La Croix : La Fondation Cini s’est proposée cette année de réfléchir au thème « Habiter la distance ». En quoi cette expression concerne-t-elle la lecture, dont vous avez retracé la longue histoire (1) ?

Alberto Manguel : La lecture peut être considérée comme une manière de franchir la distance : la distance entre pensée et parole, entre texte et lecteur, texte et auteur… Depuis les origines, elle a permis d’habiter la distance. Il est remarquable que l’un des plus anciens textes dont nous disposions est une lettre écrite en Mésopotamie il y a 4 000 ans environ qui dit, en résumé : « J’ai reçu ta lettre, elle m’a fait tellement plaisir. J’ai senti que tu étais à côté de moi et que je pouvais te tenir dans mes bras. » La lecture n’est pas seulement une manière d’élargir et d’enrichir notre mémoire mais de déjouer les obstacles du temps et de l’espace, et ultimement de dialoguer avec les morts.

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Dans le moment d’accélération que nos sociétés connaissent, l’érosion de la lecture vous inquiète-t-elle ?

A. M. : Il faut faire attention de ne pas tomber dans une fausse nostalgie. C’est un lieu commun de la littérature de dire que tout passé a été meilleur. Je suis convaincu que l’histoire de la lecture n’avance pas de manière linéaire mais plutôt de façon circulaire. Cela dit, il est vrai que nous sommes dans une société de l’accélération, mais on peut dire la même chose de Venise au XVIIe siècle ou de la France de la Révolution française.

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Il y a tellement de moments où la société s’est vue pressée ! Le contraste entre l’empressement de la société et le calme nécessaire à une lecture profonde, ce conflit a toujours été présent. Le problème me paraît plutôt tenir au fait que toute la société est aujourd’hui devenue une société de consommation, d’une façon si poussée que les valeurs qu’elle retient sont nécessairement la rapidité, la brièveté et la facilité.

Des valeurs qui ne vont pas dans le sens de la lecture…

A. M. : Vous ne pouvez pas aujourd’hui vendre un produit en disant qu’il requiert une attention lente et difficile, or… c’est la définition de la lecture ! La difficulté est devenue un terme négatif. Cela n’a pas toujours été le cas. Chez saint Augustin, la difficulté est quelque chose qu’on se doit de rechercher pour avancer dans la voie spirituelle. L’image de « la porte étroite » dans l’Évangile illustre cela. La grande porte, au chemin facile, ne mène pas au salut. Mais aujourd’hui, on veut tous passer par cette porte large et facile et éviter les difficultés…

À cela s’ajoute le fait que la technologie informatique a tellement poussé les mécanismes de sauvegarde que nous n’exerçons plus la mémoire physique de façon active. Nous préférons confier la mémoire à une machine qui se souvient pour nous. C’est dangereux car la sauvegarde de la mémoire n’est jamais innocente. Elle implique une classification, une censure, une façon de penser…

Faudrait-il rappeler que la lecture est un enjeu de liberté ?

A. M. : Il faudrait insister sur l’importance de la vraie lecture, interprétative, analytique, intellectuelle et émotionnelle. Cela nous aiderait à affronter la bêtise croissante qui nous entoure. Les gouvernements totalitaires ont toujours besoin de cette bêtise ambiante pour que les citoyens ne les contestent pas. Car la lecture apprend qu’il y a un système de règles nécessaires pour qu’un livre et une société existent, mais en même temps, que le devoir du citoyen-lecteur est de questionner ces règles. C’est dans l’échange entre règles et questionnement qu’une société avance.

Dante [que l’on célèbre cette année pour le 700e anniversaire de sa mort] est pleinement conscient de cela. Il construit la quête de soi-même dans un système très dogmatique de règles, celles de l’Église catholique de son temps, mais cela lui permet de questionner, de contester, d’avancer en essayant de comprendre, tout en sachant qu’il ne pourra pas tout comprendre. Mais aujourd’hui, dans la société comme dans le monde académique qui est son reflet, on veut des réponses pratiques. On veut du oui et du non. Quelque part, on veut le catéchisme sans la théologie…

Si la lecture est à relier à l’exercice de la liberté, comment ne pas s’inquiéter de son repli ?

A. M. : Déplorer le manque de lecteurs ou le manque d’intellectuels fait rater le problème central qui réside dans le fait que les sociétés de consommation veulent produire des consommateurs stupides. Il ne faut pas penser des hiérarchies, en comparant nos sociétés à celles du passé. Les lecteurs n’ont jamais été une majorité. Dans aucune société de l’écrit. On peut donc dire que la lecture est une activité élitiste, sauf que c’est une élite à laquelle tout le monde peut appartenir.

Le problème est aujourd’hui la volonté active de la société de consommation de vous empêcher de devenir lecteur en vous disant que vous n’êtes pas suffisamment intelligents. Elle dit aux jeunes : « Ne lisez pas Shakespeare, vous n’êtes pas assez intelligents. » Et malheureusement, on peut très facilement convaincre un enfant qu’il n’est pas à la hauteur…

Quels sont les antidotes ?

A. M. : Ce que nous faisons en parlant vous et moi. Il faut parler avec les jeunes : il y a toujours une possibilité de faire voir à un jeune parmi 100 que son intelligence est valable, qu’il ou elle peut avoir confiance en ce pouvoir de questionner. Malheureusement, cela devient aujourd’hui difficile dans le monde académique. Dans les universités américaines, on empêche les enseignants de donner à lire aux élèves des textes qui contiendraient quelque chose de gênant, un préjudice, un passage sexiste ou raciste. Une université m’a déjà demandé de promettre de ne rien enseigner qui puissent choquer les étudiants. J’ai répondu que je comptais bien ne rien enseigner qui ne puisse pas choquer mes élèves ! On oublie que la censure n’a jamais aidé qui que ce soit. Ce n’est pas en censurant qu’on aura une société moins raciste.

Il nous faut donc exercer notre résistance. Même si c’est très difficile, même si c’est très fatigant d’être constamment en train de se poser la question du droit romain : « A qui cela profite ? » Mais j’ai confiance, je crois que l’esprit humain va résister encore un certain temps…

Vous travaillez aujourd’hui à Lisbonne au projet d’un centre autour de la lecture. Quel sera ce lieu ?

A. M. : Le maire de Lisbonne m’a proposé de donner ma grande bibliothèque personnelle (2) pour qu’elle constitue le fonds d’un Centre pour la recherche sur l’histoire de la lecture. Le palais où il sera installé est actuellement en restauration. Nous comptons ouvrir en 2023. Nous proposerons un lieu ouvert au public, avec des salles de consultations, des séminaires, des expositions et des conférences. Et surtout des ateliers pour les enfants et les jeunes pour leur montrer qu’ils ont les pouvoirs du lecteur. J’aimerais que ce lieu soit accueillant, qu’il puisse intéresser des gens qui ne sont pas nécessairement des lecteurs avérés.

(1) Une histoire de la lecture, Actes Sud, 2000, 9,70 €.

(2) Alberto Manguel a raconté le récit du déménagement de sa bibliothèque dans Je remballe ma bibliothèque, Actes Sud, 2018, 18 €.