« À l’image de l’exercice physique, prendre soin de sa santé mentale va entrer dans la normalité »

Stéphanie de Chalvron est Docteur en Psychologie Cognitive. Alexandre Beaussier est Associé chez Humans Matter, entreprise spécialisée dans le design cognitif. Ils militent – et travaillent – tous les deux pour amener le sujet de la santé mentale au cœur des entreprises. Pour Usbek & Rica, ils dessinent un futur du travail qui fait de la santé mentale une ressource essentielle pour permettre aux collaborateurs de se réaliser.

Comment peut-on résumer votre redéfinition de la santé mentale ?

Stéphanie de Chalvron

La définition consensuelle est celle de l’OMS qui associe la santé mentale à un sentiment de bien-être et de réalisation de soi. Selon nous, il est important d’ajouter une dimension de conscientisation. Il n’est pas toujours évident d’avoir conscience de son état mental et de ses motivations, car il existe des injonctions sociales qui nous poussent à adopter des motivations socialement acceptables sans qu’elles soient nécessairement les nôtres. C’est la source principale de dissonances cognitives particulièrement délétères.

Alexandre Beaussier

La majorité des approches sur le sujet de la santé mentale restent très individualisantes, ce qui est une forme de contresens alors que l’entreprise est au cœur de la société. Il est important de ne plus considérer la santé mentale uniquement comme une absence de troubles mentaux au niveau strictement individuel, mais bien comme une capacité personnelle à interagir avec son environnement. En effet, nous évoluons dans une société individualiste, y compris dans des organisations collectives comme les entreprises. Tout doit être personnalisé et la quête de l'intérêt personnel passe avant tout. Or la notion de contribution à la communauté, notamment par le travail, et la dimension collective de la santé mentale est absolument essentielle.

Pourquoi le sujet de la santé mentale est-il important aujourd’hui ?

Stéphanie de Chalvron

Les confinements successifs que l’on vient de traverser ont alerté les organisations qui ont constaté des comportements déviants ou des difficultés à bien vivre son travail… Le phénomène de la santé mentale est devenu prégnant car les entreprises ont pris conscience de son impact direct sur la productivité, sur le coût de l’absentéisme et du turnover. Au-delà de la performance, un certain nombre d’entreprises sont en train de comprendre que sans une bonne santé mentale il n’y a pas de changement de paradigme ou de transition des modèles mentaux, en particulier sur des enjeux sociaux et climatiques.

Une mauvaise santé mentale crée une tendance au repli sur soi, qui rend les personnes opaques à toute possibilité d’évolution. A l’inverse, une bonne santé mentale se traduit par une transaction permanente avec son environnement, une capacité à le faire changer et à changer soi-même parce que l’environnement nous y amène. C’est une adaptabilité intellectuelle et émotionnelle qui est essentielle.

Une bonne santé mentale peut-elle sauver l’entreprise des crises qui la traversent, en particulier la perte de sens ?

Alexandre Beaussier

Il faut en revenir au sens même de l’entreprise et du travail. Une entreprise est un groupe d’humains réunis autour d’un but commun. Ce sens a été perdu, et l’on résume malheureusement trop souvent l’entreprise à sa recherche de profit et d’efficacité dans l’exploitation de ses ressources. Mais la définition de l’entreprise comme le lieu de la construction de commun se recoupe avec la définition de la santé mentale, notamment dans les enjeux de réalisation et de contribution à la communauté. Les bullshit jobs, le boreout ou le brownout sont aujourd’hui des symptômes vécus par des individus qui ne savent plus très bien pourquoi ils travaillent et ce à quoi ils contribuent. Ce sont des problématiques fortes pour les entreprises qui cherchent à recréer du sens et un sentiment d’appartenance.

Comment fait-on pour entretenir la santé mentale en entreprise ?

Stéphanie de Chalvron

Il y a deux axes principaux. Le premier consiste à travailler sur les valeurs. Le fait d’aller à l’encontre de ses valeurs crée une dissonance cognitive qui est insurmontable pour un individu. Il est donc fondamental de créer de l’adhésion et de permettre aux individus d’être agents du projet commun dans lequel ils s’engagent. Le deuxième axe consiste à  prévenir l’apparition des symptômes, de l’anxiété aux troubles du sommeil en passant par la dépression. Cela passe par des systèmes de mesure, de détection et d’identification de ces symptômes. Ce sont des dispositifs qui permettent à la fois à l’entreprise d’identifier les problématiques au sein de son organisation et à l’individu de pouvoir se situer par rapport à ses propres capacités mentales.

Alexandre Beaussier

La façon dont on va observer les compétences et les aptitudes mentales des salariés va nous permettre de détecter des motivations intrinsèques, parfois cachées. Lorsque l’on conçoit des programmes de formation pour managers en entreprise, nous les formons aux questions du sens et de la motivation, afin qu’ils puissent eux-mêmes être en mesure de détecter et d’évaluer ces sujets chez leurs collaborateurs. C’est une manière indirecte d'intervenir sur la santé mentale.

Avez-vous des exemples d’entreprises particulièrement avancées sur le sujet ?

Stéphanie de Chalvron

Je pense à GRDF et particulièrement à la Direction Clients Territoires de la région Est qui met un programme test en place sur l’identification, la régulation et la reconnaissance des émotions. L’ambition est d’améliorer la communication et le travail d’équipe, mais sous le biais de l'émotion. L’idée est de recréer du dialogue et de vraies transactions entre les individus. GRDF part du principe qu’un individu doit se sentir bien physiquement, émotionnellement et cognitivement, mais aussi dans sa dimension sociale que l'on a tendance à oublier en entreprise.

Alexandre Beaussier

Nous avons travaillé avec les manufactures de joaillerie d’une maison de luxe, qui doit produire d’un côté de grandes séries, avec de l’automatisation et des machines, et de l’autre des pièces uniques avec des heures de savoir-faire. Se cotoyaient dans un même espace des artisans qui mettent tout leur corps dans la production d’objets et des ingénieurs formés pour rationaliser et optimiser les processus. Ce choc culturel a eu des effets sur la santé mentale, et nous avons tâché de recréer de la motivation en travaillant sur le sens. Nous avons travaillé à créer des espaces de conversation au sein de l’entreprise où l’on pouvait exprimer des peurs, des espoirs, des rêves, des colères, le tout sans être centré sur sa personne, mais sur une construction commune.

Pourquoi la santé mentale est-elle si peu prise en compte en entreprise ?

Alexandre Beaussier

Pour de nombreuses raisons. C’est un sujet contre-culturel encore marginal. C’est un sujet qui fait peur, une forme de boîte de Pandore, et beaucoup d’entreprises ne sont pas prêtes à ouvrir la boîte des affects et de la cognition. Les outils sont encore en construction et les entreprises peinent à évaluer les retours d’une telle transformation. Le monde de l’entreprise a violemment ignoré les sciences humaines et sociales et reste souvent dans une approche gestionnaire : comment produire plus à partir de moins. Enfin, il y a une question de représentations : la santé mentale renvoie aux troubles psychiatriques, elle n’est pas naturellement associée au monde du travail. Je crois que le mouvement en cours – et parfois dévoyé – de travail sur les “raisons d’être” a le potentiel de changer les choses. S’il n’est pas transformé en simple objet de communication, c’est un outil puissant au service du sens, de la cohésion sociale et du soin de la santé mentale.

Comment dédramatiser le sujet, le faire entrer dans les mœurs ?

Stéphanie de Chalvron

Il ne faut pas avoir peur des mots. Il s’agit de faire entrer la question de la santé mentale dans la normalité. Nous avons consenti des efforts importants sur la santé physique en entreprise, avec les questions d’ergonomie ou de postures par exemple. Prendre soin de sa santé physique est devenu normal. Pour aller plus loin, je pense que la santé mentale va devenir un marqueur social comme l’est devenue la santé physique. Cela signifiera que nous serons passés d’une société de l’avoir à une société de l’être. Cela peut bien sûr paraître utopique mais je pense que nous allons y arriver bien plus vite qu’on ne l’imagine aujourd’hui.. 

et aussi, tout frais...