Un parcours émaillé de curiosité malsaine, de remarques désobligeantes, de négation et d’insultes. Avec, parfois, quelques instants de répits. Léon, 20 ans, a fait son coming-out en fin de Seconde. L’équipe de direction interdit alors d’utiliser son prénom. Certain•es professeur-es le font en douce. "Mon existence était proscrite. Une année, j’étais très heureux d’être élu roi du bal du lycée, eux ont voulu me couronner reine. J’ai évidemment dit non."

La transphobie, l’histoire de Léon en est jalonnée. Scolarité, soirées entre ami•es, lieux publics. Et rendez-vous médicaux. Un jour qu’il doit faire une échographie pelvienne, on lui rétorque : "On ne fait pas d’écho à des messieurs !". "Je pense que des personnes ne vont plus chez le médecin par crainte", soupire le jeune homme.

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La transphobie, des agressions au quotidien

Pour les personnes trans, chaque acte du quotidien qui se veut banal peut engendrer angoisse et/ou appréhension. À son travail, le contrat de Léon indique son deadname (1). On lui assure que la machine ne peut pas le modifier. Pourtant, ce sera fait quelques temps plus tard. "J’ai compris que ce n’était pas un problème de machine, mais de personne."

Léon distingue maladresse et remarque transphobe. Celles et ceux qui veulent être sympas "mais se foirent" à grands coups de "T'es réussi, ça ne se voit pas du tout !" et les autres, les hostiles, les aigri•es, les violent•es. S’il y a certes une différence entre cet homme en camionnette qui lui a lancé un "Sale trans !" en ralentissant à sa hauteur, et celles et ceux qui lui disent "Tu es bel homme en plus", la quotidienneté des remarques liée à sa transidentité révèle que celle-ci est encore vue comme une transgression de genre.

Pour le sociologue Emmanuel Beaubatie, auteur du livre Transfuges de sexe (2), "la transphobie naît d’un ordre du genre constitué d’une différence et d’une hiérarchie entre les hommes et les femmes. Ce qui est perçu comme un passage de frontière sociale est sévèrement sanctionné car ce passage vient transgresser l’ordre du genre établi". Or, encore aujourd’hui, pour la plupart des gens, transgresser le genre relève de l’impensable.

Sortir du rang et bousculer l'ordre établi

Léon, lui, cispasse (3) aujourd’hui comme un homme mais est perçu "davantage comme un homme efféminé plutôt qu’un homme trans". Les insultes transphobes ont donc laissé la place aux insultes homophobes. Sortir du rang dominant se paye à chaque instant.

Michelle (4), 28 ans, en sait quelque chose, elle qui a vécu un cauchemar à l’université, où l’administration refuse son identité féminine. Mégenrée (5), elle se voit inscrite en option sport dans un groupe de garçons, qui multiplie les moqueries et les propositions sexuelles. Ces vestiaires masculins sont une expérience traumatisante. Elle devient "la trans". "Je ne me suis pas démontée, mais ce fut un acte de rébellion assez compliqué à assumer", se souvient la jeune femme. Autre fois, autre lieu, Michelle fut prise à partie par un groupe. Ce jour-là, elle eut peur de l’agression physique. "On me criait que je faisais honte, qu’on allait me montrer ce que c’était d’être un mec."

La transphobie naît d’un ordre du genre constitué d’une différence et d’une hiérarchie entre les hommes et les femmes.

Aujourd’hui travailleuse sociale, elle constate que le milieu n’empêche en rien les manifestations transphobes. Elle a ainsi croisé un chef "un peu dragueur, dont la virilité a pris un coup en apprenant que j’étais trans". L’odieux masculiniste, vexé, lui jettera des "Toi, tu vas pas aller à la piscine quand même, tu vas pas te mettre en maillot !".

Michelle a été minée par la multitude de remarques depuis son adolescence. "Au fil de la transition, on se blinde. Aujourd’hui j’en tiens beaucoup moins compte", assure-t-elle. Mais cette société patriarcale où l'hétérosexualité et le fait d'être cisgenre sont érigés en normes, ne manque pas de lui faire des piqûres de rappel. "Encore récemment, à la piscine, un groupe de mecs qui crie ‘Mais regarde vers son maillot, c’est un mec !".

Michelle "assume beaucoup plus qu’il y a dix ans. Et puis la curiosité peut être bienveillante, elle peut montrer qu’on s’intéresse à qui je suis". Pour autant, les questions intimes fusent, alors même que parfois elle connaît à peine les gens. "Tu as toujours ton pénis ? Tu es opérée ?" La jeune femme accepte parfois ce genre de questions. "Ça dépend vraiment de qui la pose. Et comment."

Des invisibles perçus comme "indésirables"

Cette transphobie ambiante, généralisée, Youssef la connaît bien également. La jeune femme a rejoint XY Media (6), le premier média transféministe français, depuis quelques mois. "Nous [les personnes trans] sommes des indésirables, qui baignons avant tout dans un quotidien d’hostilité transphobe et/ou d’invisibilisation dans la sphère politique, qui fraye d’ailleurs avec le fascisme."

XY Media est né de la volonté de faire bouger les choses, d’apporter des discours transféministes accessibles au plus grand nombre dans un contexte européen de radicalisation des discours et pratiques politiques. "Pour combattre la marginalisation des personnes trans et permettre un accès digne aux droits et à la protection sociale. On n’en peut plus d’être en deuil", affirme Youssef.

Et pour cause : les personnes trans ont jusqu'à dix fois plus de risque de se suicider que les personnes cisgenres et les jeunes trans sont 69% à avoir déjà pensé au suicide. En décembre 2020, le suicide de Fouad, lycéenne lilloise, avait profondément ému, questionnant la responsabilité de l'école face à ces élèves, et posant la question des ressources allouées à la formation de son corps enseignant.

Les personnes trans ont jusqu'à dix fois plus de risque de se suicider que les personnes cisgenres.

En outre, les femmes trans sont davantage victimes d'agressions ou de meurtres. Triste illustration de cette violence, les assassinats de Vanessa Campos et Jessyca Sarmiento, travailleuses du sexe tuées à 19 mois d’intervalle entre 2018 et 2020, à Paris.

C’est pour faire entendre leurs voix que le nouveau média XY s’est lancé, aidé d'une remarquable levée de fonds (plus de 91.000 euros sur les 12.000 euros initialement demandés), preuve de la nécessité et de l’attente de ces représentations dans la société. "Il est important pour nous de se réapproprier les récits et discours de la sphère médiatique, pétris de reportages pathologisants et de personnes trans meurtries par la vie, qu’on présente comme des êtres souhaitant par-dessus tout un salut médical."

Les politiques ne sont pas en reste sur l’inaction et/ou la stigmatisation envers les personnes trans. Pour Youssef, il faut les interpeller sur "leurs mauvaises décisions. Il y a des causes sociales et politiques à cette transphobie. On y trouve également un ancrage raciste. Si moi en tant qu’immigrée j’adhère à d’autres normes de genre que celles qui dominent en France, elles ne seront pas légitimes. Et si elles ne sont pas légitimes, les solutions politiques à mes problématiques seront soit inadaptées, soit inexistantes".

Une masculinité appeurée

Pour le sociologue comme pour la militante qui à présent écrit des vidéos pour XY Media, le sexisme est la source de la transphobie. Emmanuel Beaubatie, lui, préfère d’ailleurs le terme de "cissexisme", plus parlant, ici employé comme un synonyme de transmysogynie.

En effet, le suffixe -phobie fait référence à la peur, une forme de peur irrationnelle même, signifiant par là qu’elle pourrait ne pas être la faute de celui ou celle qui la manifeste. En laissant supposer une peur ou une réaction épidermique, on vient absoudre le ou la transphobe de ses propos ou gestes. "Or, la transphobie est très structurelle socialement, explique le chercheur. Elle est intimement liée au sexisme et à un monde social qui est organisé en deux, et seulement en deux groupes." La transphobie existe donc par et pour l’oppression de genre.

Les personnes trans, et notamment les femmes trans, "viennent montrer que la frontière entre hommes et femmes est poreuse.

En venant bouleverser l’ordre social préétabli, les personnes trans, et notamment les femmes trans, "viennent montrer que la frontière entre hommes et femmes est poreuse, c’est cela qui apparaît menaçant pour beaucoup", rapporte Emmanuel Beaubatie. Surtout pour les hommes, auteurs de la majorité des manifestations transphobes, et pour qui "toute féminité est perçue comme quelque chose de dégradant, souligne le sociologue. Cela vient les interroger sur leur masculinité".

Ce que constate également Youssef, qui voit au quotidien des femmes trans victimes de discriminations sexistes hétéropatriarcales. "Les hommes nous violentent, pour eux nous sommes des sous-hommes, ou bien des fétiches sexuels sur pattes. Il s’agit bien de casser quelqu’un, de le déchoir de son identité de genre."

La transphobie dans le féminisme

Ces derniers temps, la militante observe "une grande crispation au niveau du débat public", ponctuée d’un discours TERF (venant de l'anglais Trans Exclusionary Radical Feminism, désignant les féministes qui ne veulent pas inclure les femmes trans dans leurs luttes) qui prend de l’ampleur. Comment expliquer que des femmes, se revendiquant qui plus est du combat féministe, participent à la transphobie ambiante dans un contexte où les mobilisations féministes, et les acquis qui en découlent, demeurent fragiles ?

"Cette vulnérabilité engendre de la peur, explique Emmanuel Beaubatie. La crainte que des hommes viennent s’immiscer dans ces combats pour mieux les saper de l’intérieur. Parce que les droits des femmes ne sont jamais garantis, le discours TERF se trompe simplement d’ennemi, oubliant ainsi que l’ennemi principal est le patriarcat", souligne le sociologue. Et de rappeler, à propos : "Le cissexisme peut prendre différents visages".

En octobre 2022, le talkshow nocturne de France 2, Quelle époque !, a organisé un débat entre la militante Dora Moutot et Marie-Cau (illustration de cet article, ndlr), première maire transgenre de France. Une séquence jugée violente et transphobe tandis que la première a refusé l'identité de femme de l'élue, la mégenrant en direct : "Pour moi, Marie Cau, c’est un homme. C’est un homme transféminin. Une personne qui est biologiquement un homme, ça, on ne peut pas dire le contraire."

Lors de la marche des fiertés à Paris, en juin 2021, une militante trans d'envergure, Sasha, vice-présidente de l'association Acceptess-T (6), et co-fondatrice de XY Media, est bousculée par un groupe de féministes TERFs, car elle déchire leurs pancartes aux messages transphobes. Interpellée sur place par la police mais vite relâchée, elle a ensuite été harcelée en ligne par des militantes TERFs. "L'Inter-LGBT condamne évidemment l'agression de Sasha. Les TERFs n'ont rien à faire dans nos manifestations", avait réagi le porte-parole de l'Inter-LGBT auprès de Têtu.

(1) Prénom de naissance que la personne a choisi de changer en transitionnant. L’utiliser revient à nier son identité et son souhait de transitionner. 

(2)

 

(3) Cispasser (de cispassing) : une personne trans "passant", à première vue, pour une personne cisgenre.

(4) Le prénom a été changé. 

(5) Utiliser un pronom qui n’est pas celui utilisé/souhaité par une personne.

(6) Principale association d'aide aux personnes trans en France