C’était une journée d’automne comme les autres. Le soleil brillait tandis que le vent soufflait légèrement, présageant le retour prochain des températures hivernales. Une météo changeante responsable des rhumes et autres petits pépins de santé passagers de bon nombre de personnes. Alors lorsque Lauren Wasser, 24 ans, commence à se sentir affaiblie en ce 3 octobre 2012, elle ne se doute de rien. « Quelques-uns de mes amis avaient contracté la grippe les jours précédents. J’ai naturellement pensé qu’ils me l’avaient transmise », confie-t-elle. Les heures défilent et son état se détériore. « J’étais extrêmement fatiguée et malade. Mais j’avais promis à une amie de passer à sa soirée d’anniversaire. J’ai pris la voiture en espérant que je penserais à autre chose une fois mes amis retrouvés. Mais lorsque je suis arrivée sur place, j’avais si mauvaise mine qu’ils m’ont renvoyé chez moi. »

À l’époque, Lauren vit seule avec son chien à Santa Monica, à Los Angeles. Sans nouvelles depuis plusieurs heures, sa mère, dont elle est très proche, s’inquiète. Hospitalisée suite à une opération, elle ne peut se rendre à son chevet. Elle demande à la police de se rendre sur place. En passant la porte du domicile, un policier la trouve dans un état catastrophique. « J’avais 41,5 °C de fièvre. Je ne le savais pas alors, mais mon corps était en train de me lâcher. J’étais en train de mourir, seule, dans ma chambre. Malgré tout, il m’a simplement dit de répondre aux appels de ma mère et est parti. » Une réaction qu’elle a encore du mal à accepter aujourd’hui. « Si mon chien n’avait pas été là à aboyer et me sauter dessus pour éviter que je ne m’endorme, je serais sans doute morte. Heureusement, ma mère n’a pas eu un bon pressentiment et a demandé à une nouvelle équipe de se rendre sur place. Lorsqu’ils sont arrivés, je venais de faire deux arrêts cardiaques. Dix minutes plus tard, je passais la porte des urgences. » Sur place, le personnel médical tente de comprendre ce qui arrive à cette jeune femme sans problème de santé apparent, en vain. « Heureusement, un spécialiste en maladies infectieuses était présent. C’est lui qui a soupçonné un syndrome du choc toxique. Mon tampon a été retiré et envoyé au laboratoire. Le résultat était sans appel. J’ai tout de suite été placée en coma artificiel. J’avais 1 % de chance de survie. On a conseillé à ma mère de commencé à préparer mon enterrement. » 

Frôler la mort à cause d’un tampon

Un tampon, responsable du décès potentiel d’une femme. Cela paraît incroyable et pourtant cela arrive plus souvent qu’on ne le pense. Chaque année en France, une vingtaine de cas de syndrome du choc toxique (SCT) sont déclarés. Un chiffre sans doute en deçà de la réalité, car cette pathologie n’est pas une maladie à déclaration obligatoire. Le choc toxique menstruel est une infection massive, liée à la présence de la bactérie Staphylococcus aureus, autrement dit le staphylocoque doré, au niveau du vagin. Au contact d’une protection interne, comme un tampon hygiénique ou une cup menstruelle, elle libère une toxine qui passe dans le sang et attaque les organes. En quelques heures, ces derniers peuvent cesser de fonctionner, provoquant des dommages irréparables. Les premiers symptômes ressemblent à ceux d’une grippe ou d’une gastroentérite. Ils peuvent se manifester par une fièvre subite, une baisse de tension, des signes digestifs comme de la diarrhée ou une éruption cutanée sur le corps. Le SCT peut entraîner un décès s’il n’est pas pris en charge à temps.

Dans le cas de Lauren Wasser, la prédiction de l’équipe médicale ne s’est heureusement pas réalisée. Elle ouvrira de nouveau les yeux après une dizaine de jours dans le coma. « Je ne savais pas où j’étais ni ce que je faisais là. J’avais l’impression que mes pieds étaient en feu et que le sang avait cessé de circuler dans ma jambe droite et mon pied gauche ». Elle se remémore l’horreur de la soirée du 3 octobre, prend conscience qu’elle a frôlé la mort. Après des discussions avec les médecins et sa famille, elle comprend que sa vie va changer à tout jamais. « Il n’y avait pas d’autre option que d’amputer. » Sur l’une de ses jambes est inscrit « oui ». Sur l’autre « non ». La jambe gauche sera épargnée, à l’exception des orteils. On la prévient que, plus tard au cours de sa vie, elle serait probablement amenée à amputer la deuxième. « Je n’oublierai jamais l’image de ma mère qui embrasse ma jambe une dernière fois », se souvient-elle.

À son réveil, elle a perdu foi en la vie. « Enfant, je rêvais de devenir basketteuse professionnelle. J’ai toujours été une passionnée de sport. Perdre ma jambe était notamment très difficile à ce niveau-là. Sans parler du fait que, en tant que mannequin, mon corps, c’était mon outil de travail ». Après quatre mois à l’hôpital, elle peut enfin rentrer chez elle. « C’était horrible. À l’hôpital, on est constamment aux petits soins pour vous, vos amis et votre famille vous rendent visite sans arrêt. Et puis, d’un coup, on se retrouve seule dans une société dans laquelle on ne trouve plus sa place. Retourner chez moi, dans cette chambre où tout a basculé… je ne savais plus qui j’étais. Je passais mes journées dans ma chambre, assise dans mon fauteuil roulant, à pleurer, à me demander comment est-ce que j’allais m’en sortir. Cette perte d’identité était insupportable à vivre au quotidien. Je ne pensais pas que je pourrais un jour être aimée et acceptée à nouveau. J’ai pensé à mettre fin à mes jours. »

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©PARSONS 

Sensibiliser les femmes aux dangers des protections hygiéniques

En 2015, soit trois ans après qu’elle a failli perdre la vie, l’histoire de Lauren Wasser fait le tour du monde. « J’ai témoigné auprès de “Vice” après trois ans passés à me cacher du regard des autres. À mes yeux, les photos qu’ils ont publié dans l’article sont vraiment iconiques parce que c’est la première fois que je montrais ma prothèse. J’avais passé tout ce temps en jogging et sweatshirts, faisant absolument tout ce qu’il était possible pour cacher ma jambe manquante. Lorsque l’article a été mis en ligne, je ne m’attendais pas à de telles réactions. Je parlais dans l’espoir de sensibiliser les femmes aux dangers des tampons, de sauver des vies, mais aussi de bousculer les standards de beauté. J’espérais, mais je ne pensais pas y arriver », confie-t-elle.

Grâce à son témoignage, les femmes sont très nombreuses à découvrir l’existence du syndrome du choc toxique et demandent des explications aux entreprises de protections intimes. En France, une pétition est lancée pour demander de rendre visibles les compositions des tampons de la marque Tampax. Leader du marché, elle promettait d’être transparente au printemps 2017. Mais les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances des militantes. Si les matières premières sont citées (coton, viscose ou rayonne, ou encore plastique), il n'est fait aucune mention des colorants, encres, additifs et parfums parfois utilisés. Pour ces derniers, par exemple, il est seulement indiqué « parfums conformes aux strictes exigences appliquées par l'association internationale des parfums (Ifra) ». Un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) publié en juillet 2018, faisait quant à lui part de la présence de nombreux composants chimiques « préoccupants » dans des tampons et protections externes de diverses marques. Outre des pesticides, on trouvait notamment des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) ou de phtalates dans les protections externes, de dioxines et furanes ainsi que de DnOP (phtalate) dans les tampons. Autant de substances aux effets cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) démontrés, ou considérées comme des perturbateurs endocriniens. L’organisme a néanmoins assuré que « dans l'état actuel des connaissances, le choc toxique n'est pas lié au matériau utilisé dans la composition de ces protections ». 

« Ce n’est pas normal que nous n’ayons pas accès à des produits sécurisés et abordables. Ça ne devrait pas être à nous de prendre le risque de mourir à cause d’un tampon ou de développer des problèmes de santé à cause des pesticides dans nos protections hygiéniques. Si c’était un problème qui touchait les hommes, on aurait trouvé une solution il y a bien longtemps, dénonce Lauren Wasser. Non seulement les compagnies ne sont pas transparentes sur la composition de leurs produits, mais elles cachent la réalité et culpabilisent les femmes. Combien de fois ai-je lu que le SCT avait lieu parce qu’on gardait son tampon trop longtemps ? Pour ma part, je faisais très attention et le changeait régulièrement, même plus souvent que ce qui était conseillé sur l’emballage. Les femmes sont en grande majorité responsables, elles font attention à leur hygiène. La vérité, c’est que les emballages conseillent de le changer toutes les « 4 à 8 heures », ce qui ne veut absolument rien dire, et il est rarement spécifié qu’il ne faut absolument pas dormir avec la nuit. » Un simple coup d’œil aux emballages et notices des marques référentes du marché français suffit pour voir que l’activiste dit vrai. Lorsque le SCT est mentionné sur l’emballage (ce qui est généralement le cas mais pas systématique), le message est très peu visible et renvoie à la notice à l’intérieur. Il faut donc acheter le produit avant d’être informé des risques liés à son utilisation. Il est effectivement conseillé de changer son tampon toutes les « 4 à 8 heures », mais il n’est pas précisé qu’il faut l’enlever la nuit. Tampax précise même que « vous pouvez le porter la nuit jusqu’à une durée de 8 heures. » Toutes les marques présentent néanmoins bien un encart sur les risques liés au choc toxique. « Le message devrait être visible à l’œil nu, on ne devrait pas avoir à retourner la boîte dans tous les sens pour le trouver. Les publicités doivent également mentionner les risques. Il y a des mises en garde pour tout type de médicament mais pas pour un produit utilisé par la moitié de la population mondiale, c’est insensé ! », dénonce-t-elle. C’est pour toutes ces raisons que le mannequin milite pour soutenir une proposition de loi aux États-Unis, le Robin Danielson Act, qui tire son nom d’une femme ayant perdu la vie suite au SCT en 1998. Elle obligerait les entreprises vendant des protections hygiéniques à déclarer exactement ce que ces produits contiennent et quels sont leurs effets à long terme sur la santé. Elle a été rejetée plus de dix fois.

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Bousculer les normes de beauté

L’autre mission de Lauren Wasser ? Celle de la représentation. « Après mon amputation, on m’a donné une prothèse basique. C’est quelque chose de très médical, qui me rappelait sans cesse que je devais réapprendre à marcher. Mais cette prothèse, c’est désormais quelque chose qui allait faire partie de moi. Comment étais-je censée vouloir être complétée par cet objet aussi triste, qui me rappelait constamment à ce que j’avais perdu ? Au bout d’un certain temps, j’ai compris qu’il fallait que j’en fasse quelque chose d’unique, qui me ressemblait davantage. J’adore le rappeur ASAP Rocky et ses dents en or. S’il peut avoir des dents en or, pourquoi ne pourrais-je pas avoir une prothèse dorée ? C’est comme un bijou dont je ne me sépare pas. » Après son interview pour « Vice » en 2015, elle n’hésite d’ailleurs plus à la montrer. « Ce n’était pas facile, souligne-t-elle. J’étais encore fragile sur le plan psychologique et je souffrais atrocement sur le plan physique. Ma jambe gauche est alors un ulcère ouvert qui n'a ni talon ni orteils. Mon corps a produit beaucoup de calcium, ce qui fait que mes os poussent sur ce pied. C’était terrible. Mais je voulais absolument aller de l’avant. La première fois que j’ai recommencé à travailler, c’était pour le catalogue de Noël de Nordstrom (chaîne de magasins américains, ndlr). Être acceptée comme j’étais par l’équipe m’avait fait énormément de bien. J’avais l’impression d’être là pour qui j’étais vraiment, de ne pas être définie par mon handicap. C’est vraiment un souvenir que je chéris car c’est un moment qui m’a permis d’avancer. Jamais je n’aurais pensé que l’industrie de la mode m’accepterait à nouveau. »

Si elle a réussi à assurer sa place sur les podiums (elle était notamment au casting du dernier show Balenciaga en octobre dernier), elle ne cache pas qu’elle doit constamment se battre pour sa place. « Je ne vois pas grand monde qui me ressemble dans l’industrie. Je me bats pour que ceux et celles qui me ressemblent soient représentés. Il y a encore beaucoup de travail à ce niveau-là mais, comme on dit, Rome ne s’est pas faite en un jour. Le simple fait que je sois acceptée dans cet univers prouve que l’on peut y arriver », affirme-t-elle, confiante. Et elle n’est pas seule à vouloir s’attaquer aux diktats de la mode et de la beauté. «  Rihanna fait un travail fantastique, souligne-t-elle. Avec Fenty Beauty bien sûr, mais aussi avec Savage x Fenty. J’étais tellement flattée d’être choisie pour participer au dernier défilé à côtés d’icônes comme Gigi et Bella Hadid, Precious Lee et Joan Smalls. Elle sait faire en sorte que tout le monde soit représenté. »

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La liberté retrouvée après une seconde amputation

Fin 2017, la jeune femme prend une décision difficile : amputer sa jambe gauche. « Dès le début, on m’avait prévenu que je devrais sans doute y renoncer un jour. J’avais un ulcère ouvert sur mon pied gauche, pas de talon et pas d’orteils. Je souffrais le martyr tous les jours. Je ne pouvais ni courir, ni sauter, ni mettre mon pied dans l’eau. J’ai tout fait pour vivre au mieux cette situation. Mais cette année-là, j’allais avoir 30 ans. J’avais envie de devenir maman un jour, de pouvoir rejouer au basket. Je ne vivais pas la vie que j’avais envie de vivre. Alors j’ai pris cette décision. Cette fois-ci c’était plus facile car ça venait de moi. Je savais à quoi m’attendre. Dès que je suis rentrée après l’amputation, j’ai su que ce que je venais de traverser en valait la peine. En trois mois, j’étais debout. Je ne sais pas si c’est un record, mais j’ai fait en sorte d’être rapide. Quelques mois après, je courais à nouveau. Je me sentais libre », raconte-t-elle, sourire aux lèvres.

Depuis, elle multiplie les projets. Elle travaille sur un documentaire retraçant son histoire, dans l’espoir de continuer à sensibiliser au syndrome du choc toxique, encore trop méconnu. « Mon parrain avait un ami documentariste. Lorsqu’en 2012, les médecins ont dit à ma mère de préparer mon enterrement, il lui a tout de suite demandé de filmer quelques images afin de montrer ce que pouvait faire un simple tampon. Par miracle, j’ai survécu, et il a continué à suivre mon parcours. On voit ma mère faire ses adieux à ma jambe, on m'aperçoit marcher pour la première fois, rentrer à la maison… ça ne devait jamais sortir du contexte personnel, mais c’est important que les gens voient ça de leurs propres yeux. On se dit toujours que ça n’arrive qu’aux autres, mon rôle est de prouver que ce n’est pas le cas. » Sur le plan personnel, Lauren s’entraîne pour le marathon de New York de 2022. « Rien ne peut m’arrêter. Après tout, je suis la femme aux jambes dorées », dit-elle en souriant.