FYI.

This story is over 5 years old.

reportage

La vie quotidienne dans un pays qui n’existe pas

Ça fait 20 ans que l’Abkhazie est une nation fantôme.

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Pendant la parade militaire, quelques rares personnes ont pu accéder à l'esplanade où se déroule le défilé et vivre l'évènement au plus près.

Je suis allé en République d’Abkhazie deux semaines au cours de l’automne 2013, à l'occasion du vingtième anniversaire de la victoire contre l’armée géorgienne, événement qui a donné naissance au pays dans sa forme actuelle. Cette nation, non reconnue par la communauté internationale, appartient toujours officiellement à l’État géorgien. Pour y arriver, je suis passé par la Géorgie et ai dû traverser trois postes frontières différents en raison du conflit gelé entre les deux entités.

Publicité

Inexistante sur la scène internationale, l’Abkhazie est travaillée par les souffrances d’une guerre encore présente dans les esprits. Située dans l’arrière-cour des JO de Sotchi, cette république du Caucase coincée entre le sud de la Russie, la Géorgie et la Mer Noire reste ouverte sur l’avenir, malgré une économie atone. En Abkhazie, modernité et traditions se mêlent en permanence : antiques dévotions et ordinateurs à écrans plats, fillettes sautillant avec insouciance au milieu d’un mémorial des soldats morts pour l’indépendance, etc.

Dranda, Abkhazie, 2013. Maya prend la pose avec le drapeau abkhaze. Maya et sa famille sont des réfugiés syriens. Ils vivent à 9 personnes dans un 3 pièces rénové mis à disposition par l’État Abkhaze. Attachés à l'Abkhazie, ils souhaitent y construire leur vie.

Quelques semaines après s'être autoproclamée territoire indépendant à la fin du règne soviétique, l'Abkhazie a été envahie le 14 août 1992 par les chars du Président géorgien d’alors, Edouard Chevardnadze. Les troupes de Tbilissi furent vaincues un an plus tard, le 30 Septembre 1993, par les forces armées abkhazes avec l'aide de volontaires du Nord Caucase, au prix de plus de 10 000 morts et 200 000 déplacés géorgiens – soit presque la moitié de la population.

La victoire militaire sur la Géorgie n'aura pourtant été que le début d'un long chemin de croix. Malgré son indépendance, l’Abkhazie est demeurée pendant quinze ans au ban de la communauté internationale. Le pays n'entrevoit le bout du tunnel que depuis 2008, année au cours de laquelle sa légitimité a été reconnue par la Russie. Les maisons détruites pendant la guerre patriotique de 1992 et 1993 ont été peu à peu reconstruites. Aujourd’hui, la sécurité de la république autoproclamée est assurée conjointement par les militaires abkhazes et par une base militaire russe.

Publicité

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Un important défilé militaire impliquant plusieurs centaines de soldats, des dizaines de chars et d'hélicoptères, s'est tenu en cette Journée de l'Indépendance le 30 septembre dernier.

Pourtant, si elle sort progressivement de son autarcie, l'Abkhazie ne peut toujours pas s'ouvrir au monde comme elle le souhaiterait. Malgré le soutien diplomatique de Vladimir Poutine, seuls le Venezuela, le Nicaragua et trois micro-États du Pacifique ont reconnu son indépendance. Des cargos en provenance de Turquie sont arraisonnés par la marine géorgienne et seul le grand frère russe est en mesure de maintenir le pays à flot.

J’ai découvert le Caucase en 2012 lors d’un reportage sur la minorité Tchétchène dans la vallée du Pankissi, au nord de la Géorgie. À cette période, je me documentais déjà sur l’Abkhazie, mais les retours que j’en avais étaient très négatifs : « C’est impossible d’y aller et c’est dangereux », m’avait-on dit. J'ai donc eu envie de me forger ma propre opinion sur cette « Improbable Abkhazie » décrite par Léon Colm.

Mon objectif était de montrer, au delà des clichés, ce que devient l’Abkhazie aujourd’hui, vingt ans après la guerre d’indépendance et cinq ans après la guerre éclair de 2008 entre la Russie et la Géorgie, laquelle a débouché sur la reconnaissance par la Fédération de Russie des deux régions séparatistes de Géorgie : l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie.

Publicité

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Lors des festivités organisées la semaine du 30 Septembre, de jeunes filles abkhazes en habits traditionnels attendent de pouvoir entrer en scène.

J’ai donc eu la chance d’assister aux commémorations de septembre 2013. Pour autant, je ne voulais pas me limiter au programme officiel et suis vite parti à la rencontre des Abkhazes grâce à de précieux contacts sur place. J'ai découvert le pays de l'intérieur, accédant à des entreprises, des galeries d'art, des monastères, des écoles et des ministères.

Ce qui m'a marqué, c'est la relative facilité avec laquelle j'ai pu travailler, avoir accès aux commémorations, aux institutions – le Ministère de l'Intérieur, notamment – ou les écoles. On sent que le pays est en attente vis à vis de l'extérieur et cherche à se présenter sous son meilleur jour.

La normalisation des relations entre la Géorgie et l’Abkhazie semble être une gageure dans un avenir proche. Comme le montre les commémorations que j'ai photographiées, le souvenir de la guerre de 1992-93 est encore présent dans l’esprit des Abkhazes et des Géorgiens. Les Abkhazes considèrent toute réunification avec la Géorgie comme une potentielle menace pour leur identité nationale.

L’avenir des relations avec la Russie est plus complexe à prédire. D’une part l’Abkhazie devient de plus en plus dépendante de la Russie, en particulier vis à vis de sa sécurité opérée par la base militaire russe, et d'autre part concernant son financement : sa monnaie est basée sur le rouble et son économie dépend à 70% des subsides russes. Cependant, le pays veut préserver son indépendance à tout prix – en a-t-il encore les moyens ?

Publicité

Guillaume Poli est un photojournaliste français. Il travaille notamment pour Paris Match, Le Parisien, Téléramaet L’Humanité. Son reportage complet sur l’Abkhazie est disponible sur Epic Stories ici et .

CLIQUEZ CI-DESSOUS POUR DÉCOUVRIR LES AUTRES PHOTOS DE GUILLAUME POLI

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Les collégiens de l'école Pushkin se préparent à la commémoration du vingtième anniversaire de l'indépendance et de la victoire sur la Géorgie. N'ayant rien programmé, je me suis rendu dans cette école du centre-ville qui préparait une représentation de chant pour l’occasion. À l'entrée de l'école je présente mon accréditation et suis autorisé à entrer. Je renouvelle l'opération à l'intérieur et commence à prendre des photos. Un homme furieux me demande alors ce que je fais… Je lui présente l’accréditation, il n'y porte pas attention et me demande de le suivre. Après plusieurs coups de fils (au ministère ?), il me dit que c'est OK et je retourne photographier les commémorations dans l'école.

Nouvel Athos, Abkhazie, 2013. Le Père David (à gauche) tente d'insuffler une vie monastique dans cette petite communauté orthodoxe en difficulté, qui craint de devenir un simple monastère touristique. Nous sommes dans la salle où Père David et les fidèles se restaurent après la messe de fin de journée. Une lecture liturgique vient clôturer le repas que j'ai pu partager avec eux dans une atmosphère calme et bienveillante. Aussi, les fidèles ne vivent pas dans le monastère ; le Père David s'est constitué une communauté de fidèles présents chaque jour de l'année.

Publicité

Nouvel Athos, Abkhazie, 2013. Ce monastère orthodoxe a été construit par des moines russes au XIXe siècle sur l'emplacement supposé du martyr Saint André. Chaque année, le monastère attire près d'un million de touristes et pèlerins qui transitent par Sotchi pour se rendre en Abkhazie.

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Le vendredi soir, les jeunes Soukhoumiens viennent danser dans ce café de style soviétique qui jouxte la Mer Noire. Il offre une large piste de danse ouverte sur la plage.

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Lors du 20e anniversaire de la victoire militaire sur la Géorgie, les habitants se sont rendus en nombre sur l'esplanade du parlement bombardé. Une foule dense regarde la parade de l'armée abkhaze. Ici, les enfants grandissent plus vite qu'ailleurs : ils n'ont pas connu la guerre de 1992 mais vivent dans une région de tensions et de conflits.

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Pendant la semaine du 30 septembre, de nombreuses festivités sont organisées, concerts et danses en costumes traditionnels.

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Ces femmes vétérans de la guerre de 1992-93 sont reçues en assemblée plénière par le Président Ankvab dans la chambre des députés.

Soukhoum, Abkhazie, 2013. Au collège Pushkin, j’ai assisté aux répétitions d'une représentation de chant pour la commémoration du 30 septembre.