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ReportageAlternatives

En Jordanie, les éoliennes s’arrêtent pour laisser passer les oiseaux

Malik Al-Awaji travaille sur plusieurs parcs éoliens dans la province de Tafileh, en Jordanie.

Sur les parcs éoliens de Jordanie, des hommes surveillent le ciel et immobilisent les éoliennes pour prévenir les collisions d’oiseaux. Un effort nécessaire au vu de la présence saisonnière d’un grand nombre d’espèces protégées.

Rajef (Jordanie), reportage

Nous sommes à la fin de l’été et tout semble calme dans le parc éolien de Rajef, situé à quelques dizaines de kilomètres de Pétra — la perle touristique de la Jordanie. Sous un soleil écrasant, les pales d’une quarantaine d’éoliennes tournent sans accroc. Le ciel est limpide quand, soudain, un tourbillon de silhouettes noires emplit l’espace : des milliers de cigognes s’élèvent lentement sous le regard attentif de trois hommes, jumelles aux poings et téléphone en main. Ce sont des « observateurs ». Leur mission : protéger les oiseaux d’une éventuelle collision via le « shutdown on demand » (« arrêt à la demande » ou bridage), qui consiste à mettre à l’arrêt tout ou partie d’un parc éolien à l’approche de certaines espèces. Leur présence est d’autant plus importante en cette période de migration automnale — d’août à novembre selon les espèces.

Depuis plus de cinq ans, la Jordanie pilote l’application de cette technique de réduction des dangers des éoliennes pour l’avifaune, encore peu utilisée en Europe. Dans ce pays, les projets éoliens sont portés par des opérateurs privés, qui les développent à partir de fonds accordés par des investisseurs internationaux. Tous les projets doivent être approuvés par un comité où siègent la Royal Society for the Conservation of Nature (RSCN) — la principale organisation de conservation de la nature en Jordanie —, le ministère de l’Environnement ainsi que des représentants de la filière éolienne. Pour obtenir son feu vert, les opérateurs ont l’obligation de financer et mettre en place un protocole d’arrêt à la demande, soit en formant leurs propres équipes d’observateurs, soit en sous-traitant ce service.

Sur le site de Rajef, Majed Al-Rajefweh enregistre ses observations dans un carnet de suivi. © Lyse Mauvais/Reporterre

Autoroute des airs

Pauvre en ressources et très dépendante des importations de gaz, la Jordanie a fait il y a plus de dix ans le pari des énergies renouvelables, qui fournissent aujourd’hui 20 % de l’électricité du pays. En complément de multiples projets d’énergie solaire, huit parcs éoliens, mis en service entre 2015 et 2020, lui assurent une capacité de production d’environ 540 mégawatts (MW).

Les chameaux broutent au pied des éoliennes dans le gouvernorat de Tafileh, en Jordanie. © Lyse Mauvais/Reporterre

Or, dans ce pays situé sur un des plus importants couloirs aviaires au monde — le prolongement de la vallée du Rift, qui traverse l’Afrique de l’Est — la présence des éoliennes a d’emblée soulevé des craintes. Plus de 1,5 million d’oiseaux dits « planeurs », appartenant à une quarantaine d’espèces (donc cinq sont menacées d’extinction au niveau mondial), empruntent cette autoroute des airs chaque année à l’automne et au printemps, profitant des ascendances pour contourner la mer Méditerranée.

« Les oiseaux migrateurs sont fatigués, parfois peu attentifs aux objets mouvants, comme les pales des éoliennes, explique Malik Al-Awaji, un chercheur naturaliste qui mène aujourd’hui une équipe d’observateurs. Ils y sont donc particulièrement vulnérables. »

Signataire de la Convention sur la conservation des espèces migratrices et de l’Accord sur la conservation des oiseaux d’eau migrateurs d’Afrique-Eurasie, la Jordanie a l’obligation de protéger les espèces migratrices menacées qui survolent chaque année son territoire.

Or, « dès la phase de sélection des sites, il est apparu que les endroits les plus intéressants pour le vent étaient également des sites essentiels pour l’avifaune », raconte Laith El-Moghrabi, un écologiste jordanien qui a participé à l’étude d’impact environnemental cumulative lancée au début des années 2010, lorsque les premiers projets éoliens furent envisagés.

Un champ d’éoliennes situé en bordure de la réserve naturelle de Dana, dans la province de Tafileh, une véritable barrière pour les migrateurs. © Lyse Mauvais/Reporterre

Arrêts « à la demande »

« L’étude d’impact a déterminé que nous ne pourrions pas protéger chaque oiseau qui passe, car des centaines de milliers d’entre eux empruntent cette route migratoire, reconnaît El-Moghrabi. Nous avons donc voulu réduire, compenser et mesurer l’effet des éoliennes sur des espèces prioritaires. »

Celles-ci ont été classées en deux groupes. Dans le premier, l’on trouve treize espèces très menacées, comme le vautour percnoptère (Neophron percnopterus) et l’aigle impérial (Aquila heliaca). Le passage d’un individu de ce premier groupe à proximité d’une éolienne suffit pour justifier son arrêt. « Le vautour fauve (Gyps fulvus) fait partie de ce premier groupe : nous estimons en avoir une vingtaine en Jordanie. La mort d’un individu représenterait donc une perte considérable », explique Tareq Qaneer, chef de l’unité de gestion des projets aviaires de la RSCN.

La deuxième catégorie englobe sept espèces protégées qui se déplacent en nuée, comme la cigogne noire (Ciconia nigra) ou la grue cendrée (Grus grus). Dans leur cas, l’arrêt est déclenché pour dix individus repérés ou plus. Selon l’espèce concernée et le comportement des oiseaux, les arrêts peuvent durer d’une dizaine de secondes à quelques minutes, même s’ils s’étendent parfois à une heure entière au passage d’une large nuée.

Des éoliennes dans la province de Tafileh, au centre de la Jordanie. © Lyse Mauvais/Reporterre

La passion des oiseaux

El-Moghrabi est aujourd’hui écologue en chef au sein d’un cabinet de conseil qui fournit des services de suivi ornithologique aux opérateurs éoliens — qui ont l’obligation de mettre en place un protocole d’arrêt à la demande — via des équipes d’observateurs formés à l’identification des oiseaux.

Au total, une trentaine d’observateurs sont répartis à travers tout le pays. « Tous sont issus de la communauté locale, afin de créer des retombées sur place », explique Tareq Qaneer. Ainsi, Majed Al-Rajefweh a intégré l’équipe d’observateurs de Rajef dès sa formation, en 2016, le bac tout juste en poche. « Honnêtement, personne ici ne s’intéressait vraiment aux oiseaux auparavant, reconnaît-il, l’air un peu désolé. Mais nous avons appris sur le tas. »

Aujourd’hui, il connaît des dizaines d’espèces sur le bout des doigts. « C’est émouvant d’assister à la migration, de voir autant d’oiseaux d’espèces différentes, dit Majed. À chaque saison, mes connaissances s’améliorent et j’en repère de plus en plus. »

Une éolienne dans le parc de Rajef, au sud de Pétra. © Lyse Mauvais/Reporterre

De son coté, Malik Al-Awaji, qui dirige une équipe d’observateurs sur un autre site, a été attiré tôt par la nature. Fils de chasseur, il « détestait » la chasse. « C’est par opposition que j’ai choisi mes études de biologie », raconte-t-il, jumelles au cou et sourire aux lèvres. Aujourd’hui, Malik forme des observateurs et consacre ses journées aux oiseaux.

« Pendant la migration, j’essaie de passer le plus de temps possible sur le site. Nous travaillons par rotation, six jours par semaine et huit heures d’affilée, mais il nous arrive de rester jusqu’au coucher du soleil quand c’est nécessaire. »

Ali Al-Bdour, observateur sur un parc éolien dans la province de Tafileh. © Lyse Mauvais/Reporterre

Un relatif succès

Avec son parc éolien récent et relativement réduit, la Jordanie se prête particulièrement bien à l’expérimentation des arrêts à la demande et à un suivi centralisé des conséquences des champs d’éoliennes sur l’avifaune.

Grâce à la présence quasi constante d’observateurs sur les sites, la RSCN a pu amasser une importante base de données sur l’avifaune et les migrations, qui recoupe les accidents sur l’ensemble du parc éolien. Et les protocoles de suivi de la mortalité aviaire appliqués sur les différents parcs, fréquemment revus, devraient bientôt servir à développer des standards mondiaux.

Si le calcul de la mortalité annuelle par éolienne n’a pas encore été effectué, des premiers résultats ont été constatés par les observateurs : seuls de très rares accidents ont été comptabilisés sur la vingtaine d’espèces protégées par le protocole.

Un champ d’éoliennes dans la province de Tafileh. © Lyse Mauvais/Reporterre

En comparaison, la France compte actuellement près de 8 000 éoliennes terrestres réparties sur plus de 1 300 parcs – soit une puissance énergétique de 18 310 MW. Les enjeux en matière d’avifaune n’y sont pas les mêmes, avec une densité d’oiseaux plus diffuse dans le temps et l’espace.

Pourtant, « l’impact de l’éolien sur les oiseaux est un sujet important pour la filière, explique Chloé Perradin, chargée de mission lois, réglementation et environnement à France Énergie Éolienne, une association qui promeut l’énergie éolienne en France. On y engage une grosse partie de notre recherche et développement. »

La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) estime qu’une éolienne française tue sept oiseaux par an en moyenne. Ce chiffre, qui peut paraître relativement faible, masque toutefois la gravité de la menace que les éoliennes représentent pour les rapaces, dont les populations sont déjà en déclin prononcé. De fait, 81 % des cadavres d’oiseaux retrouvés au pied des mâts « appartiennent à des espèces protégées ou présentant une préoccupation majeure quant à leur état de conservation », dit la LPO.

Le parc éolien de Rajef, au sud de Pétra. © Lyse Mauvais/Reporterre

Des systèmes reposant sur des observateurs humains existent dans plusieurs pays européens, dont le Portugal et l’Espagne. Certains parcs français expérimentent eux aussi l’arrêt des éoliennes, en identifiant les oiseaux par vidéo ou radar — des systèmes automatiques qui ont l’avantage de fonctionner en permanence. « Jusqu’à présent, c’était plutôt des solutions proposées par les opérateurs en phase de développement, explique Chloé Perradin. C’était vraiment volontariste et surtout en fonction de l’étude d’impact. Il n’y a pas de cadre légal qui l’oblige, c’est fait plutôt au cas par cas. »

Néanmoins, la mise en place de telles mesures est de plus en plus réclamée par l’administration locale, via des arrêts préfectoraux. À l’heure où les premiers parcs éoliens en mer sortent des eaux en France et alors que le gouvernement prévoit de multiplier la taille du parc éolien terrestre par 2,5 d’ici 2028, elles pourraient se généraliser. Le temps semble donc plus que jamais propice pour examiner les solutions qui, en Europe et ailleurs, permettent de concilier développement de l’éolien et protection de l’avifaune.

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