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Les membres du site communautaire de Shea Dazoya écoutent attentivement le discours de Victor.
ERNEST ANKOMAH POUR «LE MONDE»

Les arbres ressuscités de Talensi, dans le nord du Ghana

Par  (Bolgatanga (Ghana), envoyée spéciale)
Publié le 01 novembre 2021 à 03h55, modifié le 02 novembre 2021 à 10h36

Temps de Lecture 10 min.

Et les abeilles sont revenues. Par dizaines de milliers. Sur les flancs des collines Tongo, à l’extrême nord du Ghana, tout près de la frontière avec le Burkina Faso, où ne poussaient que de rares arbustes il y a quelques années encore, les villageois de la communauté Wakii font repousser margousiers, diospyros et autres arbres indigènes. Ces collines majestueuses, qui trônent au milieu d’une immense plaine, sont parsemées de rochers cubiques posés ça et là, comme tombés du ciel. A leur sommet se trouve un site sacré, le mausolée Tengzug, à l’entrée duquel les visiteurs doivent dénuder le haut de leur corps. Désormais, ce sont les collines qui ont revêtu un dense habit végétal et qui résonnent du bourdonnement des abeilles. Sur les vingt-cinq ruches installées par la communauté, vingt et une ont été colonisées.

Une vue aérienne de Yameriga, au Ghana, le 11 octobre 2021. La densité des arbres sur le triangle droit est considérée comme élevée : il s’agit d’un site de régénération naturelle assistée (RNA).
Une ruche sous un arbre à Shea Dazoya (Ghana), le 12 octobre 2021.

Dans cette région de savane au climat semi-aride, où, d’année en année, les saisons sèches s’éternisent un peu plus, des dizaines de communautés rurales s’activent autour de la ville principale de Bolgatanga à restaurer leurs terres agricoles en y faisant prospérer la végétation. Cette pratique, qui leur a été enseignée par l’ONG internationale d’aide au développement Vision du monde, porte le nom de régénération naturelle assistée (RNA). Derrière cette appellation légèrement ampoulée, on trouve un concept que tout jardinier connaît : lorsqu’on taille un arbre avec soin, celui-ci repart de plus belle. De souches coupées à ras ou calcinées peut ainsi rejaillir la végétation : c’est la « volonté de vie » des espèces végétales, décrite par de nombreux naturalistes.

Benjamin montre sa récolte de maïs, abondante : de 4 kilos de grains, il a obtenu 200 kilos d’épis de maïs

Si elle a été pratiquée de façon spontanée pendant des siècles par divers peuples, la RNA pousse le concept de la régénération plus loin après qu’un agronome australien, Tony Rinaudo, l’a appliquée dans les années 1980 au Niger. Il en a théorisé les grands principes : encourager la repousse systématique des arbres existants à travers la taille et l’auto-ensemencement, utiliser les arbres comme ressource, en faisant coexister les essences, pour permettre l’émergence d’écosystèmes productifs. Toute végétation est en effet capable de se régénérer naturellement ; le mot-clé ici est qu’elle est « assistée » : l’homme y a toute sa part, et la végétation sert non seulement à préserver la biodiversité et à absorber du carbone, mais aussi à rendre des services aux communautés. Le terme anglais farmers-managed natural regeneration est encore plus explicite, puisqu’il place l’agriculteur au cœur même du processus.

Une agricultrice de Yameriga cueille des fruits, à Talensi (Ghana),  le 11 octobre 2021.

Pour mesurer les effets rapides de la RNA, il faut se rendre chez Benjamin Asodene, dans le district Kassena Nankana West, au bout d’une hasardeuse piste de terre. L’agriculteur de 35 ans, à la barbe déjà bien blanchie, s’est converti à cette pratique il y a seulement un an. Et en quelques mois, les premiers résultats sont là. D’un tronc massif de combretum, tortueux, coupé ras, une dizaine de nouveaux arbres ont poussé. Leurs tiges s’élancent finement vers le ciel, sous le soleil étouffant de ce mois d’octobre, atteignant plus de 2 mètres de hauteur. A l’ombre bienvenue de leur feuillage prospèrent de l’arachide et de l’hibiscus, juste à côté des plants de maïs et de sorgho.

Jusqu’à l’an dernier, Benjamin pratiquait l’agriculture telle qu’on le lui avait toujours appris : avant chaque semis, il brûlait tout son terrain pour remettre le sol à nu. Désormais, plus de brûlis ni de coupes : le paysan laisse des arbres au milieu de ses champs et les déchets alimentent un compost. Il en est convaincu, son sol est plus fertile, l’arachide pousse beaucoup mieux à l’ombre des plants, et c’est tout un écosystème qui en bénéficie. Juste à côté de la parcelle régénérée, Benjamin montre sa récolte de maïs, abondante : de 4 kilos de grains, il a obtenu 200 kilos d’épis de maïs.

Fini les feux de brousse

Comme lui, près d’un millier de villageois du district de Talensi ont été formés aux techniques de régénération naturelle par Vision du monde. Depuis le lancement du programme il y a dix ans dans la région, 600 hectares de terres ont été restaurés. Une goutte d’eau à l’échelle du Ghana, qui s’est engagé à reboiser 2 millions d’hectares de terres d’ici à 2030, mais dont l’adoption enthousiaste par les communautés laisse entrevoir un déploiement possible à plus grande échelle. Une évaluation menée en 2012, à l’issue de la première phase du projet de Talensi, avait conclu que la densité sur ces terres agricoles restaurées atteignait 57 arbres par hectare, contre 5 arbres en moyenne seulement dans les champs de la région.

Ici, la régénération revêt tous les atours d’une saga, dont les pionniers sont les membres de la communauté Yameriga, les premiers à avoir été approchés par Vision du monde en 2009. Après accord du ministère ghanéen de l’agriculture, de l’assemblée du district, et du chef de la communauté, un monticule pelé est alors désigné pour expérimenter la RNA. Vision du monde, avec le soutien de l’Agence de développement d’Australie, forme vingt-cinq agriculteurs et entraîne en parallèle, avec le service national des forêts ghanéen, vingt-cinq « volontaires du feu », pour leur enseigner des bonnes pratiques préventives de débroussaillage contre les feux de brousse.

Les arbustes repoussent grâce à la RNA, comme dans ce champ à Yagzore (Ghana), le 12 octobre 2021.

A voir aujourd’hui l’abondante végétation qui recouvre la colline, on peine à croire que celle-ci était déboisée. Neems, karités, combretum, faidherbia albida : une véritable « miniforêt » composée d’essences variées, atteignant 4 à 5 mètres de haut, y a éclos. Les villageois y récoltent fruits sauvages, baies rouges, piments et épices dowa-dowa, ainsi que des plantes médicinales, et les femmes y trouvent du bois en abondance pour la cuisine. Une centaine de mètres plus loin, une colline a été laissée en libre évolution : un témoin du passé, où seuls une poignée de végétaux survivent au milieu de touffes d’herbes en phase de jaunissement.

Les années de bonnes récoltes, la communauté de Yagzore parvient à être autosuffisante sur le plan alimentaire, et à vendre ses surplus de récolte sur les marchés

A quelques kilomètres de là, dans la communauté de Yagzore, vaches et chèvres broutent paisiblement. « Avant, pendant la saison sèche, nos bêtes devaient partir très loin pour pâturer, on en perdait souvent au passage, elles étaient parfois volées », raconte Kolog Babil, l’un des paysans formés par l’ONG. La RNA a amélioré les conditions de pâturage et permis de maintenir les animaux auprès de leurs éleveurs tout au long de l’année. Surtout, grâce à l’abandon des brûlis et à une meilleure protection de leurs terres, avec des zones tampons désherbées avant la saison sèche, les habitants de Yagzore n’ont plus souffert de feux de brousse depuis plusieurs années.

Autre avantage : grâce à un sol plus fertile, les termites prolifèrent. « Nos pintades sont beaucoup mieux nourries grâce aux termites en abondance qu’on vient chercher chaque matin, et on arrive à en tirer un meilleur prix sur les marchés », explique Topok Saparoug, dont la robe verte constellée de motifs végétaux fait écho au paysage environnant. Les années de bonnes récoltes, la communauté de Yagzore, qui fait pousser arachides, patates douces, sorgho, gombo, tomates, oignons et autres piments, parvient à être autosuffisante sur le plan alimentaire et à vendre ses surplus de récolte sur les marchés ; alors qu’il arrivait fréquemment qu’elle doive acheter des denrées lors de fortes sécheresses. « Depuis que nos arbres repoussent, les récoltes sont bien meilleures et on a nettement moins besoin d’acheter à l’extérieur », se réjouit Topok, juste avant d’assembler un fagot de branches de bois et de le hisser en un tour de main sur sa tête.

Topok Saparoug ramasse du bois mort pour la cuisine avec l’aide de deux femmes, au Ghana, le 12 octobre 2021.
Dans les mains de Topok Saparoug, quelques baies jaunes récoltées dans sa ferme de Yagzore (Ghana), le 12 octobre 2021.
Kolog Babil, un agriculteur de la communauté de Yagzore (Ghana) montre du maïs qu’il a récolté, le 12 octobre 2021.

Pour ses défenseurs, la régénération naturelle permet de reboiser, à des frais nettement moindres qu’en replantant, puisqu’elle ne nécessite pas de matériel spécifique hormis quelques machettes, et du temps de formation, pour un résultat beaucoup plus durable. « Dans notre région, un arbre que l’on plante n’a que 15 % de chances de survie, assure Samuel Abasiba, responsable des programmes de RNA menés par Vision du monde dans la région. Et la RNA permet d’obtenir beaucoup plus de biomasse végétale qu’une plantation d’arbres rectilignes. »

Des cultures plus résistantes

Au Niger, où la RNA est pratiquée depuis 1983, 5 millions d’hectares ont été reverdis grâce à la régénération. Elle est aussi appliquée à grande échelle en Ethiopie, au Sénégal, au Burkina Faso, mais aussi en Indonésie ou au Timor oriental. « Il y a une condition sine qua non : pour qu’il y ait RNA, il faut qu’il y ait régénération », précise Régis Peltier, ingénieur de recherche sur les forêts au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), c’est-à-dire que dans les zones de désertification trop avancée, la RNA sera inopérante. En revanche, elle est vue comme particulièrement adaptée à des zones de transition entre déserts et forêts, comme le Sahel, car elle nécessite peu d’eau.

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Face à l’urgence climatique, la RNA peut-elle être un levier de plus contre la désertification ? Dans son dernier rapport sur les forêts d’Afrique, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) la cite comme une approche permettant d’agir à la fois sur l’atténuation du réchauffement climatique, en favorisant l’absorption du carbone, et l’adaptation, car elle améliore la fertilité des sols et rend les cultures plus résistantes grâce aux principes d’agroforesterie. La FAO vante également la RNA comme une approche inclusive, qui transmet le savoir-faire aux populations.

Au sein des villages, la prise de conscience vient souvent des femmes, car ce sont elles qui vont chercher l’eau dans les puits, et les premières à constater qu’ils s’assèchent

Dans la région de Talensi, le réchauffement climatique est déjà une réalité. Entre 1960 et 2000, la température a augmenté de 1 °C dans l’ensemble du Ghana, et la plupart des modèles prédisent une hausse moyenne de 1 °C à 3 °C d’ici à 2060, qui pourrait être encore accentuée dans l’extrême nord du pays, où les températures atteignent fréquemment 42 °C lors des saisons sèches.

« Le changement climatique, on l’éprouve au quotidien. On n’a pas besoin de données pour s’en rendre compte, détaille Ankaara Faanye, employé de Vision du monde, qui poursuit des études sur le climat à l’université de Kumasi, à 560 kilomètres de Bolgatanga. On a de plus en plus d’inondations express, de sécheresses, de feux, de tempêtes. Le problème, c’est qu’une partie des paysans ont encore des croyances attribuant ces phénomènes à une punition de Dieu. Beaucoup ne savent ni lire ni écrire, c’est difficile de leur expliquer certains arguments scientifiques. » Au sein des villages, la prise de conscience vient souvent des femmes, car dans la répartition des tâches traditionnelles, ce sont elles qui vont chercher l’eau dans les puits, et les premières à constater qu’ils s’assèchent.

Ba’an Batang, l’un des agriculteurs à Yameriga (Ghana), partage avec l’équipe RNA de Vision du monde les mérites de l’opération, le 11 octobre 2021.

Si la crise climatique est dans toutes les têtes, lorsqu’il s’agit de convaincre les communautés d’adopter la RNA, les équipes de Vision du monde mettent d’abord en avant les bénéfices à court terme. « Pour que ça marche et que ce soit adopté, il est important de susciter des activités et sources de revenus complémentaires », insiste Samuel Abasiba. Vision du monde aide les villageois à sécuriser leurs revenus : ici, ce sont des ruches installées pour récolter du miel ; là, c’est une petite unité de transformation du karité, qui permet aux femmes de la communauté Shea-Dazoya d’avoir à disposition les outils nécessaires à l’obtention du précieux or blanc – le beurre de karité –, revendu ensuite sur les marchés.

Et un peu partout, ce sont également des groupes d’épargne qui sont formés dans les villages. Mercy Apana, 34 ans, montre avec fierté le carnet de comptes qu’elle tient pour la communauté Amantele. « On se réunit chaque semaine à vingt-cinq et on verse entre 2 et 10 cédis [entre 25 centimes d’euro et 1,40 euro]. Cela nous permet ensuite de consentir des crédits aux membres du groupe, lorsqu’il faut par exemple acheter des matières premières pour le tissage des paniers ou la fabrication du karité. » Ces tontines, majoritairement féminines, sont autant d’occasions de moments d’échanges joyeux et animés, où chacun et chacune imagine son avenir – démarrer des études supérieures, trouver des nouveaux débouchés pour la vente d’artisanat ou du karité…

Victor, agriculteur à Talensi (Ghana), informe des membres de la communauté de Shea Dazoya, le 12 octobre 2021. « Tintuug Legbe Tii » inscrit derrière les chemises des deux hommes se traduit par « Un arbuste devient un arbre ».

Vertueuse pour la protection de l’environnement et l’économie locale, la régénération naturelle vise ainsi à redonner du pouvoir aux communautés. Parmi les pionniers de Yameriga, l’enthousiasme n’est pas près de retomber. Si le programme de soutien de Vision du monde, prévu sur dix ans, y est désormais clos, les villageois continuent de se faire les ambassadeurs de la RNA et de former de nouveaux paysans. A force d’être couronnées de succès, les terres restaurées pourraient-elles susciter de nouvelles convoitises ? Quand on demande au représentant du chef de la communauté, Joseph Zongdan, si son terrain reboisé pourrait un jour être cédé, il proteste : « Non, si on vendait, on aurait de l’argent immédiat, c’est tout. Alors que ce que nous offre cette forêt, c’est pour aujourd’hui et pour les générations futures. »

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