LA FOLLE HISTOIRE

L’inconnue de la Seine, icône mystérieuse qui obsède les artistes

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Elle est au cœur du nouveau roman de l’écrivain de best-sellers Guillaume Musso. L’occasion de revenir sur l’histoire vraie de cette « inconnue de la Seine » qui l’a inspiré : l’étonnante épopée d’une jeune femme anonyme au sourire mystérieux, présumée noyée, dont le masque mortuaire ne cesse d’obséder artistes et écrivains – surréalistes en tête – depuis les années 1900…
Man Ray, Le masque de l’inconnue de la Seine, illustration pour “Aurélien” de Louis Aragon
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Man Ray, Le masque de l’inconnue de la Seine, illustration pour “Aurélien” de Louis Aragon, 1966

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tirage gélatino-argentique • 6 x 6cm • Centre Pompidou, MNAM-CCI • © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI - © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2021

Comme sculptés dans le marbre, ses yeux clos et sa pâleur spectrale évoquent ceux d’un corps sans vie. Mais la jolie jeune fille au visage poupin esquisse un doux sourire. Comme si elle était en train de rêver ou de flotter dans ses pensées, bercée par un souvenir paisible… À cette étrange sérénité s’ajoute le mystère de son identité. De quoi la rendre aussi fascinante que la Joconde !

Mais qui est-elle ? Vers 1900, une légende commence à se répandre. À la fin du XIXe siècle, le corps d’une inconnue aurait été repêché à Paris dans les eaux de la Seine. Saisi par la beauté de la jeune femme qu’on présume suicidée par noyade, un employé de la morgue fait un moulage en plâtre de son visage. D’après des photographies de cette empreinte originale désormais disparue, Michele Lorenzi (un expert en plâtre et en stuc venu de Toscane pour ouvrir une boutique à Paris en 1871, rue Racine) en réalise les premières copies connues. Dans les années 1900, le visage de la belle est reproduit en plusieurs milliers d’exemplaires qui inondent les étalages des mouleurs parisiens, surgissant comme une énigme parmi les bustes de Napoléon et de Beethoven…

L’atelier Lorenzi, toujours en activité et qui inonda Paris de ses moulages de « l’inconnue de la Seine » dans les années 1900
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L’atelier Lorenzi, toujours en activité et qui inonda Paris de ses moulages de « l’inconnue de la Seine » dans les années 1900

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© New-York Times

La morgue est citée dans les guides touristiques comme une adresse prisée des Parisiens, qui n’hésitent pas à s’y rendre lors de balades dominicales.

Très vite, « l’inconnue de la Seine » devient un ornement à la mode, accroché aux murs des appartements, maisons et ateliers d’artistes du Paris bohème ! Un engouement macabre qui, à l’époque, n’a rien de choquant. Car au tournant du siècle, les masques mortuaires étaient encore un moyen courant de garder un souvenir d’un proche ou d’une célébrité. Et, en ces temps de développement des divertissements populaires, de fascination pour les « curiosités » et de goût pour l’exploration, tout devient spectacle… y compris la mort. Au point que la morgue située quai de l’Archevêché, à deux pas de Notre-Dame, est citée dans les guides touristiques comme une adresse prisée des Parisiens, qui n’hésitent pas à s’y rendre lors de balades dominicales pour y frissonner devant des cadavres d’anonymes qui, exposés derrière de grandes vitres, attendent d’être identifiés !

Masque de « l’inconnue de la Seine »
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Masque de « l’inconnue de la Seine », XIXe siècle

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Plâtre • © Bridgeman Images

Fascinés depuis toujours par les figures de noyées telles que l’Ophélie de Shakespeare, immortalisée en peinture par le préraphaélite Millais, et par les mythes comme celui d’Ondine, qui associent l’eau au rêve et au caractère insaisissable de la Femme telle qu’on la fantasme alors, les écrivains sont les premiers à s’inspirer de la belle inconnue. Dès 1898, l’auteur anglais Richard Le Gallienne raconte, dans une nouvelle intitulée L’Adorateur de l’Image, l’histoire d’un jeune poète envoûté par le masque qui le mène à sa perte. Lors d’un séjour à Paris en 1901, l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke est si frappé par le sourire de l’inconnue exposée dans la vitrine de Lorenzi qu’il la décrit dans ses Carnets de Malte Laurids Brigge (1910).

Elisabeth Bergner
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Elisabeth Bergner, 1934

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© Central Press/Hulton Archive/Getty Images

Devenue un idéal érotique, l’inconnue aurait même, selon un universitaire, inspiré à l’actrice autrichienne Elisabeth Bergner l’une de ses coupes de cheveux dans l’entre-deux-guerres – un carré fluide coupé juste en dessous des oreilles. Dans les années 1930, on ne compte plus les œuvres littéraires tirées du sujet. Reinhold Conrad Muschler, Jules Supervielle, Claire Goll, Maurice Blanchot… Tous s’en emparent, y compris Louis-Ferdinand Céline, qui choisit l’inconnue pour orner le frontispice de l’édition originale de sa pièce L’Église en 1933, et Vladimir Nabokov, qui lui dédie un poème en 1934, la décrivant comme « la plus blême et ensorcelante de toutes » ! En 1944, Louis Aragon la place au cœur de l’intrigue de son roman Aurélien. De Marius Groud à Guillaume Musso en passant par Didier Blonde, Stanislas Rodanski, Céline Walter, Patrick Modiano et Chuck Palaniuk, poètes et romanciers n’ont, depuis, cessé de lui consacrer des textes, imaginant parfois des intrigues policières rocambolesques visant à percer son mystère…

Louis-Ferdinand Céline, L’Église
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Louis-Ferdinand Céline, L’Église, 1933

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DR

Un temps, on raconte qu’il pourrait s’agir d’Ewa Lazlo, une artiste de music-hall d’origine hongroise, assassinée par son amant Louis Aragon…

Car il y a lieu de s’interroger. Selon les experts, l’aspect détaillé du visage et son sourire apaisé ne correspondent pas aux terribles boursouflures qu’aurait dû lui infliger la noyade. Quant à son identité, elle a donné lieu à toutes les spéculations les plus folles : un temps, on raconte qu’il pourrait s’agir d’Ewa Lazlo, une artiste de music-hall d’origine hongroise, assassinée par son amant Louis Aragon, homonyme du célèbre écrivain – une histoire en réalité inventée de toutes pièces par un photographe facétieux ! Dans son ouvrage Mystères de Paris (Éditions du Cerf, 2021), l’historienne Chantal Prévot avance une hypothèse moins romanesque, mais plus plausible : le masque, reproduit en gravure en 1870 dans le dernier volume des Cours de dessin des peintres Charles Bargue et Jean-Léon Gérôme, accompagné de la légende « Moulage sur nature », résulterait simplement de la prise d’empreinte du visage d’un modèle d’atelier… et donc d’une femme vivante.

Guillaume Constantin, LADIES ELECT II
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Guillaume Constantin, LADIES ELECT II, 2019

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Mdf teinté dans la masse, acrylglass, masque en plâtre de l’Inconnue de la Seine, masque de réanimation Laerdal, opaline, bakélite, ampoule, système et prise électrique • Exposée LES HÔTES de Jérôme Poret (2019), la Maréchalerie, Centre d‘art contemporain, Versailles • Courtesy de l’artiste / collection FRAC Occitanie – Montpellier / photo © Guillaume Constanti

Quoi qu’il en soit, l’inconnue, incluse en 2002 dans l’exposition « Le dernier portrait » présentée au musée d’Orsay, n’a jamais cessé d’intéresser les artistes. Outre les sculpteurs et les peintres, elle envoûte les photographes comme Albert Rudomine, Yvonne Chevalier, Willy Zielke ou encore Man Ray qui, à la demande d’Aragon, illustre Aurélien (1944) de fascinantes et inquiétantes compositions surréalistes en noir et blanc réalisées à partir du fameux masque [ill. en une] – dont l’une, par le biais d’un montage, la représente pour la première fois les yeux ouverts !

En 1988, la cinéaste Agnès Varda la glisse dans son film consacré à Jane Birkin. Puis en 2016, la Tôlerie de Clermont-Ferrand présente une exposition collective d’art contemporain entièrement consacrée au personnage, dans laquelle figure en bonne place l’artiste Guillaume Constantin, qui fait de la jeune femme l’un de ses sujets privilégiés. Depuis 1960, elle prête même son visage aux mannequins d’entraînement aux premiers secours fabriqués par une société norvégienne… Histoire de rendre son destin encore plus étrange !

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À lire :

"L’Inconnue de la Seine", Guillaume Musso

Éd. Calmann Lévy • 432 p. • 21,90 €

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"Mystères de Paris", Chantal Prévot

Éd. du Cerfs • 296 p. • 20 €

Retrouvez dans l’Encyclo : Surréalisme Man Ray Agnès Varda

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