Les policiers influenceurs : nouvelle arme de propagande chinoise

Passée première dans le classement des applications les plus téléchargées en Chine en ce début du mois de novembre, l’appli « Centre national anti-fraude » fait l’objet d’une campagne promotionnelle acharnée depuis plusieurs mois. Instigateurs ou pantins de cette propagation, les policiers influenceurs sont les premiers à se faire le relais de cette nouvelle propagande anti-fraude. Récit.

Les policiers influenceurs : nouvelle arme de propagande chinoise
Collage de plusieurs vidéos tournées par @LaoChen avec des influenceurs sur le réseau social Douyin.

« Avez-vous téléchargé l’application du centre anti-fraude ? ». Inlassablement, Guoping Chen répète la même rengaine. Dans chacune de ses vidéos postées sur le réseau social Douyin, version chinoise de TikTok, cet officier de police de la ville de Qinhuangdao, dans la province de Hebei en Chine, fait la promotion de l’application « Centre national anti-fraude ». En l’espace de quelques mois seulement, il est devenu le visage et la voix d’une campagne gouvernementale menée sur les réseaux sociaux, enjoignant les détenteurs de smartphones à télécharger cette application d’alerte à la fraude, lancée par le ministère de la Sécurité publique le 10 mars dernier. 

Depuis, Chen multiplie les livestreams avec des personnalités populaires des réseaux sociaux sur Douyin, toujours vêtu de son uniforme officiel. Dimanche encore, Lao Chen – diminutif éponyme de son compte Douyin – était aux côtés d’un utilisateur de la plateforme déguisé en Zhu Bajie, un personnage anthropomorphe aux oreilles de cochon, issu de la mythologie chinoise. Une vidéo faisant, une fois n’est pas coutume, la promotion de l’application. Trois jours plus tard, cette vidéo cumulait 30 000 likes.

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Capture d'écran d'une vidéo de @LaoChen sur Douyin, postée le 31 octobre.

Décrite comme un moyen de défense contre les escroqueries en ligne, proposant des fonctionnalités comme la vérification des appels entrants à partir d’une base de données de numéros de téléphone d’escrocs connus et la possibilité de demander à ses contacts de vérifier leur identité par reconnaissance faciale, l’application « Centre national anti-fraude » est devenue la plus téléchargée en Chine entre fin octobre et début novembre, avant Tencent ( plateforme regroupant réseaux sociaux, portails web, commerce en ligne et jeux en ligne) et WeChat (une application mobile de messagerie textuelle), selon la société d’analyse du marché mobile App Annie.

Un palmarès atteint à coup de campagnes de communication d’un tout nouveau genre : l’influence policière. Les contenus d’influence réalisés par des officiers de police ont proliféré ces deux derniers mois. Le média Rest of World a identifié pas moins de cent comptes gouvernementaux vérifiés faisant régulièrement la promotion de « Centre national anti-fraude ». Et c’est notamment par le biais de l’humour que ces policiers ont atteint le plus de visibilité. Le compte officiel de l’application poste régulièrement des vidéos mises en scène, aux scénarios plus loufoques les uns que les autres. Dans un clip, mis en ligne par un service de police du Sichuan, des fraudeurs sont théâtralement pris de remords et récitent des slogans anti-fraude, suite à leur arrestation par un agent anti-fraude.

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Classement des applications les plus téléchargés en Chine, selon la société d'analyse du marché mobile App Annie, daté du 1er novembre.

Cette campagne se fait également hors les murs. Dans un marché d’alimentation de Hangzhou, les locaux se sont par exemple retrouvés avec de faux œufs portant l’inscription : « L’escroquerie sur Internet est très répandue, même cet œuf est faux ». À Hangzhou, la police a déployé des équipes spéciales dans la rue pour permettre à ceux qui ont installé l’application anti-fraude de prendre des photos avec eux, selon le média Pingwest. À Shenzhen, la police a autorisé les citoyens à caresser les chiens de l’unité K9 s’ils acceptaient de scanner le QR code de cette même application.

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De faux œufs portant l’inscription « L'escroquerie sur Internet est très répandue, même cet œuf est faux » ont été donnés aux locaux dans un marché d'alimentation de Hangzhou, dans le cadre de la communication promotionnelle pour l'application anti-fraude "Centre national anti-fraude".

Parler au plus grand nombre

Fort de ses 4,5 millions d’abonnés, Chen reste de loin la personnalité la plus populaire parmi ces comptes. News.cn, un média d’État chinois, rapporte que l’un de ses livestreams, a attiré, en septembre dernier, 38 millions de spectateurs et 100 millions de likes en une soirée – des chiffres qui rivalisent avec ceux des influenceurs connus sur la plateforme.

L’agence de presse chinoise Xinhua a, pour sa part, salué l’ingéniosité de Chen pour avoir atteint les « citoyens de l’Internet de notre époque » qui « rejettent les campagnes promotionnelles relevant de la prédication », faisant référence aux campagnes pro-gouvernementales habituelles. « Je pense que c’est un moyen utile pour [les influenceurs des réseaux sociaux] de convaincre leurs abonnés qu’ils représentent ou, du moins, sont en accord avec les attentes des autorités  », avance à Rest of the world Jian Lin, co-auteur de Wanghong as Social Media Entertainment in China, une étude sur l’économie du livestreaming et les influenceurs du pays, qualifiant cette pratique d’ « allégeance performative  ». Mais si une partie des utilisateurs adoubent les vidéos des policiers comme celles de Chen, sans remettre en question la portée de l’application anti-fraude, d’autres s’inquiètent de la protection de leurs données après téléchargement.

Inquiétudes concernant la surveillance

Dès son lancement, l’application du Centre anti-fraude a reçu des milliers de plaintes. En avril, les critiques négatives ont fait chuter sa note à 1,5 étoile sur l’App Store chinois d’Apple. 200 millions de téléchargements plus tard, en septembre, le score reste faible (2,6 étoiles sur 5). En cause, des utilisateurs se plaignant d’avoir été forcés à installer l’application sur leur téléphone. « J’ai été arrêté par deux agents de la police de la circulation parce que j’avais oublié de porter un casque lorsque je conduisais un scooter électrique. Mais après m’avoir interrogé pour ne pas avoir porté de casque, les agents m’ont demandé de télécharger l’application anti-fraude », raconte en commentaire un utilisateur. « Je ne comprends pas pourquoi j’ai dû l’installer et pourquoi les agents ressemblaient à deux vendeurs ? », poursuit-il. Un autre explique à Vice n’avoir été autorisé à entrer dans son quartier résidentiel à Shenzhen, au sud du pays, qu’après avoir téléchargé l’application. C’est de « l’abus de pouvoir », s’insurge-t-il. « Je ne pouvais pas me faire vacciner sans télécharger l’appli », raconte une autre au média

Par ailleurs, l’application est critiquée pour la gestion des données de ses utilisateurs. Car, pour utiliser « Centre national anti-fraude », il faut s’inscrire avec son numéro d’identification, son numéro de téléphone et indiquer son district de résidence. La clause de non-responsabilité de l’application concernant la vie privée des utilisateurs indique que sont collectées des données sur les informations personnelles des utilisateurs, telles que leur numéro d’identification et les informations relatives à leur appareil, ou encore des informations téléchargées par les utilisateurs pour signaler des arnaques potentielles, notamment des captures d’écran, des journaux d’appels et des messages texte. 

« Sauf disposition contraire de la présente politique de confidentialité, nous ne divulguerons pas ces informations au public ni ne les fournirons à un tiers sans votre consentement préalable », précise le site. Et d’ajouter : « Toutefois, lorsque la sécurité nationale est en jeu, nous utiliserons les données de manière stricte et prudente, conformément aux lois et réglementations applicables ».

Le Financial Times a révélé en septembre que certains utilisateurs qui consultaient des médias étrangers, dont Bloomberg, ont ainsi été interrogés par la police. Le Global Times, un média pro-gouvernemental, s’est, pour sa part, opposé aux critiques, affirmant que personne n’avait été surveillé ou convoqué par la police. Le journal se vante même de l’impact positif de l’application, qui vise à lutter contre le fléau qui touche la Chine : la fraude.

La fraude : un enjeu de sécurité nationale

L’application « Centre national anti-fraude » vise particulièrement les arnaques dans le secteur des télécommunications, qui font partie des délits les plus répandus en Chine. Rien qu’en 2020, la police chinoise a résolu environ 250 000 affaires de ce type et aidé les citoyens à éviter une perte d’environ 120 milliards de yuans (soit 16 milliards d’euros), selon le média Quartz.

Considérée comme un enjeu de sécurité nationale, la lutte contre la fraude permet au gouvernement chinois de déroger à ses propres règles. À la fin du mois d’août, l’Assemblée nationale populaire a adopté la première loi exhaustive sur la confidentialité des données en Chine, qui reflète à certains égards le règlement général sur la protection des données de l’Union européenne. Mais beaucoup doutent qu’elle ne soit qu’une couverture pour la collecte de données par l’appareil de sécurité de l’État.

Selon Valentin Weber, chercheur en cybernétique au Conseil allemand des relations étrangères qui s’est confié au média Quartz, les assurances données par le gouvernement sur la protection de la vie privée des utilisateurs sont éclipsées par d’autres lois qui autorisent la collecte de données pour des raisons de sécurité nationale. En vertu des textes ayant trait à l’anti-espionnage et au renseignement, les particuliers et les entreprises ne peuvent quasiment pas refuser les demandes de données les concernant de la part du gouvernement, selon Weber. La politique de confidentialité de l’application anti-fraude, par extension, devrait donc être « fortement remise en question », selon lui. « Il y a peu ou pas de limites aux données que les autorités chinoises peuvent collecter et à ce qu’elles en font par la suite », avance Valentin Weber.

Le « Centre national anti-fraude » s’ajoute ainsi à une liste croissante d’applications parrainées par l’Etat chinois. En 2020, par exemple, le gouvernement chinois a sorti une application, « Code de santé », que tous les citoyens doivent télécharger pour accéder aux services publics et aux transports. Cette application a soulevé de nombreuses inquiétudes concernant la surveillance et la confidentialité des données.

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