Le Goethanum, près de Bâle, siège du mouvement anthroposophique.

Le Goethanum, près de Bâle, siège du mouvement anthroposophique.

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C'est un jugement en forme de désaveu cinglant pour l'anthroposophie, et une victoire pour le principal critique en France de cette mouvance ésotérique. Anthroposophe "repenti", Grégoire Perra était poursuivi pour diffamation et injures publiques par le CNP MEP-SMA (Conseil national professionnel des médecins à expertise particulière - section médecine anthroposophique). En cause, un article intitulé "Mon expérience de la médécine anthroposophique", qui avait été publié sur son blog en octobre 2018. Racontant son "expérience personnelle" de cette thérapeutique, Grégoire Perra y dénonçait le double discours d' "une médecine réactionnaire qui dissimule tactiquement sa haine de la science moderne". Sous couvert de "médecine intégrative" adaptée à la modernité, ses praticiens s'opposeraient selon lui à la vaccination ou favoriseraient des maladies infantiles.

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Le tribunal de Strasbourg a conclu "que les propos qui sont reprochés à M. Grégoire Perra ne peuvent être qualifiés d'injurieux, au sens de la loi de 1881 et de la jurisprudence de la CEDH", précisant que " même s'ils peuvent paraître brutaux, (ils) s'inscrivent dans un débat d'idées". Surtout, la juridiction souligne que "depuis plusieurs années les tenants de l'anthroposophie poursuivent M. Grégoire Perra en justice, soit devant des juridictions correctionnelles, soit devant la présente juridiction civile. En réclamant à chaque fois sa condamnation au versement de sommes de montants importants, la juridiction ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit là d'une manière de tenter de faire taire M. Grégoire Perra, et de s'économiser un débat public".

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Alors que l'association réclamait 37 000 ¤, le tribunal estime que ces montants sont "abusifs, et de nature à générer un préjudice pour M. Grégoire Perra". Rejetant l'ensemble des demandes formulées par le CNP MEP-SMA, il condamne la structure à verser à Grégoire Perra 10 000 euros d'indemnisation, et 15 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Attaqué en 2019 au pénal par la Fédération des écoles Steiner-Waldorf pour le même article, Grégoire Perra avait déjà relaxé par les magistrats strasbourgeois. Il avait aussi été relaxé suite à la plainte d'une enseignante de l'école Steiner-Waldorf de Verrières-le-Buisson, Virginie Macé, après la publication d'un texte intitulé "Le voyage de classe dans les écoles Steiner-Waldorf : un moment propice à l'endoctrinement des élèves". En 2013, lors de ses premier déboires judiciaires avec les écoles Steiner-Waldorf pour un texte paru sur le site de l'UNADFI sur "l'endoctrinement des élèves à l'anthroposophie dans les écoles Steiner-Waldorf", il avait déjà été relaxé par le tribunal de grande instance de Paris.

"Une volonté de me détruire"

Longtemps méconnue en France, l'anthroposophie s'est, ces dernières années, retrouvée sous le feu des projecteurs, rarement à son avantage. Cette "discrète multinationale de l'ésotérisme", comme l'avait baptisée une enquête de référence du Monde diplomatique parue en 2018, se base sur les écrits de l'occultiste et polygraphe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925). En dépit de ses positions pseudo-scientifiques et d'une cosmologie fantaisiste mêlant réincarnation, karma ou entités démoniques, l'anthroposophie représente aujourd'hui une vaste nébuleuse. On la retrouve autant dans l'éducation (écoles Steiner-Waldorf) que l'agriculture (la biodynamie), la cosmétique (les produits Weleda) ou la banque (La Nef). Associé à la doctoresse Ita Wegman, le touche-à-tout Steiner s'est aussi piqué de médecine, développant un "art de guérir selon les connaissances de la science de l'esprit". Comme nous le révélions cet été, la médecine anthroposophique, très critiquée durant cette pandémie pour des positions farfelues, bénéficie pourtant de soutiens institutionnels, de l'OMS à l'université de Strasbourg. Une faculté où, dans le cadre des formations continues, enseigne le généraliste Robert Kempenich, chef de file français des médecins anthroposophes et président jusqu'au 2 juillet 2020 du CNP MEP-SMA. Rudolf Steiner considérait notamment les maladies infantiles comme un processus naturel en vue de la réincarnation, qu'il ne faudrait donc pas entraver. Ce qui explique pourquoi les écoles Steiner-Waldorf sont régulièrement identifiées comme points de départ de foyers épidémiques de rougeole.

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Ancien professeur en école Steiner-Waldorf, Grégoire Perra est devenu la bête noire des anthroposophes. "Il y a vraiment une volonté de leur part de me détruire, avec des plaintes pour diffamation et des menaces. Mais la justice non seulement vient à nouveau de leur donner tort, mais les condamne en plus pour cela. Le tribunal de Strasbourg a compris qu'il fallait mettre un stop à cet acharnement juridique" confie-t-il à l'Express. Il fustige aussi la série d'été consacrée par le Monde à l'anthroposophie et à son maître à penser Rudolf Steiner, qualifié de "penseur alternatif". Un feuilleton en cinq articles qui a suscité de nombreuses critiques pour son ton jugé très complaisant envers le mouvement. Les journalistes ont notamment présenté les critiques contre l'anthroposophie comme une exception française, dans une nation qui serait "trop cartésienne" et laïque face à des doctrines spiritualistes, oubliant de préciser qu'en Allemagne ou en Grande-Bretagne, les grands médias sont de plus en plus nombreux à en souligner les dérives. Le quotidien avait expliqué que "M. Perra a rompu avec l'école Steiner de Chatou (Yvelines) en 2007, après qu'une élève mineur de l'établissement l'a accusé d'attouchements". Aucune plainte n'a été déposée contre lui à ce sujet. Pour le lanceur d'alerte, ce serait là "une manière de (le) détruire socialement, en faisant courir des rumeurs".

Multiplications de témoignages

Selon Grégoire Perra, les multiples attaques de la mouvance anthroposophe à son encontre ont surtout eu pour effet de délier les langues: "Il y a de plus en plus de témoignages sur les dérives, notamment dans les écoles Steiner-Waldorf." Le 14 octobre paraît Le nouveau péril sectaire (Robert Laffont) signé par les journalistes Timothée De Rauglaudre et Jean-Loup Adénor, une enquête qui consacre plusieurs pages à l'anthroposophie et aux écoles Steiner-Waldorf, avec des témoignages de parents ou d'anciens élèves de ces établissements alternatifs. Ils y dénoncent les rituels ésotériques, "l'embrigadement", la défiance vaccinale ou des harcèlements entre élèves sans que les enseignants n'interviennent, au motif que les enfants dans la cour de récréation reproduiraient "l'ordre cosmique"...

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Grégoire Perra en appelle à une enquête parlementaire sur le sujet. "A chaque fois, on découvre de nouveaux liens. L'ancienne ministre de la Culture Françoise Nyssen était proche de la mouvance à travers son Ecole du possible à Arles. Là, nous venons d'apprendre que la personne même en charge de la lutte contre les sectes au sein du gouvernement, Marlène Schiappa, avait postfacé un livre de Sonia Bellouti, qui est responsable chez Weleda. Ce livre, Les tétons flingueurs, est une ode à l'auto-guérison, un concept central de l'anthroposophie, avec une apologie de toutes sortes de médecines parallèles. Il est temps de lutter efficacement contre cette vague de pseudo-médecines qui pénètrent nos institutions".

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