"Philippe de Villiers se met en scène, à la première personne, dans le rôle de celui qui a découvert, en effet, des secrets terribles et inavouables", analyse Rudy Reichstad.

"Philippe de Villiers se met en scène, à la première personne, dans le rôle de celui qui a découvert, en effet, des secrets terribles et inavouables", analyse Rudy Reichstadt.

Ludovic MARIN / POOL / AFP

Il enchaîne les best-sellers, les invitations sur les plateaux de télévision ou les couvertures de journaux comme Valeurs Actuelles. La truculence de Philippe de Villiers sert à distiller une idéologie conservatrice et souverainiste, mais aussi des théories conspirationnistes. Son dernier livre, Le jour d'après (Albin Michel), ne déroge pas à la règle, faisant la promotion de la thèse dite du "Great reset", qui assure que les élites auraient planifié l'épidémie du Covid-19 afin d'imposer leur agenda mondialiste et transhumaniste...

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Fondateur de Conspiracy Watch, observatoire du conspirationnisme, Rudy Reichstadt décortique pour L'Express la méthode Villiers. Soit une habile mise en scène en tant que lanceur d'alerte, tout comme le recyclage sans vergogne de théories du complot circulant depuis belle lurette dans la complosphère. Des théories souvent abracadabrantesques, auxquelles le Vendéen apporte son art de la formule et sa bonhommie terrienne. Entretien.

L'Express : Dans ses livres récents qui connaissent un grand succès en librairie, Philippe de Villiers aime à se présenter en enquêteur qui découvre des secrets cachés par l'élite...

Rudy Reichstadt : Le fait que Philippe de Villiers ait quitté officiellement la vie politique il y a une dizaine d'années lui octroie un statut très confortable : celui de l'observateur avisé qui commente l'arène politicienne en vieux sage, en initié, mais sans y mettre lui-même les mains, comme s'il planait au-dessus. Cette position de surplomb, dont il joue à plein, confère à ses analyses une aura d'objectivité à laquelle croiront ceux qui ont envie d'y croire. Pour convaincre les autres, les complotistes ont besoin de paraître convaincus. Ils se placent eux-mêmes dans la position gratifiante du "lanceur d'alerte", l'une des figures héroïques de notre époque s'il en est. Philippe de Villiers se met ainsi en scène, à la première personne, dans le rôle de celui qui a découvert, en effet, des secrets terribles et inavouables, et qui se serait donné pour mission de révéler au grand public ce que soi-disant on lui cache. C'est ainsi qu'il faut comprendre les titres de ses précédents ouvrages : Le moment est venu de dire ce que j'ai vu (2015) ou J'ai tiré sur le fil du mensonge est tout est venu (2019). Avec un sens consommé de la dramaturgie, Villiers nous prévient de l'imminence d'une menace. Le Jour d'après, le titre qu'il a donné à son dernier livre, fait référence au nom d'une plateforme citoyenne créée en plein confinement, début avril 2020, pour réfléchir au monde d'après la crise du Covid-19. Mais c'est aussi le titre d'un film-catastrophe américain bien connu...

Est-il un vecteur de popularisation de théories conspirationnistes, comme celle du "Great Reset" ou "Grande réinitialisation" ?

Il se défend de tout complotisme. Mais, pour son livre sur la construction européenne, il avait directement puisé son inspiration dans les conférences en ligne de François Asselineau, qui avaient beaucoup de succès. C'est là qu'il est allé récupérer tout un matériel argumentatif présentant l'Union européenne comme la continuation d'un projet hitlérien parachevé par la CIA. Comme bien d'autres, Philippe de Villiers a simplement fait son marché sur Internet.

Dans son dernier essai, il dénonce effectivement le "Great Reset". Cette expression est utilisée par le fondateur du Forum de Davos, Klaus Schwab, et l'économiste Thierry Malleret, auteurs de COVID-19 : la Grande réinitialisation, un livre publié à l'été 2020 et qui, diagnostiquant l'échec du néolibéralisme, plaide pour un "capitalisme responsable" plus respectueux de l'environnement, et pour l'avènement d'un monde plus inclusif, moins inégalitaire. L'idée est de dessiner le monde de l'après-Covid pour éviter de reproduire les erreurs qui ont conduit à ce qu'une épidémie comme le Covid-19 devienne planétaire. Le "Great Reset", de ce point de vue, est d'abord une opération de communication. On peut tout à fait lire ce livre comme un catalogue de pétitions de principes et de voeux pieux. En tout état de cause, ça n'a rien d'un projet diabolique. Mais ce titre représente une véritable aubaine pour les conspirationnistes. Dans un ouvrage antérieur, Schwab a parlé, pour décrire les décennies à venir, d'une possible "fusion de notre identité physique, numérique et biologique". Mais ce qui est une description plausible des évolutions de nos sociétés post-industrielles est interprété par les complotistes comme un plan secret des élites pour imposer un projet "transhumaniste". Une fois passée par la lessiveuse du complotisme, le thème du "Great Reset" a ainsi pris une signification nouvelle, celui de coup d'Etat "mondialiste" visant à instaurer un contrôle totalitaire sur l'ensemble de l'humanité voire à génocider une partie de la population mondiale.

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Dans un texte publié en octobre 2020 par Monseigneur Carlo Maria Viganò, ancien nonce apostolique aux États-Unis, le spectre du "Great Reset" est ainsi mobilisé afin de dénoncer le danger d'une "dictature sanitaire" qui serait en train de supprimer les libertés individuelles et d'imposer la vaccination. Le prélat s'était déjà fait remarquer par un appel covido-sceptique publié début mai 2020 dans lequel l'épidémie de coronavirus était présentée comme un "prétexte" pour limiter les libertés fondamentales et sa dangerosité mise en doute. Il avait récidivé en dénonçant dans une lettre à Donald Trump l'"Etat profond" et le "Nouvel Ordre Mondial". Le film conspirationniste Hold-up, lancé en novembre 2020, évoque également le "Great Reset". Dans l'une des versions du film qui a fuité sur Internet, on finit d'ailleurs sur le texte de Viganò. Rappelons que c'est un film qui a été visionné plusieurs millions de fois...

Philippe de Villiers n'a pas l'image sulfureuse d'un Alain Soral

Philippe de Villiers ne ferait ainsi que recycler des théories déjà en vogue sur internet ?

Il recycle des thèses conspirationnistes dont ceux qui s'intéressent à ces questions sont familiers, mais il les destine à un public sans doute moins "connecté" et plus âgé. Ceux qui baignent déjà dans ces théories du complot n'apprendront rien en le lisant. En revanche, ils peuvent trouver en Philippe de Villiers un allié de poids pour les aider à légitimer et à banaliser ces thèses auprès d'un public plus large. Villiers n'a pas l'image sulfureuse d'un Alain Soral. Sa sortie récente sur le traitement du Covid par le pastis n'a pas décrédibilisé ce vieux briscard du souverainisme. Quelles que soient les pauses de rebelle "anti-système" qu'il prend, le vicomte vient du sérail. Les portes des plateaux de radio et de télévision s'ouvrent devant lui avec une facilité déconcertante et, c'est le grand paradoxe, pour promouvoir des thèses qu'on se plaît pourtant à présenter comme "censurées" ou "interdites"...

Cette théorie conspirationniste du Great Reset assure que la crise du Covid-19 aurait été prévue, voire provoquée par une élite qui chercherait à en tirer profit pour imposer son agenda liberticide...

Ceux qui s'intéressaient au risque pandémique s'attendaient à l'irruption d'une épidémie dévastatrice, en constatant notamment les morts provoquées par les virus respiratoires en Asie ces dernières années. C'est ce qu'a décrit Bill Gates dans une conférence TED en 2015. "Nous ne sommes pas prêts" avertissait-il, annonçant d'ailleurs un bilan bien plus dramatique encore que celui que nous avons connu avec le Covid-19. Les spécialistes s'attendaient donc à un scénario de ce genre et y travaillaient en organisant par exemple des simulations de crise sanitaire, comme on en organise aussi pour faire face à des actes de terrorisme par exemple. Ça n'a rien d'étrange et c'est même à mettre à leur crédit. C'est le rôle et la mission des prospectivistes que d'essayer, précisément, de prévoir les risques et d'avertir sur des dangers dont on n'a pas suffisamment pris conscience afin de pouvoir les anticiper au mieux. Ce sont eux les véritables lanceurs d'alerte. L'ironie, c'est que ces vrais lanceurs d'alerte sont littéralement haïs par les complotistes.

Dans son livre, Philippe de Villiers nourrit une obsession pour Klaus Schwab, qu'il présente en figure diabolique...

Oui, il va jusqu'à assurer dans une interview que les deux "pères spirituels" d'Emmanuel Macron seraient Klaus Schwab et Jacques Attali ! Il est probablement exagéré de prétendre qu'Attali a été le pygmalion d'Emmanuel Macron même s'il n'est pas contestable qu'il lui a mis le pied à l'étrier. En revanche, je ne sais pas où Villiers est allé chercher que Schwab avait eu un rôle dans la carrière du futur président de la République. Il nous dit que Macron a été adoubé par le Forum de Davos en 2016 en tant que Young Global Leader. Ce qu'il omet de préciser, c'est que Macron a été distingué au même titre que 120 autres personnes très prometteuses âgées de moins de 40 ans.

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Mais le rapprochement entre la figure de Klaus Schwab et celle d'Emmanuel Macron relève d'une technique de "déshonneur par association" qui sert très opportunément le propos de Philippe de Villiers. Car Klaus Schwab est l'une des bêtes noires de la complosphère antimondialiste. Economiste, allemand, il incarne parfaitement tout ce que les souverainistes français, bien souvent travaillés par un vieux fond de germanophobie, adorent détester. Contrairement à Vladimir Poutine, pour qui Villiers nourrit une véritable fascination, Schwab est un démocrate et un pro-européen. Il n'est pas favorable, comme Villiers, à la "remigration" des populations d'origine extra-européennes - un euphémisme pour parler de l'expulsion forcée de personnes qui, bien souvent, ne connaissent pas d'autre pays que la France. Et puis il y a des photos de Schwab qui circulent abondamment sur les réseaux sociaux : on le voit vêtu d'une toge de cérémonie lors de la remise d'un doctorat honoris causa par une université lituanienne en 2017. Sortie de leur contexte, ces clichés accréditent pour beaucoup l'idée que Schwab se livrerait à des rituels occultistes ou satanistes au sein d'une société secrète ultra-élitiste...

En s'affichant aux côtés de Philippe de Villiers, le calcul de Macron était de dire qu'il n'était pas l'ennemi de la 'France éternelle

Derrière ces théories, il y a, comme vous le rappeliez, l'idée d'un "Nouvel Ordre Mondial" ...

Pour réussir, une théorie du complot a besoin d'une structure d'accueil, un mythe complotiste qui lui préexiste, va la prendre en charge, la nourrir, la faire croître jusqu'à ce qu'elle l'alimente en retour. C'est exactement ce qui s'est passé : dès que le thème du "Great Reset" a fait son apparition, les complotistes l'ont immédiatement dénoncé comme une étape de ce fameux "Nouvel Ordre Mondial". De quoi s'agit-il ? D'une notion apparue dans les années 1950 au sein de l'extrême-droite anti-communiste américaine et destinée à discréditer l'ONU et, au-delà, à récuser tout ce qui peut ressembler à une tentative d'organiser la sécurité collective, de réguler les échanges ou de répondre aux défis du réchauffement climatique. Dans cette perspective, toute entreprise d'organisation supranationale est réputée porter en gésine un projet de dictature universelle. Le "Nouvel Ordre Mondial" est ainsi un terme très plastique, qu'on peut mettre à la sauce du suprémacisme blanc aussi bien que de l'anticapitalisme ou de l'anti-impérialisme, au point que Fidel Castro lui-même a pu s'en faire le contempteur de même qu'Abou Moussab al-Souri, le principal idéologue d'Al-Qaida, le prédicateur islamiste Hani Ramadan ou Monseigneur Viganò.

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Comprenez-vous qu'Emmanuel Macron ait tenté de séduire Philippe de Villiers ?

On peut douter qu'il ait jamais eu la moindre illusion sur l'issue d'une telle entreprise. Je pense plutôt qu'il a essayé d'envoyer un message en direction d'une partie des Français qui vivent l'époque douloureusement. Nous étions en 2016. Emmanuel Macron se lançait dans la course à l'Elysée. Il avait participé à un gouvernement de gauche et jouissait dans une fraction de l'électorat conservateur d'une image de "mondialiste" tourné vers le grand large et insuffisamment ancré dans le "pays réel".

En s'affichant aux côtés de Philippe de Villiers, son calcul était sans doute à la fois de prouver qu'il pouvait parler à tous les Français, mais surtout de dire qu'il n'était pas l'ennemi de cette France romantique, idéalisée et mythologisée, cette "France éternelle" que symbolise un lieu comme le Puy du Fou. Il s'agissait sûrement pour lui de sculpter sa propre image de rassembleur.

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