Le metteur en scène britannique Terry Gilliam, le 13 mars 2018 à Paris

Le réalisateur avait notamment suscité la controverse en qualifiant le mouvement #MeToo de "chasse aux sorcières".

afp.com/STEPHANE DE SAKUTIN

"Avec la cancel culture, les Monty Python ne pourraient plus travailler". Interviewé par Le Point le 19 octobre dernier, Terry Gilliam, seul membre américain de la célèbre troupe d'humoristes anglais, ne pensait sans doute pas que son jugement deviendrait si rapidement prophétique. Le cinéaste de 80 ans, connu pour son ton provocateur et son imaginaire sans bornes, vient à son tour d'être "cancellé" du théâtre londonien The Old Vic, où il co-dirigeait la comédie musicale Into the Woods qui devait débuter au printemps 2022.

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L'équipe du théâtre n'a pas expliqué outre mesure sa décision de déprogrammer la pièce, se contentant de deux lignes de communiqué sur son site. Mais selon The Guardian, le personnel du théâtre ne cachait pas son mécontentement depuis l'annonce fin mai de la collaboration avec Terry Gilliam. En cause : ses prises de position antérieures sur le mouvement #MeToo ou sur les transgenres. Suite à la programmation de son spectacle, une personne aurait même démissionné, d'après les informations du Daily Mail.

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Le réalisateur avait notamment suscité la controverse en qualifiant le mouvement #MeToo de "chasse aux sorcières". Se disant "fatigué que les hommes blancs soient accusés de tout ce qui ne va pas dans le monde", il ajoutait pour critiquer l'actuelle obsession pour les identités : "quand j'annonce que je suis une lesbienne noire en transition, les gens s'en offusquent. Pourquoi ?".

Soutien à Dave Chappelle, accusé de transphobie

La polémique interne aurait pu s'arrêter là, si Terry Gilliam n'avait pas posté un message de soutien au nouveau spectacle comique de Dave Chappelle sur Netflix, accusé d'être transphobe. "J'encourage chacun d'entre vous à regarder le nouveau spectacle de Dave Chappelle... Pour moi, c'est le plus grand humoriste vivant aujourd'hui : incroyablement intelligent, socialement conscient, dangereusement provocateur et terriblement drôle", avait-il écrit sur Facebook.

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Une partie du personnel du théâtre a vivement condamné les propos tenus par la star, "en contradiction avec la culture et les valeurs de l'Old Vic". ll s'agirait notamment de membres de l'Old Vic 12, le programme de développement artistique de l'organisation, composé de jeunes auteurs, producteurs et réalisateurs. Preuve que ces thématiques ont débouché sur de véritables oppositions générationnelles. L'annulation semble d'autant plus soudaine que l'Old Vic avait déclaré qu' "avant toute annonce de saison, la direction de l'Old Vic rencontre systématiquement les metteurs en scène qui sont programmés pour la saison afin de discuter de notre culture et de nos valeurs. C'est ce qui s'est passé avec les codirecteurs de Into the Woods, Terry Gilliam et Leah Hausman".

Mais c'était compter sans le passé polémique de cette institution londonienne, qui a eu Kevin Spacey pour directeur artistique de 2003 en 2015. En 2017, le Old Vic avait reçu une vingtaine de plaintes du personnel, décrivant un comportement inapproprié de la part de l'acteur. Des allégations lourdes de conséquences compte tenu de l'ampleur prise les années suivantes par le mouvement #MeToo.

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Reste à savoir ce qu'il adviendra du spectacle. L'ancien directeur artistique de l'English National Opera, John Berry, dont la société de production Scenario Two coproduit le spectacle, a déclaré : "Nous nous concentrons sur la recherche d'une nouvelle maison pour ce spectacle... Ces choses arrivent, ce n'est pas le premier changement de plan pour un spectacle du West End, ni le dernier, et les temps actuels sont imprévisibles partout." (le West End regroupe la majorité des grands théâtres londoniens, NDLR).

"Personnel hystérique"

Des membres de l'Old Vic 12, comme Penny Babakhani, productrice à l'Old Vic 12 , ont salué cette décision : "Cela aurait dû être annulé il y a plus d'un an. Et les dirigeants de l'Old Vic qui doivent des excuses à beaucoup d'entre nous pour la façon horrible, horrible dont cela a été géré", a-t-elle écrit dans un tweet. Ajoutant même dans un second post : "Je viens de repérer une faute de frappe dans ce tweet qui donne l'impression que je suggère que la direction de l'Old Vic devrait également être annulée en même temps que ce spectacle et... eh bien...".

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L'hebdomadaire conservateur The Spectator s'est lui indigné de cette décision, rappelant que si les appels à la censure de la part de salariés se sont multipliés depuis plusieurs mois, pour l'instant, les institutions culturelles n'avaient pas cédé à la pression. "Le mois dernier, des salariés de Netflix ont fait une grève contre le dernier spectacle de Dave Chappelle, The Closer, parce qu'il avait des blagues sur le transgenrisme. L'année dernière, des membres de l'éditeur Hachette, qui travaillaient sur le nouveau livre pour enfants de J.K Rowling, avaient menacé de déposer leurs outils du fait de ses opinions sur l'identité de genre. Puis, dans la branche canadienne de l'éditeur Penguin Random House, des salariés en pleurs avaient critiqué leur direction suite à sa décision de publier le dernier livre du psychologue conservateur Jordan Peterson. Dans tous ces cas, les directions ont tenu bon, souvent après s'être excusé de la "souffrance" qu'ils avaient infligé d'une façon ou d'une autre. La capitulation du Old Vic suggère que la détermination des directions faiblit de plus en plus, sous la pression intense d'un personnel hystérique. La notion de liberté artistique, à travers la fiction, la comédie ou le théâtre, fait face à une contestation sérieuse et interne de la part de salariés qui semblent penser qu'il est de leur droit de ne pas se sentir offensé". Et le Spectator de rappeler que si quelqu'un d'aussi célèbre que Terry Gilliam peut être radié du jour au lendemain au prétexte que ses prises de position ont offensé certaines personnes, alors n'importe qui doit se sentir menacé.

Pour le Old Vic, le préjudice financier s'avère conséquent, puisque le théâtre avait déjà vendu pour 300 000 livres (plus de 350 000 euros) de billets, qui devront être remboursés.

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