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EPCC French Lines & Compagnies, Fourni par l'auteur

Marginales mais éman­ci­pées, les femmes au ser­vice des trans­at­lan­tiques dans les années 1930

Causette s'associe au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Nous vous pro­po­sons aujourd'hui celui de l'historien François Drémeaux qui s'est inté­res­sé à la main d'oeuvre fémi­nine sur les paque­bots dans l'entre-deux-guerres.

François Drémeaux, Université d'Angers


Il est rare­ment ques­tion des femmes dans la marine mar­chande. Récemment encore, elles ne repré­sen­taient qu’une toute petite par­tie des effec­tifs navi­gants. Sur les paque­bots tou­te­fois, la main‑d’œuvre fémi­nine se déve­loppe dès le XIXe siècle, d’abord comme une néces­si­té sociale pour enca­drer les migrantes, puis comme une exi­gence com­mer­ciale afin d'attirer et de ras­su­rer la clien­tèle aisée. L’historiographie bri­tan­nique a ouvert de riches pers­pec­tives dans le domaine, mais le point de vue fran­çais sur le rôle et la place des navi­gantes reste à découvrir.

Au cours de l’entre-deux-guerres, les trans­gres­sions de genre sont rares de la part des femmes dans l’univers mari­time. Elles occupent des emplois de ser­vice qui leur sont tra­di­tion­nel­le­ment réser­vés à terre. Leur situa­tion n’en est pas moins ori­gi­nale : elles doivent s’adapter à un monde mari­time confi­né, régi et codé par des hommes ; indis­pen­sables au ser­vice com­mer­cial de la com­pa­gnie, elles sont recru­tées avec dif­fi­cul­té pour la varié­té et la com­plé­men­ta­ri­té de leurs com­pé­tences ; de retour à terre, leur sta­tut social est chan­gé par cette expé­rience pro­fes­sion­nelle. Ces par­cours ont pu être recons­ti­tués grâce à des archives des années 1930.

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Vue de Manhattan depuis la poupe de Normandie. En bas à droite de l'image, une femme de chambre est accou­dée au bas­tin­gage. Cliché ano­nyme, 1936. Collection Arnaud Gaudry, Fourni par l'auteur

Deux car­tons… sur dix mille

Au Havre, l’établissement public French Lines & Compagnies conserve plus de 30 000 objets et cinq kilo­mètres linéaires d’archives. Un fonds unique en Europe pour l’histoire des com­pa­gnies mari­times de 1851 aux années 1990.

En 2019, j’étais en mis­sion pour son­der les docu­ments non clas­sés du site, l’équivalent de plus de 10 000 boîtes d’archives qui dorment encore sur les rayon­nages sans que leur conte­nu ne soit iden­ti­fié. Avec cet accès pri­vi­lé­gié, j’ai pu entre­prendre quelques dépouille­ments explo­ra­toires sur des thèmes encore peu pra­ti­qués, en par­ti­cu­lier en his­toire sociale.

Les dos­siers du per­son­nels navi­gant repré­sentent une manne pré­cieuse et j’envisageais de tra­vailler sur les marins de la ligne d’Extrême-Orient. Ces car­tons contiennent des che­mises de 10 à 100 pages, retra­çant des car­rières par­fois longues et mou­ve­men­tées. Mais c’est une absence qui m’a intri­gué : pas une femme !

En cher­chant dans la base de don­nées de l’établissement, seule­ment deux car­tons évo­quaient des pré­sences fémi­nines. Deux maigres boites, conte­nant 214 fiches indi­vi­duelles. Ces docu­ments étaient phy­si­que­ment sépa­rés des autres per­son­nels et seule une page réca­pi­tu­la­tive a été conser­vée pour chaque employée. Cette indi­gence docu­men­taire m’a convain­cu de creu­ser un peu plus ce sujet. En par­tant des hommes sur les mers d’Asie orien­tale, je suis donc arri­vé aux femmes au ser­vice des paque­bots trans­at­lan­tiques… Un grand écart qui repré­sente, en soi, une émo­tion pour le cher­cheur. Depuis trois ans, mes tra­vaux explorent les inter­ac­tions sociales au sein de la marine mar­chande, et la pré­sence du per­son­nel fémi­nin était déjà par­mi les ques­tion­ne­ments, mais je suis ravi qu’elle se soit impo­sée d’elle-même, comme un rouage incon­tour­nable de cette socio­his­toire mari­time en construction.

Qui étaient ces femmes ?

La com­pi­la­tion des infor­ma­tions conte­nues dans ces fiches, de l’état civil aux états de ser­vice en pas­sant par les com­men­taires des contre­maîtres, a per­mis de consti­tuer une base de don­nées ins­truc­tive. Les employées au ser­vice de la Compagnie Générale Transatlantique (CGT) sont avant tout femmes de chambre (70 %), puis blan­chis­seuses (12 %), infir­mières (8 %) et nour­rices (6 %). Elles tra­vaillent loin des espaces publics des navires et dans l’intimité des pas­sa­gers, et vivent à l’écart des per­son­nels mas­cu­lins. Les 4 % res­tants sont ven­deuses ou manu­cures, les seules à dis­po­ser d’un accès direct aux communs.

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Les infir­mières pos­sèdent des com­pé­tences recher­chées, a for­tio­ri si elles ont pra­ti­qué dans le sys­tème de san­té amé­ri­cain. Cliché Byron à bord de Normandie, 1935. Collection Arnaud Gaudry, Fourni par l'auteur

Ces femmes sont glo­ba­le­ment céli­ba­taires et expé­ri­men­tées ; 76 % d’entre elles sont veuves, divor­cées ou n’ont jamais été mariées au moment de leur pre­mier enga­ge­ment, alors que celui-​ci inter­vient à un âge rela­ti­ve­ment mûr (34 ans en moyenne). Contrairement aux lignes bri­tan­niques, les veuves sont bien moins nom­breuses, au pro­fit des divor­cées (inexis­tantes sur les navires d’outre-Manche) et des céli­ba­taires endur­cies. Ce recru­te­ment ébauche un pro­fil par­ti­cu­lier et donne une idée du tem­pé­ra­ment affran­chi de ces employées. C’est aus­si un confort pour l’employeur, car le mariage est source d’instabilité. Les épouses ont des car­rières plus courtes et il n’est pas rare que l’autorisation de tra­vailler soit reti­rée par le mari.

L’appel de l’aventure

Par-​delà ces consi­dé­ra­tions, c’est une autre décou­verte qui m’a ému. Alors que j’interrogeai des forums de col­lec­tion­neurs sur les réseaux sociaux pour obte­nir des docu­ments au sujet de ces femmes, un ami m’a confié une pho­to­gra­phie ano­nyme de 1936. Depuis la poupe du paque­bot Normandie, New York s’éloigne sous le regard des pas­sa­gers de pre­mière classe. Dans le coin infé­rieur droit de ce cli­ché, une femme de chambre est accou­dée au bas­tin­gage et contemple la scène. Ces employées issues de milieux modestes pou­vaient donc accé­der à l’un des plus impres­sion­nants spec­tacles du monde contemporain.


À lire aus­si : Comment écou­ter les pod­casts de The Conversation ?


Ce constat a des impli­ca­tions impor­tantes : il inter­roge les moti­va­tions pro­fondes de ces femmes qui occupent un emploi exi­geant loin de chez elles, mais aus­si le sta­tut que leur confère ce tra­vail une fois de retour à terre. L’aspect finan­cier n’est pas déter­mi­nant. Les femmes de chambre ou les infir­mières sont mieux payées en mer, certes, mais seule la petite élite qui côtoie les pre­mières classes des plus pres­ti­gieux paque­bots peut espé­rer tri­pler ses émo­lu­ments grâce aux géné­reux pour­boires américains.

Les fiches indi­vi­duelles des­sinent les vies pas­sées de ces femmes : Odette Blomme a pas­sé deux ans comme ser­veuse à Londres, Marthe Dufour est impa­lu­dée suite à un pas­sage sous les tro­piques, Juliette Heininot a vécu deux ans aux États-​Unis et quinze ans en Amérique du Sud, Marceline Hue sept ans aux États-​Unis et a « beau­coup voya­gé », Céline Lemarchand 26 ans en Amérique, Ernestine Mathieu 17 ans au Canada, et ain­si de suite, dans une grande varié­té d’expériences et de durées.

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Dépliant publi­ci­taire de la CGT à l'attention du public amé­ri­cain, fin des années 1930. Le per­son­nel fémi­nin est désor­mais mis en valeur. Collection Arnaud Gaudry, Fourni par l'auteur

Même sans de loin­taines expé­riences, ces navi­gantes sont habi­tuées à se dépla­cer en France. Le lieu de nais­sance, de domi­cile et de l’emploi pré­cé­dent sont fré­quem­ment dif­fé­rents. Sans néces­sai­re­ment cal­quer l’image de la New Woman des années 1920, il est pro­bable que la volon­té de fuir, la curio­si­té pour l’étranger, l’appel de l’aventure et le désir d’émancipation soient de puis­sants moteurs.

Vies mar­gi­nales

Les com­pa­gnies mari­times res­tent des lieux d’emprise mas­cu­line et ne sont pas des struc­tures qui favo­risent le chan­ge­ment de la condi­tion fémi­nine. Les paque­bots accueillent des femmes qui vivent en dehors de la norme de leur époque, offrant ain­si un espace pro­fes­sion­nel à leur mesure. Les pos­si­bi­li­tés d’évolution de car­rière sont néan­moins minces, voire inexis­tantes. Le tra­vail est sou­mis à des cadences haras­santes, sous l’étroite sur­veillance de chefs de ser­vice – tou­jours des hommes contrai­re­ment aux lignes bri­tan­niques – qui imposent une dis­ci­pline mili­taire. L’intempérance n’est pas tolé­rée et toute forme de socia­li­sa­tion est sus­pecte. La sexua­li­té est un enjeu dis­cret mais fré­quent. Lorsqu’Eugénie Fiquet est mise à l’index pour son com­por­te­ment inap­pro­prié avec un pas­sa­ger, son chef demande à ce qu’elle soit rem­pla­cée par une « ancienne autant que pos­sible ». À tra­vers la syn­taxe et des ter­mi­no­lo­gies rudes, les femmes sont sys­té­ma­ti­que­ment res­pon­sables des ten­ta­tions, tou­jours ini­tia­trices des relations.

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La com­mu­ni­ca­tion à l'attention de la clien­tèle amé­ri­caine insiste sur le luxe et le confort, et notam­ment la prise en charge des enfants par des nour­rices compétentes. Collection Arnaud Gaudry, Fourni par l'auteur

La CGT doit pour­tant com­po­ser avec pré­cau­tion. Ces employées sont rares, d’autant plus que la com­pa­gnie fran­çaise exige qu’elles parlent anglais a mini­ma, soient élé­gantes dans le ser­vice et puissent être poly­va­lentes. Des com­pé­tences qui ne sont pas néces­sai­re­ment mieux rému­né­rées qu’ailleurs. Outre le goût du voyage, il reste le pres­tige du sta­tut comme moti­va­tion. Certaines femmes de chambre demandent spé­ci­fi­que­ment tel paque­bot ou telle classe, car les affec­ta­tions, dans un port comme Le Havre, influent sur les repré­sen­ta­tions sociales.

La plus belle émo­tion de la décou­verte repose ici : par­ve­nir, sans pré­mé­di­ta­tion ni inten­tion ini­tiale, à exhu­mer ces tranches de vie mar­gi­nales, obli­té­rées dans un uni­vers mari­time mas­cu­lin, et com­prendre les rai­sons et les choix de ces femmes.

François Drémeaux, Enseignant-​chercheur en his­toire contem­po­raine, Université d'Angers

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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