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Aux Canaries, une forêt ancestrale se meurt à cause du changement climatique

La laurisylve (forêt subtropicale humide) de l'île La Gomera, dans les Canaries.

Aux Canaries, le changement climatique assèche la laurisylve, l’une des dernières reliques de la forêt tropicale qui couvrait l’Europe il y a plusieurs millions d’années. Reportage sur l’île de la Gomera.

La Gomera (archipel des Canaries), reportage

« Tu vois ? Sous les feuillages, tout paraît vert… Mais quand on regarde la forêt de l’extérieur, on voit la quantité de bois qui est mort. C’est impressionnant ! Ce n’est pas normal. » Nous sommes sur l’île de La Gomera, l’une des plus petites de l’archipel des Canaries, au large du Sahara occidental. L’air est chaud, très chaud, et sec, sur ces montagnes arides. La calima, le vent sablonneux du désert, brouille l’horizon, à moins que ce ne soit les cendres du volcan de Cumbre Vieja, entré en éruption sur l’île voisine. Le paysage, marqué par des ravins rocailleux, est inhospitalier. Rien ne laisse deviner ce qui se cache en haut des montagnes, dans l’enchevêtrement des crêtes déchiquetées : une forêt, aussi fraîche que verte.

Comment est-ce possible ? Grâce aux nuages qui, portés par les alizés et coincés par les sommets montagneux, créent un microclimat humide. Un phénomène que l’on retrouve sur deux autres îles des Canaries, à Madère et aux Açores. Mais c’est à La Gomera que l’écosystème est le mieux préservé. « La laurisylve est une forêt de brumes, décrit Jacinto Leralta Piñán, guide au parc national du Garajonay, classé au patrimoine mondial de l’humanité. Ces forêts sont ancestrales, elles sont des reliques ! Il y a cinq millions d’années elles occupaient toute la zone méditerranéenne, en France, peut-être même jusqu’à Paris... » Aujourd’hui, cette forêt bien plus vieille que l’espèce humaine est mise en péril par le changement climatique.

Ángel Fernández López a commencé à travailler au Parc du Garajonay, à La Gomera, en 1986, année où il a été classé patrimoine mondial de l’Humanité. © Gwenvaël Delanoë et Juliette Cabaço Roger/Reporterre

« Ici, on est dans une forêt malade », déplore Jacinto. De prime abord, les yeux non avertis ne voient que la beauté des denses sous-bois aux aspects mystérieux : des branches tortueuses recouvertes de mousse et de couches de lichens, des souches énormes qui poussent en troncs multiples, des fougères qui tapissent les sols escarpés et couverts d’humus… Bien vite, les signes d’un écosystème cacochyme deviennent flagrants : les feuilles pendent lamentablement vers le bas, quantité d’arbres sont morts, et le soleil traverse le feuillage des houppiers. « Ce n’est pas normal que la lumière y rentre, poursuit le guide, au fort accent madrilène. On est dans une zone où les houppiers sont décharnés… Regarde, toutes les cimes ici… Cet arbre est mort ; et celui-là, pareil ; et lui, mort aussi... » Jacinto ne fait pas trois pas sans désigner un tronc dépourvu de vie.

Cette partie de la forêt est « dévitalisée », et ce depuis une trentaine d’année au moins. Pourquoi ? « On pense que c’est à cause d’une combinaison de causes. Mais cela vient sûrement de ce qui est en train de se passer à l’échelle de la planète. L’eau manque, on voit ici les effets de la sécheresse », affirme Jacinto, avant de s’exaspérer : « Tu sais ce qu’il a plu en septembre sur le nord de l’île ? Un litre d’eau ! Un litre par mètre carré ! Rien, rien ! » Et, en ce début d’automne, la forêt a soif.

La forêt est « dévitalisée » : fini le « printemps permanent » typique des Canaries ? © Gwenvaël Delanoë et Juliette Cabaço Roger/Reporterre

Cela fait cinq ans que l’île est en proie à la sécheresse. Les précipitations ont chuté, chaque année, de 3,5 %. Les températures, elles, se réchauffent. Et 2020 a été marqué, pour la première fois, par la disparition de plusieurs ruisseaux. « Je suis quelqu’un d’optimiste, affirme le guide. Mais aussi réaliste. Je ne crois plus qu’il va pleuvoir comme auparavant. » Le « printemps permanent » de ce microclimat, qui permet aux feuilles de se régénérer perpétuellement, pourrait bien laisser place à des écosystèmes plus propices à l’aridité de la région. Et davantage sujet aux flammes.

20 % de la forêt ravagée par le feu

En 2012, un énorme incendie a brûlé 20 % du parc de Garajonay, qui couvre plus de 10 % de l’île. Les stigmates sont toujours visibles. « Cet incendie nous a montré la fragilité de cet écosystème. Il s’est déclaré lors d’une année extrêmement sèche, c’était vraiment incroyable, explique Ángel Fernández López, directeur du parc. Il n’y pas eu de brumes, il n’y pas eu de pluie, et cet écosystème habitué à l’humidité est devenu vulnérable à l’incendie. C’est un territoire très petit et très fragile. Le changement climatique, s’il empire, va de plus en plus entraîner ce type de problèmes. » L’inquiétude est partagée par les directeurs des trois autres parcs nationaux des Canaries.

Jacinto Peralta Piñán : « Tu sais ce qu’il a plu en septembre sur le nord de l’île ? Un litre d’eau ! » © Gwenvaël Delanoë et Juliette Cabaço Roger/Reporterre

À la Gomera, sur les flancs des montagnes, en lisière de forêt, un grand nombre de cultures traditionnelles en terrasses partent en friche, abandonnées depuis longtemps par leurs paysans. Ce n’est tout de même pas là que la forêt va pouvoir recoloniser du territoire, au contraire : « Sur ces terres abandonnées, la récupération de la nature se fait par des végétations invasives très sujettes au feu. Et le feu, maintenant, peut se propager jusqu’aux zones les mieux conservées. La blessure est terrible. » Les anciennes « zones tampon » sont devenues vecteurs d’incendies.

Les Canaries : « la capitale européenne de l’extinction »

De par sa formation volcanique, l’archipel tout entier est un « point chaud » de biodiversité avec un grand nombre d’espèces endémiques. À la Gomera, on en compte déjà une cinquantaine, dont vingt-et-une sont en danger selon le gouvernement espagnol. « On a une quantité énorme d’espèces sur le point de disparaître, ici, aux Canaries, déclare gravement Ángel Fernández López. Nous sommes la capitale de l’extinction en Europe. Il n’y a aucun endroit sur le continent où il existe autant d’espèces de fleurs et d’animaux tant affaiblies. Par exemple, à La Gomera, on a trouvé il y a trois ou quatre ans une espèce de lotus dont on ne connaît qu’un seul individu. C’est le cas pour beaucoup d’autres espèces. »

L’Euphorbe des Canaries est une plante endémique de cet archipel. Ángel Fernández López

Le parc mène un intense programme de conservation de cette flore et de cette faune qui ne survivent plus que dans d’ultimes refuges. Ses agents ont proposé d’incorporer de nouvelles zones à protéger, soit un agrandissement d’un tiers du parc qui compte déjà 4 000 hectares. Rien n’est acté, et encore faudrait-il que le parc en ait les moyens : aux dire des employés, les finances manquent, le personnel aussi, et de plus en plus de tâches sont sous-traitées à des entreprises privées. « Nous aussi, on peut dire qu’on est une espèce en voie de disparition », ironise Ángel Fernández López. Il part à la retraite dans deux ans et aimerait avoir un remplaçant à qui transmettre son savoir et passer le relais. Mais, comme pour d’autres agents du parc, il n’est pas certain que les départs en retraite soient remplacés.

« On a une société humaine qui produit des incendies »

Les agents forestiers semblent être bien seuls dans leur inquiétude. Cette décrépitude « n’est pas bien assimilée par la société. Chaque famille a ses préoccupations, le quotidien, les enfants… Et ce n’est pas un thème prioritaire pour les politiques, dans le monde en général comme sur les îles évidemment. »

Pour le conservateur du parc, la gestion forestière seule ne peut enrayer la menace qui pèse sur les forêts de brumes. C’est le territoire qui est à repenser dans son ensemble. L’abandon des terres cultivées traditionnellement, qui deviennent alors des terrains de broussailles inflammables, facilite notamment la propagation des feux. « L’agriculture n’est pas là que pour produire, mais elle apporte d’autres bénéfices. » Ángel Fernández López conclut : « On vit dos au territoire. On va le voir seulement en été, une journée pour y faire une randonnée, mais c’est bien tout le système productif actuel qui influe sur les départs l’incendie. C’est aussi ce qui se passe dans le sud de la France, et partout autour de la Méditerranée. La société humaine actuelle produit des incendies, la cause est là. »

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