“L’Arme la plus meurtrière” : le livre riposte d'une autre victime de Matzneff

Publicité

“L’Arme la plus meurtrière” : le livre riposte d'une autre victime de Matzneff

Par
Francesca Gee en septembre 2021
Francesca Gee en septembre 2021
© AFP - JOEL SAGET

Après Vanessa Springora, une autre femme, Francesca Gee, aujourd’hui âgée de 63 ans, accuse Gabriel Matzneff d’abus sexuels. Dans un livre auto-édité, L’arme la plus meurtrière, elle dresse le portrait implacable d’un prédateur et du système qui l’a protégé.

Lorsqu’elle a rencontré Matzneff, Francesca Gee avait quinze ans et lui trente-sept, le même âge qu’Humbert Humbert, le protagoniste de "Lolita" de Nabokov. Quand on a lu Vanessa Springora (Le Consentement, Grasset, 2020), on ne peut qu’être saisi par les similitudes entre les deux récits. Comme Vanessa, Francesca était une adolescente passionnée de littérature, dont les parents, fraîchement séparés, "sont trop pris par leur mélo personnel pour s’intéresser à ce que je deviens".

Le journal de 7h30
11 min

"Mes appas, mon intelligence, ma simple existence sont portés aux nues. Comment résister à de tels compliments ?"

Publicité

Un soir, à la sortie du cinéma, Francesca et sa mère tombent sur Matzneff, une vieille connaissance, perdue de vue depuis longtemps. Ah, le plaisir des retrouvailles ! Assez vite, cependant, la jeune Francesca, troublée, comprend que c’est après elle que l’écrivain en a, et non après sa journaliste de mère. "Grâce à son sismographe intérieur le détourneur de fillettes a détecté la fêlure et, sans hésiter, il a foncé", écrit-elle dans L’Arme la plus meurtrière.

Il appelle aux heures de bureau pour être sûr de tomber sur la jeune fille. Il lui propose de la voir, l’étourdit de discours. "Mes appas, mon intelligence, ma simple existence sont portés aux nues. Comment résister à de tels compliments ? Comment refuser de vivre, enfin, la vie d’une héroïne", écrit-elle dans un extrait du livre disponible sur son site

Une adolescente sous emprise

Lorsqu’il se jette sur elle, lors d’une promenade sur les quais, elle ne peut pas retenir un mouvement de dégoût. "Tandis qu’il s’escrime sur ma bouche, mes yeux ouverts enregistrent la chair flasque du cou, la peau du menton un peu pendante." Un peu plus tard, ce sera le lit "comme une arène". Dire non ? Impensable. À cette adolescente peu sûre d’elle, on a appris à être polie, à faire plaisir, à obéir aux adultes.

Les adultes, justement, que pensent-ils de cette drôle d’affaire ? "Ma mère était très opposée à cette liaison, déclare Francesca Gee à France Inter, mais mon père y était très favorable. Il était tout à fait d’accord pour que je sois la maîtresse de Matzneff." Dans cette famille, personne n’occupe la place qu’il devrait occuper. Personne ne fait ce qu’il devrait faire. Car si la mère est opposée à cette liaison, la jeune Francesca en découvre bientôt la raison : "Tu m’as volé mon amant", lance-t-elle un jour à sa fille médusée. "Quand une mère et sa fille ont des rapports avec le même homme, c’est un triangle incestueux", analyse Francesca Gee. Sa mère, aujourd’hui âgée de près de 90 ans, refuse d’aborder avec sa fille ce chapitre douloureux.

Pendant ce temps, l’écrivain resserre sa prise. "Gabriel Matzneff m’a mise en garde. (..) Le monde, celui des adultes, est méchant. Il ne supporte pas les gens qui s’aiment comme lui et moi nous aimons. Car "nous" nous aimons. C’est un dogme." Il l’espionne, lui interdit de voir ses amis, manœuvre pour qu’elle soit inscrite dans un lycée près de chez lui, pille les lettres qu’elle lui a envoyées pour les publier, à son insu, dans son essai Les moins de seize ans. Les vacances, qu’elle passe à la neige ou dans sa famille italienne, sont une respiration bienvenue pour Francesca. Mais elle a beau se débattre, elle est engluée.

Un système qui protège Matzneff

Matzneff, prudent, a toujours dans son portefeuille une lettre autographe de Pompidou, à en-tête de la Présidence de la République. Plus tard, elle sera remplacée par une lettre de Mitterrand. En cas d’ennuis avec la police, cela peut faire son effet. Rarement, on a lu une aussi fine analyse du système de manipulation mis en place par un prédateur. "Matzneff m’aime comme il aime les côtes de bœuf et les vins de Bourgogne : il me dévore et me transforme en bouillie ; plus tard il me défèquera."

À ses dix-huit ans, Franscesca Gee parvient enfin à le quitter. Mais on ne quitte pas Matzneff. Elle a beau mettre de la distance entre eux (elle vivra de nombreuses années à l’étranger), il la poursuit : dans son journal (publié), il la traite de "garce luciférienne" et autres vocables du même tonneau. Pire, il utilise une photo d’elle à quinze ans pour illustrer l’édition Folio d’un de ses livres

C’est en vain qu’elle essaie de faire cesser l’utilisation de son image. L’écrivain est bien entouré. Il dispose de relais puissants. Deux avocats refusent de prendre le dossier qu’elle leur soumet. Essaie-t-elle de faire le récit de ce qui lui est arrivé ? Des éditeurs la découragent. Pendant ce temps, droite et gauche confondues, l’État "fait risette au pédopornographe en chef", constate, amère, Francesca Gee, avant d’énumérer les hochets honorifiques (mais pas seulement) offerts par les gouvernements successifs. Comment cela a-t-il été rendu possible ? C’est aussi le propos de ce livre. Récit d’une dépossession de soi mais aussi décryptage de ce que l’auteure appelle lors de notre entretien "le biotope de Gabriel Matzneff". En clair, les relations et le système qui l’ont protégé. 

Un livre pour "riposter"

Lorsqu’est paru Le Consentement, de Vanessa Springora, Francesca Gee a accueilli avec joie et soulagement la déflagration qui a accompagné la sortie du livre. Elle s’est d’abord dit que c’était réglé, qu’elle n’aurait plus à y revenir. Puis, petit à petit, le désir de reprendre son manuscrit refusé est apparu. "J’ai été si gravement insultée, il faut bien lui répondre à ce type ! On ne va pas faire comme s’il ne s’était rien passé, j'avais besoin de me défendre et de riposter !", s’exclame-t-elle avec véhémence.

Francesca Gee a parlé à la presse pour la première fois l’an dernier. C’est au New York Times qu’elle a choisi de confier son récit, écartant d’office les journaux français. Pour son livre, L’Arme la plus meurtrière, elle opté pour l’auto-édition après quelques contacts infructueux dans l’édition. Des choix qui disent bien sa défiance à l’égard d’un système longtemps acquis à son prédateur et qui a érigé autour de lui une conspiration du silence.

pixel