Le rêve européen en suspens pour les migrants syriens et irakiens : "Dans la jungle, les soldats nous ont battus et jetés dans une rivière"
À Minsk, les "touristes" du Moyen-Orient sont nombreux.
- Publié le 12-11-2021 à 06h44
- Mis à jour le 12-11-2021 à 06h47
Dans le hall d'un modeste hôtel d'État de Minsk, une trentaine de migrants, des familles avec de jeunes enfants, attendent leurs clefs. Ils peinent à se faire comprendre, alors qu'ils ne parlent ni russe ni anglais. Regard inquiet et réponse crispée de la réceptionniste interrogée sur leur présence : "Maintenant que la pandémie est terminée, le tourisme a repris normalement. Nous recevons à nouveau des clients du monde entier."
Ces "touristes" sont en réalité des migrants venus principalement de Syrie et du Kurdistan irakien : "Nous avons payé les autorités biélorusses pour notre voyage, et on nous a promis de nous emmener en Lituanie", témoigne Elend, un Kurde irakien d'une trentaine d'années, rencontré près de Galleria Minsk. Ce centre commercial, en plein cœur de la capitale biélorusse, est devenu le point de rencontre des candidats au rêve européen. C'est là que, depuis plusieurs semaines, les migrants viennent passer le temps, discuter, boire un café, et surtout s'équiper, avant d'entreprendre la dernière étape de leur voyage : le passage, presque impossible, de la frontière européenne. Tentes, sacs de couchage, vêtements chauds, bouteilles d'eau et nourriture s'empilent dans la rue, en prévision d'un très probable séjour dans la forêt.
Retour à Minsk
"Nous revenons tout juste de la jungle, raconte Mohammed, 23 ans, ingénieur syrien, passé par le Liban. Nous avons passé dix jours là-bas, en essayant de passer en Lituanie, où les soldats nous ont battus et jetés dans une rivière. Puis nous sommes restés plusieurs jours près de la frontière polonaise, sans rien à manger, ni à boire, bloqués par les gardes-frontières biélorusses. Finalement, nous avons réussi à nous échapper…"
Elend a aussi tenté sa chance à deux reprises. "Nous étions huit, nous avons dû prendre un taxi jusqu'à la frontière, ensuite marcher, soudoyer les gardes-frontières biélorusses, pour finalement nous retrouver prisonniers dans la forêt, les militaires polonais ne nous laissent pas entrer." Fadih, 28 ans, un artiste syrien, ne comprend pas pourquoi : "Nous fuyons la guerre, nous devrions au moins avoir le droit de demander l'asile, non ? En Syrie, nous n'avons rien ! La viande, les légumes, les fruits, nous ne les voyons qu'en rêve." Et demande, plusieurs fois, si l'Union européenne va ouvrir ses frontières, pour qu'ils puissent "aller en Allemagne, ou dans n'importe quel pays, tant qu['ils sont] en sécurité". Ils sont revenus à Minsk se reposer, "en attendant de voir ce qui va se passer avec les camps", mais déterminés à tenter à nouveau leur chance.
Pendant que l'on parle, une femme âgée s'approche d'eux, leur demande en souriant d'où ils viennent et prononce quelques mots d'encouragement. "Les Biélorusses sont très gentils avec nous ici, pas l'armée, évidemment, mais la population." L'afflux de migrants venus du Moyen-Orient ou d'Afrique, inhabituel en Biélorussie, est largement couvert par les médias d'État biélorusses, qui accusent l'Union européenne de ne pas respecter les droits de l'homme qu'elle promeut. Alexandre Loukachenko, le président autoritaire et contesté du pays, est montré magnanime, surtout envers les enfants.
C'est pourtant le régime biélorusse qui est considéré par l'Union européenne comme le responsable de cette crise migratoire - qualifiée mercredi par Charles Michel, le président du Conseil européen, d'"attaque hybride, brutale, violente et indigne" contre l'Europe - en réponse aux sanctions économiques prises par l'UE peu après le détournement du vol Ryanair reliant Athènes à Vilnius en mai. "Nous avons reçu une invitation des autorités biélorusses pour un voyage en Lituanie, illustre Elend. Cela coûte entre 2 000 et 3 500 dollars, tout compris, le visa, l'hôtel, le billet d'avion. Plus le temps passe et plus c'est cher." Les Européens se sont dits cette semaine déterminés à renforcer les sanctions.
Le consulat biélorusse fermé à Erbil
Alors que les tensions à la frontière est-européenne, en Lettonie, Lituanie et, surtout, en Pologne, dure depuis l'été, c'est la tentative groupée et désespérée de plusieurs milliers de migrants de passer la frontière au point de passage de Bruzgi-Kuznica, lundi, qui a intensifié la crise diplomatique entre l'Union européenne et la Biélorussie, soutenue par la Russie - même si le Kremlin a nié être impliqué. Coincés entre les gardes-frontières polonais et biélorusses, les migrants, dont des familles avec de jeunes enfants, ont installé un camp de fortune à la frontière.
Pour sortir de la crise, l’UE cherche une solution du côté des pays d’origine, où devrait bientôt se rendre le vice-président de la Commission, Margaritis Schinas. Le Parlement du Kurdistan a également décidé d’envoyer une délégation en Pologne. Signe d’une possible désescalade, le consulat biélorusse à Erbil a été fermé cette semaine, à l’initiative de l’Irak. Jeudi, le Conseil de sécurité de l’Onu s’est réuni en urgence pour discuter de la situation biélorusse.
Mais Alexandre Loukachenko a déjà annoncé qu’en cas de nouvelles sanctions il couperait le gaz aux Européens.