Carte blanche

Affaire Paty : Je n’en peux plus de vos « Oui, mais » (carte blanche)

Depuis plus de dix ans, j’enseigne dans une Haute École pédagogique, qui forme donc de futurs enseignants et éducateurs. Lorsqu’il est question d’extrémisme religieux, de par les cours qui me sont confiés, de par les idées que je défends dans ma vie publique, je suis en première ligne.

Les questions de blasphème, de liberté d’expression, de séparation du politique et du religieux, de défense des valeurs démocratiques et de l’État de droit sont au coeur de mon enseignement. Et je me sens parfois bien seule, lorsque l’actualité met ces questions à l’agenda, comme lors des derniers attentats terroristes islamistes : 11 septembre, Charlie Hebdo, Hyper Casher, Bataclan, Musée juif, métro Maelbeek et aéroport de Bruxelles National, et maintenant la décapitation de Samuel Paty, le 16 octobre dernier.

Un événement qui s’est produit dans la foulée de cet horrible meurtre me pousse aujourd’hui à sortir du silence. Le weekend qui a suivi cette décapitation, j’ai en effet été à mon tour la cible de propos haineux et accusée d’islamophobie et de racisme pour avoir publié sur la page Facebook de mon école le simple #JeSuisSamuelPaty.

On pourrait conclure à un simple incident sans importance, s’il n’était pas le dernier d’une longue série, et s’il n’était pas le révélateur d’un malaise plus profond.

Je peux préciser ici que le suis une enseignante heureuse, et que mon propos n’est absolument pas de pointer mon école, où les choses vont peut-être plutôt moins mal qu’ailleurs, en réalité.

Mais il est un fait évident, que chaque fois que, collectivement, nous avons voulu aborder des questions en lien avec le radicalisme islamique, nous avons été confrontés à des difficultés et des accusations : qu’il s’agisse de traiter avec les étudiants de la liberté d’expression après l’attentat contre Charlie Hebdo ou de l’homophobie après des faits s’étant produits au sein de la communauté étudiante, ou encore du radicalisme lors d’une journée de réflexion entre enseignants, chaque fois, nous nous heurtons aux mêmes difficultés, résistance et accusations, que je voudrais lister ici.

Il y a d’abord l’exigence d’équidistance : parler de radicalisme islamique étant d’emblée suspect, il faut élargir : surtout, ne pas se limiter au seul islam, parler des autres radicalismes religieux, des radicalismes politiques aussi. Je cherche en vain dans ma mémoire un attentat, un seul, commis ces vingt dernières années sur le sol européen par un juif, un végan ou un bouddhiste radicalisé, mais passons : il ne faut pas stigmatiser.

Il y a ensuite le déni : tous ces attentats n’ont rien à voir avec l’islam, en réalité. Ce sont des fous, des malades, des menteurs même, s’ils se présentent comme musulmans, car l’islam est en réalité une religion de paix et d’amour. Celui qui tue au nom de l’islam ne peut donc pas être musulman, CQFD. Et prétendre le contraire, c’est prêter le flanc à …

L’accusation d’islamophobie : rien ne sert de prendre d’infinies précautions oratoires, de convenir que la majorité des musulmans n’aspire certainement qu’à vivre en paix et que les terroristes ne sont pas représentatifs de l’islam : le simple fait de vouloir aborder une dérive, une maladie de l’islam – pour reprendre les termes d’Abdelwahab Meddeb – est suspect, et vous expose à un argumentaire mêlant habilement les trois ingrédients précités : puisque vous ne parlez que d’islam(isme) alors que des radicaux, il y en a partout, et que d’ailleurs ces attentats n’ont rien à voir avec l’islam, vous êtes forcément islamophobe.

Et de l’accusation d’islamophobie à celle de racisme, il n’y a qu’un pas.

Le problème est que cette accusation se banalise. Elle s’exprime désormais sur les réseaux sociaux, et surtout elle est partagée, comme l’exigence d’équidistance et le déni, par une quantité non négligeable d’enseignants. Nous ne sommes pas très nombreux, en réalité, à aborder ces questions. Certains n’osent pas. D’autres estiment que ce serait « jeter de l’huile sur le feu », et que le plus important est de comprendre ce qui peut mener des jeunes à se radicaliser. Ce qui les amène à produire des discours relativistes et victimaires, où finalement, tout est de notre faute : nous l’Occident, nous la Belgique, nous les « Blancs » (j’ignorais que nos compatriotes musulmans ne l’étaient pas, dans leur immense majorité…), nous les enseignants peut-être même, et bien sûr, nous les laïques.

Inutile de tenter d’expliquer que lutter contre l’intégrisme religieux n’a rien d’un discours haineux, qu’il s’agit au contraire de chercher le moyen de vivre ensemble sans que personne ne tape plus jamais sur personne au nom d’une conviction religieuse quelconque. Inutile de rappeler que nombre d’intellectuels musulmans ou de culture musulmane portent aujourd’hui une parole publique parfois bien plus accusatrice envers la dérive de l’islam,

et qu’eux sont attaqués et menacés parce que traîtres à la communauté. Le problème n’est donc pas de savoir qui parle, mais ce qui est dit.

Et ce qui est dit et ne peut pas l’être, c’est cette chose toute simple : il y a un problème avec l’islam aujourd’hui.

Dire ça, c’est suspect. C’est s’exposer à des ennuis, mais surtout, c’est s’exposer à des ennuis qu’on aura bien cherchés ! Un peu comme la fille accusée d’avoir un peu cherché le viol en portant une jupe trop courte, énoncer un problème clairement, sans haine ni amalgame, c’est un peu chercher les ennuis.

Pourtant, taxer publiquement un enseignant d’islamophobie, aujourd’hui, c’est très clairement lui coller une cible dans le dos. C’est le désigner comme coupable, comme Paty, comme Charlie Hebdo.

Alors, quand allons-nous collectivement nous réveiller ? Prendre enfin à bras le corps ce problème, qui est que nous avons, dans nos écoles – car le problème est général -, de trop nombreux étudiants qui placent leur appartenance à l’islam au-dessus de tout le reste, et n’en supportent pas la moindre critique. Qui refusent même que l’on puisse établir un lien quelconque entre un enseignant décapité et l’islamisme, alors que depuis les attentats de 2015, nous assistons toujours aux suites de l’affaire des caricatures de Mahomet. Qui considèrent que dénoncer une décapitation en France, en 2020, n’est acceptable que si on dénonce aussi la situation en Palestine, tout comme être Charlie n’est acceptable que si on est aussi Ouighours, Rohingyas, Christchurch ou… Hijab.

Et face à cette véritable lame de fond, la plupart observent de loin, préférant ne pas se mouiller, exactement comme la plupart des médias ont préféré laisser Charlie Hebdo monter au front tout seul.

Pourtant, c’est notre boulot à tous, après tout, de porter haut ces valeurs de liberté absolue de conscience, d’État de droit, de suprématie de la loi civile sur la loi religieuse, mais aussi de défendre la portée émancipatrice de l’instruction. Nous, enseignants, sommes des passeurs de lumière, ne l’oublions pas.

Voulons-nous vraiment que nos enfants, demain, soient confiés à des enseignants, à des éducateurs, qui considèrent qu’il est normal d’être homophobe, compréhensible d’être heurté par une caricature du prophète au point de tuer, et islamophobe d’y voir un problème ?

Je n’en peux plus de vos « oui, mais ». Arrêtez de prendre les musulmans pour des cons. Traitez-les enfin pour ce qu’ils sont : des hommes et des femmes doués de raison, nos concitoyens, que nous avons la responsabilité, en tant qu’enseignants, que politiques, qu’intellectuels, qu’humoristes, de traiter comme des égaux, et non comme une espèce fragile à protéger. C’est ce que faisait Samuel Paty. C’est ce que nous devrions tous faire. Dès demain, puisque nous ne l’avons pas tous fait hier.

Nadia GEERTS

Maître-assistante en philosophie à la HE2B

Auteur et militante laïque, Prix international de la laïcité 2019

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