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Forêts tropicales

L’Amazonie pourrait atteindre un point de non-retour

Une zone déforestée dans l'État du Mato Grosso au Brésil (août 2020).

Saviez-vous que l’Amazonie pourrait devenir une savane ? Que cette immense forêt tropicale libère désormais plus de carbone qu’elle n’en stocke ? Ravagée par la déforestation, les incendies volontaires et le changement climatique, elle pourrait subir des changements irréversibles.

La situation de l’Amazonie inquiète de plus en plus les climatologues. Après avoir atteint son point le plus bas depuis des décennies en 2012 au terme de la présidence de gauche de Luiz Inacio Lula da Silva, la déforestation n’a cessé de s’amplifier depuis, avec une accélération brutale depuis l’élection de Jair Bolsonaro en 2019. Premier massif forestier tropical de la planète, répartie sur huit pays mais situé pour les deux tiers au Brésil, la forêt amazonienne est surtout connue pour être le haut lieu mondial de la biodiversité continentale : le quart des espèces d’animaux et de plantes terrestres y vivent selon certaines estimations. Cette forêt a aussi une importance planétaire pour ses vertus climatiques. Du fait de son immensité déjà : elle occupe une surface à peu près continue de 5,5 millions de kilomètres carrés, soit 10 % des terres émergées ; ainsi que grâce à deux caractéristiques particulières : la façon dont elle stocke le carbone et la façon dont l’eau y circule.

Intéressons-nous d’abord au carbone. Les forêts, on le sait, captent le CO2 de l’atmosphère et le transforment en matière organique. Les scientifiques estiment à 25 % la part de nos émissions fossiles, depuis le début de la révolution industrielle, à avoir ainsi été retirées de l’air et stockées sur les continents, soit dans le sol (sous forme de fragments végétaux), soit sur pied. Et une partie significative, bien qu’insuffisamment quantifiée, l’a été par la forêt amazonienne, qui représente à elle seule la moitié des forêts tropicales.

Or cette année deux publications scientifiques parues dans la revue Nature, issues de deux équipes indépendantes utilisant des méthodes différentes, ont fait l’effet d’une bombe : elles ont révélé que désormais, la forêt amazonienne ne retire plus de carbone de l’atmosphère, mais aggrave les émissions de l’humanité à raison de 0,5 à 1 gigatonne par an, sachant que nos émissions atteignent désormais 36 gigatonnes par an. « Notre article, sorti en avril 2021, est issu de données satellitaires qui permettent d’estimer la biomasse », indique à Reporterre Philippe Ciais, cosignataire de l’une de ces publications et chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement à Saclay. « Le mois suivant est paru le travail de Luciana Gatti et ses collègues de l’institut spatial brésilien, l’INPE, réalisé à partir de centaines de survols en avion et de mesures directes du CO2 au-dessus de la forêt. Ces publications, très cohérentes entre elles, indiquent que depuis 2015 environ — une année de sécheresse causée par El Niño, et donc d’incendies — les émissions de CO2 causées par la déforestation et la dégradation forestière sont devenues supérieures à ce que les arbres capturent. Alors que durant les décennies précédentes, les émissions étaient plus que compensées par la croissance de la forêt intacte. »

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Les chercheurs apportent d’autres informations clés. D’abord, l’émission de dioxyde de carbone est surtout localisée au sud et au sud-est du massif, le long de ce qu’on appelle « l’arc de la déforestation », rendu accessible par la création de routes et désormais théâtre d’un important développement agricole. Le nord et l’ouest de l’Amazonie continuent, eux, à stocker du carbone.

Coupe illégale d’arbres dans un territoire indigène, en 2016, dans l’État du Maranhão. Wikimedia / CC BY-SA 2.0 / Ibama

Ensuite, il apparaît de plus en plus que les feux jouent un rôle important dans le bilan carbone, en particulier par leur contribution à la dégradation forestière. « On se rend compte que même si la forêt n’est pas coupée, elle peut perdre beaucoup de carbone en étant dégradée. Soit par des incendies de sous-bois, qui ne tuent pas les grands arbres mais appauvrissent les étages inférieurs, soit par des prélèvements sélectifs d’arbres de valeur. Nous avons montré qu’aujourd’hui les trois quarts des pertes de carbone proviennent de ces dégradations, et pas de la déforestation », indique Philippe Ciais.

« L’Amazonie produit, dans une certaine mesure, sa propre pluie »

Pour mieux comprendre le problème, il faut s’intéresser non pas au carbone de l’Amazonie, mais à son hydrologie, qui est son talon d’Achille. « Cette forêt a une caractéristique essentielle, indique à Reporterre Claudio Almeida, chercheur à l’INPE brésilien. Elle produit, dans une certaine mesure, sa propre pluie. Les précipitations qui entrent depuis l’Atlantique par la côte est sont très importantes, mais elles ne pourraient pas arriver jusqu’à l’ouest de la forêt, 3 000 kilomètres plus loin, si les arbres ne ré-évaporaient pas constamment l’eau du sol, qui parcourt ainsi de nombreux cycles précipitation/évaporation. On estime que 30 % de la pluie totale amazonienne est ainsi “recyclée”. Et 70 % de la pluie des parties les plus reculées est issue des arbres situés entre elles et l’océan. »

L’« hyper-humidité » dont la forêt a besoin pour préserver sa densité et sa richesse (elle reçoit en moyenne 2,2 mètres d’eau par an, et jusqu’à 8 mètres par endroits) est donc en bonne partie sa propre œuvre. Un recyclage naturel et très rapide de l’eau par le vivant qui force l’admiration… mais qui la rend, aussi, vulnérable. Car la forêt et son climat sont en quelque sorte mutuellement dépendants. Et le risque est que l’affaiblissement de la forêt, sous les coups du développement humain, limite sa capacité à ré-évaporer l’eau, jusqu’à l’empêcher de s’autoentretenir comme elle l’a fait jusqu’à présent.

Un héron Agami : entre le quart et la moitié des espèces d’animaux et de plantes terrestres vivent en Amazonie. Flickr / CC BY-NC-ND 2.0 / Allan Hopkins

C’est là que pourrait advenir un éventuel point de bascule : à un certain niveau de détérioration risque de s’enclencher un cercle vicieux d’assèchement. Une rétroaction positive, disent les chercheurs. La forêt, de plus en plus sèche, ne produirait plus assez d’humidité pour entretenir ses pluies, et évoluerait vers un autre écosystème, difficile à prévoir mais sans doute apparenté à une savane. Les arbres seraient plus bas et clairsemés, il y aurait probablement moins d’espèces vivantes, et la forêt capturerait par conséquent beaucoup moins de carbone que les 120 milliards de tonnes qu’elle stocke actuellement.

« On distingue déjà clairement les prémices d’une telle évolution, indique Plinio Sist, spécialiste des forêts tropicales au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), et co-auteur du remarquable livre Vivre avec les forêts tropicales (Muséo éditions, 2021). Environ 17 % de l’Amazonie a déjà été coupée, et une partie du reste est fragmentée et dégradée, à cause, notamment, de feux. Or ces forêts dégradées sont plus chaudes — la forêt s’est réchauffée de 1 °C en moyenne, mais du côté de « l’arc de la déforestation » elle a gagné 1,4 °C en moyenne depuis l’ère préindustrielle — et plus sèches, et donc plus sensibles au feu. » Le problème est que la forêt doit résister désormais aux assauts conjoints du réchauffement climatique et des humains qui la dégradent, deux perturbations dont la synergie est particulièrement redoutable.

Existe-t-il un point de rupture à partir duquel la forêt amazonienne entamerait une métamorphose irréversible vers un écosystème plus sec ? « Théoriquement, c’est parfaitement possible, indique Philippe Ciais. Une forêt est un système non linéaire, qui peut avoir des points de bascule, c’est-à-dire changer d’état même avec seulement une petite perturbation. » De nombreux chercheurs, notamment Antonio Nobre, l’un des meilleurs experts de l’Amazonie, sont persuadés que non seulement ce point de bascule existe, mais qu’il est proche, et qu’il sera franchi si l’on atteint les 25 % de déforestation (nous sommes à 17 % aujourd’hui). Ils avertissent que quelques sécheresses sévères, par exemple à la suite d’un El Niño intense, pourraient encore abaisser ce seuil, voire nous l’avoir déjà fait franchir…

Si l’assèchement fait basculer la forêt, elle libèrera d’énormes quantités de CO2

D’autres chercheurs sont plus circonspects. Pour Philippe Ciais, par exemple, « il n’y a sans doute pas un seuil à valeur magique, mais des suites de seuils conduisant peu à peu à une forêt différente ». D’autres chercheurs imaginent plutôt l’existence de points de bascule régionaux, et non celle d’un point de bascule global pour l’Amazonie. Quoiqu’il en soit, l’incertitude est grande, « parce qu’on a affaire au vivant, ce qui rend la prédiction difficile ; des espèces vont prendre la place d’autres, et on ne sait pas exactement lesquelles ni comment elles se comporteront », avertit Philippe Ciais. En tous cas, l’hydrologie ramène ici au carbone : car si l’assèchement fait basculer la forêt, elle libèrera d’énormes quantités de CO2, via des feux et des dépérissements — et cela aggravera catastrophiquement la situation climatique globale.

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Une certitude : la forêt amazonienne stocke de plus en plus mal le carbone, et s’assèche déjà de façon perceptible. « Il y a des moyens d’action, plaide Plinio Sist. Lorsque le gouvernement brésilien a pris les bonnes mesures, il a réduit la déforestation de presque 80 % en quelques années… avant de la laisser remonter quand le pouvoir a changé. Cela montre que la volonté politique est décisive. » Le chercheur souligne que l’Europe, qui a du pouvoir d’achat et importe 20 % du soja brésilien [1], pourrait utiliser ce poids pour peser sur les pratiques agricoles, y compris en récompensant les plus vertueuses d’entre elles. Il rappelle également que dans cette fédération qu’est le Brésil, les régions ont un poids politique important qui en font des interlocuteurs possibles, mais que l’État fédéral est actuellement animé par « une idéologie datant des années 1970 ».

La bonne nouvelle ? Le dynamisme du vivant, sous les tropiques, est spectaculaire. Une équipe anglo-brésilienne a ainsi récemment montré dans Nature que les forêts secondaires tropicales qui repoussent après la déforestation stockent le carbone vingt fois plus vite que la forêt primaire. En laissant simplement repousser ces forêts de peu de valeur au lieu de les recouper tous les 5 à 10 ans comme c’est le cas actuellement, ces chercheurs estiment qu’il serait possible d’accroître de 8 % le stock de carbone de l’Amazonie. Un premier pas pour écarter le risque d’une bascule catastrophique du premier massif tropical de la planète ?

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