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Un an après la mort de Samuel Paty : "le principe reste de ne pas faire de vagues"
Sur le terrain, on abandonne les profs d’histoire-géo, regrette Bruno Modica, porte-parole de l'association Les Clionautes.
Sebastien SALOM-GOMIS / AFP

Un an après la mort de Samuel Paty : "le principe reste de ne pas faire de vagues"

Laïcité

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Le professeur d'histoire Samuel Paty a été assassiné le 16 octobre 2020 par un islamiste qui lui reprochait d'avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en classe. Un an après, « l'Éducation Nationale ne protège toujours pas les enseignants », regrette Bruno Modica, porte-parole de l'association les Clionautes, qui représente 20 % des d'enseignants d'histoire-géographie.

Les profs d'histoire osent-ils encore montrer des caricatures du prophète Mahomet en classe ? « Certains le font, d'autres non. On peut avoir peur aujourd'hui », explique Bruno Modica, le porte-parole des Clionautes, une association qui regroupe 20 % des enseignants en histoire-géographie, dans un entretien avec Marianne. Un an après la mort de Samuel Paty, assassiné le 16 octobre dernier par un jeune islamiste, « il y a un avant et après pour les enseignants », poursuit Bruno Modica. À la retraite depuis le mois de mars dernier, après trente ans d'une carrière achevée dans un lycée de Béziers (Hérault), le porte-parole des Clionautes livre un constat critique des failles de l'Éducation Nationale. « Le principe reste de ne pas faire de vagues », regrette-t-il.

Marianne : Samuel Paty a été assassiné il y a un an. À l’époque vous aviez dénoncé l’inaction de l’Éducation nationale qui n'aurait pas réussi à le protéger. Quel est votre sentiment aujourd’hui ?

Bruno Modica : Je pense à un homme qu’on a laissé rentrer tout seul chez lui alors que tout le monde savait qu’il était menacé. Je pense à un homme qui est resté lucide jusqu’au bout et qui a payé pour la haute idée qu’il se faisait du métier d’enseignant. Il a été happé et broyé par une machine infernale qu’on a laissée se mettre en route et que l’Éducation nationale n’a pas su arrêter. La question n’était pas de savoir si un événement de ce type allait arriver, mais quand cela allait arriver. Pour moi c’est un 11-septembre. Il y a un avant et un après.

L’Éducation nationale a-t-elle su tirer les leçons de ce drame ?

Elle n’a pas su soutenir Samuel Paty et elle ne protège toujours pas les enseignants. On l’a encore vu récemment avec cette enseignante qui a été agressée dans sa classe (trois élèves d'un lycée professionnel de Seine-et-Marne ont été placés en garde à vue le 11 octobre après avoir projeté au sol leur professeure : N.D.L.R). Après l'attentat, l'administration a fait ce qu’elle sait faire de mieux : elle a créé des protocoles et des structures pour remplacer ceux qui existaient déjà.

« Ce n’est pas Éric Zemmour qui va se retrouver confronté à un élève en voie de radicalisation, il n’en a d’ailleurs jamais vu. »

On a renforcé la sécurité matérielle des écoles en mettant ici et là des caméras de surveillance mais on n’a pas pris le problème à bras-le-corps. Lorsqu’il y a un incident, et particulièrement quand ça concerne la laïcité, le principe des chefs d’établissement reste de ne pas faire de vagues. La politique officielle reste de chercher à apaiser les choses, au prix de compromissions. Pour moi, c’est une forme de capitulation.

Une capitulation par rapport à quoi ?

Au communautarisme, à une forme d’islamisation par le bas, qui teste en permanence les limites de notre modèle de vivre ensemble. Face à cela, il y a eu une forme de piège antiraciste, basé sur de bons sentiments alors que sur le terrain nous sommes confrontés à un système qui attaque nos bases. À ce problème, on n’a jamais apporté de réponse de terrain.

Et cette question est constamment instrumentalisée par ceux qui ont leur rond de serviette dans les lieux de pouvoir. Ce n’est pas Éric Zemmour qui va se retrouver confronté à un élève en voie de radicalisation, il n’en a d’ailleurs jamais vu. Sur le terrain, on abandonne les profs d’histoire-géo.

Dans ce contexte, les enseignants montrent-ils toujours des caricatures de Mahomet à leurs élèves ?

Certains font le choix de les montrer, d’autres non. Le programme officiel n’impose pas de le faire. C’est un choix de l’enseignant. On peut avoir peur aujourd’hui quand on est prof d’histoire. Un sondage publié par la Fondation Jean Jaurès, montre qu’un enseignant sur deux dit s’être déjà autocensuré pour éviter un incident.

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Il faut aussi dire qu’il y a une fracture générationnelle sur la laïcité. Les jeunes professeurs peuvent être plus réticents. Il y a aussi parfois une forme de relativisme qui est plus prégnante chez les jeunes et qui est une réalité dans l’Éducation nationale.

Concrètement, comment s'exprime cette montée des atteintes à la laïcité ?

La première fois que j’en ai été témoin, c’était en 1991 lorsque j’étais en poste à Tourcoing (Nord). J’ai signalé le comportement d’un lycéen de ma classe auprès de l'académie. Ce jeune est devenu plus tard l’un des premiers djihadistes de France. C’était Lionel Dumont (membre du « gang de Roubaix » : N.D.L.R.) qui est parti dans ce « trip » islamiste à cause d’un imam du golfe Persique qui prêchait dans la mosquée de son quartier. Et déjà à l’époque, je me suis fait accrocher par un collègue qui considérait que ma démarche était raciste.

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J’ai pu constater un second basculement après les attentats de Charlie Hebdo, lorsque je me suis retrouvé à débattre avec un élève qui me disait : « ah bah, c’est normal, ils ont insulté le Prophète ! » Et plus récemment, j’ai vu une élève, particulièrement brillante, qui n’a pas voulu continuer ses études en classe prépa parce qu’elle préférait vivre en tant que salafiste. C'est à ce type de choses que nous sommes confrontés.

L'Éducation nationale est-elle armée pour endiguer ce phénomène ?

Je crains qu'elle ne soit plus en mesure de gérer ce type de situations. Les raisons sont multiples. Sa taille et sa structure pyramidale ont généré une administration déconnectée du terrain. Les remontées de la base sont filtrées pour que les décideurs reçoivent le discours qu’ils ont envie d’entendre. On a aussi laissé s'instaurer une culture de la défiance envers le corps enseignant. Les parents ont pris une importance considérable.

« Il faut être en capacité d'aller contredire un élève qui reprendrait en classe l'argumentaire de l'imam de son quartier. »

Aujourd'hui, les élèves et leurs parents peuvent demander à un chef d'établissement d'être reçu par l'enseignant qui est contraint de s'expliquer voire de s'excuser. Personnellement, je l'ai toujours refusé. L'effet que cela crée est terrible. L'élève revient à l'école le lendemain en ayant le sentiment d'avoir fait plier le professeur. On paie l'idée que l'école n'est plus un système d'acquisition de savoir, fondé sur le travail et l'effort, mais un amortisseur social. Ceux qui ont théorisé cela mettent leurs enfants à l'École Alsacienne, les autres paient les pots cassés.

Selon vous, que faudrait-il faire ?

L’Éducation nationale doit soutenir les enseignants et leur donner les armes pour réagir. On met aujourd'hui l'accent sur les formations à la laïcité, mais vous aurez beau psalmodier les articles de la loi de 1905 toute la journée, vous ne résoudrez pas le problème. Notre association, les Clionautes, préconise notamment de développer l'enseignement de l'histoire des religions pour soutenir intellectuellement les enseignants. Il faut être en capacité d'aller contredire un élève qui reprendrait en classe l'argumentaire de l'imam de son quartier.

Les islamistes ont-ils gagné le combat ?

J’ai le sentiment qu’ils étaient en train de gagner et j’espère qu’ils sont en train de perdre même si je n'en suis pas sûr. On fera en sorte qu'ils perdent. La laïcité est l'affaire de tous et les professeurs d'histoire-géo ont une responsabilité particulière. Nous sommes ceux qui ont les leviers pour gagner.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne