentés.

Terra Libre. 2 heures 5 minutes, sortie le 21 septembre. Séance le 21 septembre, à 20 heures, au Forum des images à Paris (en présence de Marianne).

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne