Le mythe Rocky : dernier sursaut pop de l’idéal viriliste occidental

À l’occasion de la sortie en salles du director’s cut de Rocky IV ce mercredi et de la resortie en salle, le 24 novembre prochain, en version restaurée, de Rocky I, nous publions les bonnes feuilles de Rocky, La revanche rêvée des Blancs (Éditions Amsterdam, novembre 2021), de Loïc Artiaga, passionnant essai montrant comment le personnage culte de l’Italo-Américain Rocky Balboa cristallise, sur près de quarante ans, les hantises sociales, raciales et et surtout viriles de son époque.

Le mythe Rocky : dernier sursaut pop de l'idéal viriliste occidental
Rocky II MGM

« Couvrant quatre décennies, le cycle de Rocky est traversé par des mutations dans la monstration du corps masculin et dans l’expression de la virilité. Forgé dans l’Europe des Lumières, l’idéal de la masculinité occidentale est confronté dans les années 1960 à des remises en question, qui tiennent à l’évolution des rôles sociaux des femmes et à des formes nouvelles d’expression du genre. 

La deuxième vague du féminisme engage une lutte plus frontale avec la naturalisation des rapports sociaux entre hommes et femmes, tandis que les mouvements de la contre-­culture apparaissent comme des foyers de contestation des rôles traditionnels, mais aussi d’expérimentations nouvelles en ce domaine. Des courants comme la beat generation ont dynamité les stéréotypes de genre et favorisé l’exploration d’alternatives aux sexualités dominantes.

Sylvester Stallone entend enterrer les personnages qui ressemblent plus « à de jeunes femmes qu’à de vrais hommes », estimant qu’il est temps de « rétablir l’équilibre »

Alors que s’installe le cinéma d’action, Sylvester Stallone entend enterrer les personnages qui ressemblent plus « à de jeunes femmes qu’à de vrais hommes », estimant qu’il est temps de « rétablir l’équilibre ». Les gros bras du cinéma d’action apparaissent comme une proposition de réarmement viril et, en même temps, comme exposition d’une conduite morale. Alan Klein l’a montré à propos des culturistes, la construction d’une forteresse de muscles est d’abord une réponse à une insécurité identitaire profonde. Au cinéma, si le caractère masculin des personnages est invariablement acquis, la virilité apparaît toujours comme un processus qui passe essentiellement par l’effacement progressif des comportements perçus comme féminins, puis comme un ensemble de qualités à éprouver.

caption
Rocky I MGM

Le spectateur est invité à voir le héros se doter et entretenir un costume de muscles qui est aussi « costume de genre ». Le personnage de Rocky opère dans un premier temps le lien avec les corps massifs du cinéma de l’après-­guerre. Le classicisme du premier opus s’accompagne de l’avènement de Sylvester Stallone en « nouveau Brando ». Arborant le tricot de peau blanc emblématique de son aîné, l’acteur incarne alors à l’écran une hexis populaire. Il est une virilité « échouée », « d’autant plus valeureuse et sublimée qu’elle résiste avec courage, une virilité qui encaisse bien »

Le premier Rocky fait corps avec les classes populaires, dont il embrasse les pratiques et les symboliques, la pudeur, la valorisation de la force et du sacrifice, la minoration des sensations morbides

Le succès du film participe d’un contexte où « le sport est sorti du sport », où « il est devenu un état d’esprit, un mode de formation au lien social, du rapport à soi et à autrui », analyse Alain Ehrenberg. La défaite n’est alors plus une issue envisageable : comme dans le premier volet, elle est un trauma qu’il faut réparer et annuler. L’ethos du héros n’est déjà plus le même, le boxeur embrassant la défense de l’ordre social établi contre un marginal. Son corps, lui aussi, a changé. Les séquences d’entraînement public dans Rocky III consacrent une silhouette dont la dimension esthétique est assumée, à la fois par le personnage et dans la mise en scène, que prolonge celle de l’opus suivant. Le cinquième film perd cette dimension et place le corps du héros au second plan. C’est l’échec critique et commercial le plus flagrant de la série.

Les chairs du héros vieillissant

La longue éclipse que connaît le personnage entre 1990 et 2016 correspond à une remise en question de son univers et plus généralement du genre cinématographique incarné par Sylvester Stallone. Celui-­ci reconnait alors être un « stéréotype », prisonnier d’un genre que les spectateurs ne veulent plus voir, mais par ailleurs incapable de changer de type d’interprétation. 

Ses fans l’estiment généralement inapte à d’autres registres de composition, et beaucoup le préfèrent le plus muet possible, l’exposition de son corps actif devant l’emporter sur toute forme de jeu. Comme le résume le critique Don Irvine à propos d’Assassins (1995) : « Vous ne pouvez pas demander à Batman de s’occuper d’une soupe populaire et vous ne pouvez demander à Sly de faire fonctionner un ordinateur portable et de froncer les sourcils […]. Quand il s’éloigne de l’icône, il disparaît ; il n’est pas plaisant à regarder.. »

À la fin du XXe siècle, le corps de Rocky ne correspond déjà plus aux canons du cinéma d’action, indice des mutations rapides que connaissent les représentations de la masculinité

Dans le cinéma d’auteur, mais également dans les différents arts de la représentation, en dehors des activités circassiennes traditionnelles, un comédien est évalué positivement non parce qu’il possède un corps remarquable, mais parce qu’il met celui-­ci au service d’un projet esthétique pour incarner un personnage dans sa complexité. 

La réception des films de Sylvester Stallone repose sur une mécanique inverse. Mais, à la fin du XXème siècle, son corps ne correspond déjà plus aux canons du cinéma d’action, indice des mutations rapides que connaissent les représentations de la masculinité.L’influence du cinéma asiatique et de ses combats chorégraphiés change alors la cinétique de l’action.

caption
Rocky IV MGM

La forte influence de la scène et des ballets sur le cinéma de Hong Kong explique la façon dont les gestes, strictement découpés, sont désormais mis en scène et montrés. La vitesse, la précision, les sauts, les postures d’équilibre, les feintes et les esquives apparaissent plus importantes que la force de percussion et l’endurance. 

Une « amplification expressive », passant par les gestes et les expressions mais aussi par le montage des images et le son caractérisent les scènes d’action, d’abord dans les films de Bruce Lee puis chez les réalisateurs comme Tsui Hark ou John Woo qui exportent leurs talents en Occident. Ce sont d’autres corps masculins, plus légers et plus jeunes, qui occupent le devant de la scène d’action, mais aussi, plus largement, les incarnations des premiers rôles des blockbusters. Ils mobilisent différemment l’outil ou la machine, avec quoi il s’agit de faire corps, par la maîtrise rapide et instinctive de la technologie ou par l’intégration d’implants cybernétiques. Rocky, ici, est loin du Neo de Matrix… »

caption

et aussi, tout frais...