Note de l’autrice: J’ai été femme de ménage en parallèle de mes études; j’ai donc été témoin privilégié et victime de certains de ces abus. Ce texte relate le quotidien de ma maman qui est femme de ménage depuis presque 20 ans.
TRAVAIL - Je suis femme de ménage. Je suis la petite main invisible qui s’échine à faire briller vos bureaux, vide vos poubelles, dépoussière vos écrans, nettoie les miroirs, aspire la moquette, lave les sols. Je suis celle qui place le savon dans les sanitaires, change les rouleaux de papier, récure la cuvette des toilettes. Je suis la Cendrillon des temps modernes, payée au salaire minimum par ma marâtre, mon employeur. J’effectue ma besogne en solitaire; les occupants des bureaux sont encore emmitouflés dans leur couette à cette heure-là –cinq heures et demie.
Lorsqu’ils arriveront, tout devra être propre. Huit heures: je quitte le chantier, mais ma journée de travail est loin d’être terminée; je retournerai au turbin de 12 heures à 14 heures, puis de 17 heures à 19 heures. J’ai trois employeurs, autant de sites de travail, des horaires morcelés.
Chaque jour, je ne parcours pas moins de 30 kilomètres en transports en commun pour gagner mon pain. Je suis ce que l’on appelle un travailleur précaire. Je trime. Sur mon curriculum vitæ, une seule compétence qualifiante: nettoyer la merde. Exténuée, j’ai une reconnaissance de travailleur indigne.
Une seule compétence qualifiante: nettoyer la merde
Le soir, je travaille sur un site qui héberge la direction d’un grand groupe français. En deux heures, je dois assurer le nettoyage d’une quarantaine de bureaux, de plusieurs salles de réunion, de sanitaires. Cela représente près de deux minutes par bureau; à cette cadence infernale, on exige de moi d’être une “Wonder Woman” de la propreté.
Lorsque je prends mon service, la plupart des salariés de l’entreprise sont encore présents sur les lieux. Ne pouvant plus effacer ma présence, je deviens alors visible: vous me voyez déambuler avec mon chariot, un seau d’eau, des chiffons, un plumeau, un balai, une serpillière, divers produits nocifs, un sac-poubelle.
Parfois, il m’arrive de frapper à votre porte pour vous quémander, avec révérence, de m’octroyer l’autorisation royale de vider votre corbeille et de passer un coup d’aspirateur. À croire que je suis votre domestique! Peu m’en chaut, je poursuis ma corvée.
Ai-je seulement le choix? Je suis femme de ménage, mais on m’appelle “agent d’entretien″. Euphémisme injurieux. Je fais le sale boulot. Je ne suis qu’un uniforme, dévolu à une tâche. Harassante. Avilissante. Je suis une métonymie de mon poste: une souillure. Pour supporter les avanies, j’ai appris à faire abstraction, à enfouir ma fierté, à serrer les dents.
Une règle certainement en vigueur: ne pas saluer la femme de ménage
Mon travail est scruté. Aucun écart n’est toléré. Aucune trace. Aucun grain de poussière. Un cahier de doléances est mis à disposition des salariés des entreprises au sein desquelles nous intervenons. Pourfendeurs ayant le pouvoir d’accabler la femme de ménage et de la faire décamper plus vite que son ombre. Je me souviens d’une réclamation à mon encontre, dans laquelle l’auteur me tançait quant à la présence d’une toile d’araignée derrière le radiateur de son bureau. Penaude, face au regard réprobateur de mon responsable, je me suis empressée d’aller aspirer l’objet du délit.
Par ailleurs, au-delà de ces petites mesquineries quotidiennes, une règle est certainement en vigueur au sein des entreprises: ne pas saluer la femme de ménage. Je me souviens de cet ascenseur que j’ai appelé et qui s’est ouvert sur un groupe de jeunes gens. À ma vue, ils ont ri. Visiblement, cette abstraction en blouse bleue (signe des parias) que j’étais, affublée de deux gros sacs noirs contenant leurs déjections, prêtait à rire.
“Bonjour!”. Aucune réponse.
Et pour cause, ma tâche est vile, elle me rend humainement insignifiante. Je fais partie de la masse besogneuse, celle des petites gens, je suis une intouchable, une ratée. Voilà ce que j’incarne à leurs yeux. Je suis disqualifiée de la course à la réussite.
“Si t’en as marre, tu peux rentrer chez toi!”
On vient de me confier des tâches supplémentaires: le nettoyage des pieds de chaise, des portes de placard, mais également une désinfection minutieuse des poignées de porte –contexte épidémique oblige. La société pour laquelle je travaille considère, d’après ses calculs minutieux, que je suis capable d’effectuer un plus grand labeur sur une même amplitude horaire. Je suis pressée. Comme un agrume. Ces objectifs de productivité sont inatteignables. Mais il n’y a pas de place à la rébellion.
“Si t’en as marre, tu peux rentrer chez toi!”.
Même après des années d’ancienneté, aucune complaisance; au moindre désaccord, on nous pousse à la démission. Alors, pour garder sa place, il faut se soumettre aux diktats, aux heures supplémentaires impayées. Car nous sommes interchangeables. Une plainte et hop! D’un coup de balai magique, l’agitatrice est rayée de la carte pour laisser place à une autre soldate en uniforme bleu.
Personne ne remarquera ce changement, puisque nous sommes des petits riens qui demeureront des moins que rien du début à la fin de notre carrière.
Incarnation de la misère sociale
Après avoir terminé le nettoyage, je dois pousser les deux conteneurs à ordures situés à l’entrée de mon bâtiment de travail vers un local dédié. J’ai une tendinite chronique au poignet droit et une lombalgie depuis le mois de février. Ces troubles sont directement liés aux gestes répétitifs et au poids de ces sacs que je traîne. Si je révèle que mes souffrances physiques sont causées par mon activité professionnelle, je crains d’être considérée comme inapte et de perdre mon emploi.
Alors, je me tais et subis. Sous la sueur, les larmes. Des larmes de douleur et d’injustice. Une injustice qui tenaille les tripes, celles de l’ouvrier non qualifié que je suis, réduit en servitude par le système qui a créé toutes ces stratégies d’externalisation absurdes. Un travail pénible, ingrat, intense, qui use le corps et annihile la pensée. Une absence de reconnaissance, une image dégradée. J’incarne la misère sociale.
Travailleurs de l’ombre
Les premiers rayons du soleil traversant la fenêtre de ma chambre me réveillent avec douceur. Je m’étire, lentement. Une délicieuse odeur de café émane de la cuisine. À la radio, on annonce les derniers cours du CAC 40. Vision chimérique. Le réveil sonne. Bruit strident m’arrachant au sommeil profond. Pas le temps de poursuivre mon rêve. Quatre heures trente-cinq. Demi-nuit. Je dois me rendre au travail. Au bagne. Je m’extirpe de ma couverture. Gestes mécaniques.
Je me lave, m’habille. Prépare un café, fort. L’avale, sors. Le premier métro passe à 5h10. Je hâte le pas vers la station. À l’intérieur des wagons, je croise toujours ces mêmes visages froissés, les paupières encore enflées par une nuit de sommeil raccourcie, ce regard dans le vide. Je fais partie d’une autre France, celle des travailleurs invisibles. Majoritairement, nous effectuons les tâches les plus fastidieuses, mais qui se révèlent être d’une utilité sociale indéniable; la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 révèle parfaitement cette étrange antinomie.
Nous, salariés du nettoyage, sommes les travailleurs de l’ombre. Nous sommes ici et là, partout et nulle part à la fois. Nous sommes plus de 2 millions en France. Mais on ne nous voit pas.
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