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Tariq Krim : ce qu'il manque à la France pour avoir un vrai cloud souverain

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Tariq Krim : ce qu'il manque à la France pour avoir un vrai cloud souverain

© Getty / TCmake_photo - “La question de la vision souveraine des besoins fondamentaux, dont fait partie le numérique, va devenir essentielle, et j'espère que ce sera l'un des sujets de la campagne présidentielle à venir”, affirme Tariq Krim.

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ENTRETIEN // Entrepreneur et pionnier du web français, Tariq Krim revient avec nous sur l'ambition d'un cloud européen souverain, la perte de savoir-faire en France et l'importance pour les acteurs technologiques hexagonaux de conserver leur valeur.

Fondateur de Netvibes, Jolicloud et Polite.one, entre autres, ancien vice-président du Conseil national numérique, Tariq Krim est largement considéré comme un acteur majeur du web français. Les Numériques a pu s'entretenir avec celui qui se définit comme “un entrepreneur tech avec une âme” sur les ambitions française et européenne en matière de cloud souverain.

Tariq Krim

Entrepreneur emblématique du web, Tariq Krim est aussi l'auteur de la mission de préfiguration de la French Tech, qui souhaitait mettre en avant les développeurs français. Il a par ailleurs initié le mouvement "slow web", qui prône un usage apaisé de la technologie.

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LES NUMÉRIQUES – L'Europe pourra-t-elle un jour se doter d'un cloud 100 % souverain ?

TARIQ KRIM – Cela va demander un effort extrêmement important. Techniquement, peut-on déjà construire un système autonome aujourd'hui ? On l'a fait à l'époque du Minitel et du réseau Transpac. Le terminal, les routeurs : tout était fabriqué en France. Puis, à partir des années 1990, on s'est retrouvés avec des décideurs qui voulaient gérer de la technologie plutôt que de la construire. Apple est une réussite aujourd'hui parce qu'ils ont fait des choses d'une complexité immense : sourcer les matériaux de base dans les mines, fabriquer leurs propres puces, intégrer l’OS avec leur service cloud. Ce sont des produits d'une grande complexité. Même chose pour Tesla. Ce qu'on a fait en Europe et en France a été d'outsourcer notre savoir-faire industriel en Chine et notre informatique à des ESN. On est passés d'un métier d'ingénieur à celui de manager. Dès lors, les gens qui prennent des décisions ne sont pas des gens qui savent faire.

Ni les États-Unis ni la Chine n'ont de valeurs compatibles avec les nôtres. Il s'agit donc de construire un monde numérique dans lequel on a envie de vivre

Tariq Krim, entrepreneur et pionnier du web français
On entend pourtant souvent dire que la France est une terre d'ingénieurs…

À n-3, n-4 oui. Au sommet, c'est dur. La période d'industrialisation de la France, que ce soit pour le nucléaire, le TGV, le Numéris, a pu exister, car on avait des ingénieurs à la tête. Dans la Silicon Valley, l'innovation peut venir de petites entreprises ou de personnes qui n'ont pas de diplôme, mais le savoir-faire. On a perdu cela. Désormais, on assemble des choses faites par d'autres car on a démantelé des filières entières. C’est l’ère du lean management : on appuie sur un bouton pour avoir tel produit à la demande. Ça marche jusqu'au jour où l'on a besoin d'un milliard de masques d’un coup et que le système explose.

Quand on parle de rêve de cloud européen, il s'agit de l'endroit où l'on vit numériquement. Il y a une raison pour laquelle tout le monde veut vivre en Europe. Nos valeurs, notre héritage viennent des Lumières. Quand on va à l'hôpital, on est soigné gratuitement, nous avons une vraie liberté d’expression. Dans certains pays, ce n'est pas possible. La question se pose dans le numérique. Deux modèles se développent : celui de la Chine, où l'État organise la société et l'on ne devient qu’un simple rouage de cette dernière ; et de l'autre côté, la vision de la Silicon Valley, où nous ne sommes qu’une feuille Excel et où l'on ne vit que dans un espace commercial permanent. Pour l’Europe, le projet le plus important des prochaines années sera de savoir construire un monde numérique dans lequel on a envie de vivre.

Un monde qui évoluerait donc en parallèle de ces deux grands modèles que l'on connaît ?

Absolument. Un monde où la vie privée est sanctuarisée, où la diversité culturelle est valorisée, et pas seulement le commerce. Il ne faut pas oublier que les deux produits qui forment la contribution essentielle de l'Europe à ce monde, ce sont le Web en 1993, basé sur un travail collaboratif open source, et Linux, inventé deux ans plus tôt. D'une certaine manière, il y a un héritage technologique européen qui consiste à dire que la technologie doit bénéficier à l'ensemble des gens. C'est une vision beaucoup plus humaniste de la technologie que nous avons hélas oublié.

Pour mettre tout cela en place en Europe, ne faudra-t-il pas immanquablement des sommes d'argent considérables ? Le Vieux Continent en est-il capable ?

Je ne suis pas totalement d'accord sur la question de l'argent. Pour construire un produit, une infrastructure ou une architecture de qualité, il faut des gens compétents. Ensuite, on dit qu'il en faut beaucoup. Ce n'est pas vrai, il faut la bonne équipe. La technologie est quelque chose de très méritocratique. Il faut donc trouver les bons talents, ceux qui développent les produits, mais aussi des modèles de scalabilité, comme l'open source, qui permettent de pérenniser le logiciel. Il faut aussi — et c'est ce qu'ont très bien fait les États-Unis et la Chine — savoir acheter, intégrer, promouvoir les technologies européennes. Et cela commence dès l'université.

Il faut aussi séparer deux choses : l'infrastructure et l'économie du numérique. Depuis quelques années, on délaisse la problématique de l'infrastructure pour se concentrer uniquement sur le financement des start-up. Or, les entreprises qui font vivre et maintiennent l’infrastructure numérique et le cloud ne sont pas forcément des start-up qui lèvent beaucoup d'argent et veulent faire des introductions en Bourse. Ce sont les PME, les ETI, les grands groupes. Des éditeurs indépendants qui veulent vendre leurs technologies sur le long terme. Je le répète depuis des années : ce qu'il nous manque au sommet de l’État, c'est un CTO [directeur de la technologie, NDLR] qui s’assure que l'architecture et les choix promeuvent une souveraineté numérique. Le CTO de Google ne code pas, il définit la vision, les langages utilisés qui permettent une homogénéisation des projets. Quand on regarde chez nous les projets de l'État, on a l’impression que cela part dans tous les sens, car chaque personne pense avoir son mot à dire. À la fin, on se retrouve avec des sortes de monstres difformes, des gaspillages de ressources et de talents car il n'y a pas de vision globale.

Quand on arrête de faire, on perd le savoir-faire.

Tariq Krim, entrepreneur et pionnier du web français
Vous avez récemment publié un ebook intitulé Lettre à ceux qui veulent faire tourner la France sur l'ordinateur de quelqu'un d'autre. Qu'exprime-t-il en essence ?

L'idée est de dire que finalement, quand on migre sur le cloud, on transfère sa gouvernance, sa capacité d’exécution, ses données dans un environnement que l'on ne maîtrise pas toujours. Avec la doctrine Cloud au centre annoncée par Bruno Le Maire, on a découvert que Google et Microsoft allaient entrer au cœur de l'État. Et cela au moment où la pandémie a démontré un besoin énorme de souveraineté. Passé le début de la pandémie qui a vu les Gafam devenir le système d’exploitation des entreprises (Zoom, Teams…), on a aussi vu des solutions françaises émerger. Il y a une véritable envie pour les acteurs français d'exister sur le marché et d'offrir des réponses fonctionnelles à celles des géants du numérique. Au lieu d'embrasser cet écosystème, on a décidé de travailler avec des Gafam qui amènent en Europe un modèle économique différent, et surtout affaiblissent notre capacité de résilience. C’est une véritable trahison.

Quand on arrête de faire, on perd le savoir-faire. Pour faire de bons logiciels, il ne faut pas juste coder, il faut que le produit soit "shippé", utilisé, qu'il génère des retours, qu'il soit amélioré… Ce sont ces cycles continus qui font que ça marche. Donc si l'on n'inclut pas les éditeurs français, les OVH, Scaleway, Rapid.Space, Clevercloud, Outscale etc, on ne les aide pas à s'améliorer et on ne construit pas cette souveraineté dont nous avons tant besoin.

Ce sont aussi les entreprises qui décident de leurs partenaires cloud. Comment convaincre les grands groupes français de privilégier les solutions françaises ?

Quand une entreprise française travaille avec un Big Tech, la question se pose : si elle outsource sa valeur et sa complexité sur ses services, elle renforce la valeur de Google, et sa propre valeur, potentiellement sa valorisation au CAC 40, s’affaiblit. Que se passe-t-il le jour où une boîte comme Orange, qui a des équipes, un technocentre, décide de tout faire faire ? Elle ne devient qu'un simple revendeur. Il est donc important — et dans ces entreprises beaucoup de gens en prennent conscience — de s'assurer que l'on continue à créer de la valeur. Dans un monde où le logiciel est la principale génération de valeur, on doit garder son informatique et donc sa capacité d’innover. Il y a une raison pour laquelle Google, Amazon, Apple, Microsoft et Facebook, en cumulé, pèsent plus de 9000 milliards de dollars : ils ont absorbé la valeur de tous les autres acteurs de l’économie traditionnelle qui ont licencié leurs ingénieurs ou ne savent pas faire de très bons logiciels.

De la même manière, donc, que l'économie étatsunienne est tellement énorme qu'elle absorbe les économies voisines…

Absolument. On entre aussi dans une ère fortement géopolitique entre la Chine et les États-Unis. Et le dilemme de l’Internet est que c'est le même outil utilisé par les consommateurs, par les professionnels et par les militaires. C’est un théâtre d'opérations de cyberguerre, le monde des rançongiciels, des dénis de service, de la désinformation. Si on ajoute à cela le fait que toutes ces techniques offensives de cyberguerre sont utilisées désormais par des groupes mafieux, le besoin de maîtrise et de contrôle par les États est fondamental. Quand on ne contrôle pas son infrastructure, on est en fin de queue pour avoir une solution. Quand on regarde ce qu'il s'est passé avec Orion et Solarwinds, une attaque qui a aussi touché l'Europe, ou les bugs récents de Microsoft Office 365, est-ce que les entreprises européennes étaient les premières à être au courant, à être “patchées” ? Ce n'est pas certain.

Pour moi, la vision actuelle de la France est assez opaque.

Tariq Krim, entrepreneur et pionnier du web français
Que pensez-vous de l'idée d'imposer aux acteurs non européens du cloud, mais présents en Europe, une séparation fonctionnelle ou structurelle des activités cloud de leurs autres activités, avec la création d’entités légales distinctes ?

Le problème n'est pas de séparer juridiquement les entités, mais la maîtrise du code. Dans un système de franchise comme McDonald's, qui a défini la recette du Big Mac, tous les McDonald's de France font la même recette. Ils achètent des salades, des tomates, des pommes de terre locales, certes, mais ça reste le même modèle avec une capacité d'innovation assez réduite, même si la France est un des meilleurs pays avec un marketing très intéressant. Sur le cloud, mettre en place des franchises avec des services de cloud américains ne serait qu'une forme de souveraineté en papier, sous licence, sous conditions. Or, la souveraineté s’exprime avant tout dans la création, la maintenance et l'évolution d'un produit, des points où il semble que les acteurs qui ont signé avec Microsoft et Google n’auront pas beaucoup de marges de manœuvre. Juridiquement, la question de l’extraterritorialité n’est pas réglée. Derrière le Cloud Act, il y a aussi FISA et les risques d’intelligence économique. Enfin, derrière le modèle de licence du logiciel, on verra le modèle d'optimisation fiscale déjà utilisé pour la publicité s'étendre au cloud. Et ce, avec la bénédiction du gouvernement. On marche sur la tête.

Voyez-vous la France avoir une prise de conscience par rapport à ces questions ?

Au niveau du gouvernement, je ne suis pas très convaincu du désir de souveraineté numérique. Rappelons que dans le cadre de la présidence française de l’UE, la France sera chargée de la politique européenne pendant six mois. Quelle est notre doctrine ? Que propose-t-on à l’Europe ? Je pense que les citoyens, dans leur for intérieur, sont en train d'intégrer la question de la souveraineté. Pas que d'un point de vue économique : quand on leur dit que l'on va peut-être entrer en pénurie de pâtes à cause de la saison désastreuse au Canada sur le blé dur, que l'on a été en manque de médicaments, et que désormais la question de l'énergie va se poser également… Soudain, la question de cette vision souveraine des besoins fondamentaux, dont fait partie le numérique, va devenir essentielle, et j'espère que cela sera l'un des sujets de la campagne présidentielle à venir.

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Journaliste BtoB franco-britannique, Patrick se réserve le droit de parler le franglais en toute crédibilité.

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