Publicité

Quand les Rolling Stones s’autocensurent

Le groupe britannique a expurgé de son répertoire un titre susceptible d’être taxé de raciste. Les tenants du mouvement «woke» applaudissent, mais à lire l’écrivain malien Yambo Ouologuem, disparu en 2017, victimiser les Noirs est en soi problématique

Les Rolling Stones ne chanteront plus «Brown Sugar», un titre où il est question des violences sexuelles infligées à une jeune esclave noire de La Nouvelle-Orléans. — © Ethan Miller / AFP
Les Rolling Stones ne chanteront plus «Brown Sugar», un titre où il est question des violences sexuelles infligées à une jeune esclave noire de La Nouvelle-Orléans. — © Ethan Miller / AFP

Qui peut dire honnêtement s’il faut ou non avoir peur du woke? Et ce n’est pas le dernier trophée arraché par l’idéologie favorite des campus nord-américains qui va apaiser le débat. Les Rolling Stones ont annoncé qu’ils abdiquaient leur légendaire esprit de fronde en expulsant Brown Sugar de leur répertoire live. Soit l’un des joyaux incontestables du groupe, en plus d’un véritable symbole de la contre-culture des 60’s-70’s. En cause, la bonne dose de racisme aveugle d’une chanson qui fredonne sur les violences sexuelles infligées à une jeune esclave noire de La Nouvelle-Orléans. Et tant pis si les paroles jouent sur un double niveau de sens: car «brown sugar», ce n’est pas seulement le goût sucré de la peau sombre, c’est aussi le nom argotique de l’héroïne. Avec au passage un renversement complet de la situation de dépendance qui est celle du maître et de l’esclave.

Lire aussi:  Le «wokisme», obsession contemporaine

La vague de fond justicière et réprobatrice qui forme le mouvement woke ne s’embarrasse pas de ces subtilités. Qu’importent les intentions obscures ou claires de Mick Jagger lorsqu’il écrivit Brown Sugar. En brassant ces eaux troubles, la crudité du texte risque de raviver une blessure endormie, et faire son miel des souffrances d’autrui, presque sadiquement: au fond, exactement comme dans l’histoire qu’elle raconte. Faut-il seulement voir là du moralisme hypocrite, symptôme d’une société aussi vieillissante que les Rolling Stones, qui a honte d’elle-même par impuissance d’affronter le présent et l’avenir? Ou est-ce le signe d’une véritable révolution culturelle, qui tâtonne dans l’assouvissement maladroit d’un besoin de justice intégrale, comme l’humanité n’en avait jamais connu?

Mauvaise conscience

Ce n’est sûrement pas à Yambo Ouologuem qu’il faut demander de répondre. Pas seulement parce que le mythique auteur du Devoir de violence (1968), premier écrivain africain francophone à avoir été récompensé par un prix littéraire, n’est plus de ce monde depuis 2017. Mais parce qu’il s’était déjà frotté à ce genre de problème, où la mauvaise conscience occidentale se superpose aux revendications des opprimés, et qu’il avait essuyé en retour une volée de bois vert, au point de se retrancher dans le silence. Relire aujourd’hui sa Lettre à la France nègre (1969) est comme recevoir un poing dans la figure, sans savoir d’où le coup est parti. C’est un pamphlet composé de treize lettres ouvertes à des destinataires multiples: «aux victimes de l’antiracisme», «aux couples mixtes», «aux racistes», «aux non-racistes», et même «aux pères d’Astérix».

Lire encore:  «Wokisme», le débat derrière l’incantation

Mais la cible qu’elle vise est en réalité chaque fois la même: le faux problème que constitue, à ses yeux, le «problème noir», mais qui pourrait bien un jour en engendrer un réel, si ses fauteurs persistent et signent. Ouologuem est alors le premier à pourfendre le mythe d’une Afrique idéalisée sous le coup des indépendances, que les ex-colonisés font peser comme un chantage sur la mauvaise conscience des ex-coloniaux. Tous y trouvent au fond leur compte: nations africaines qui évitent ainsi d’aborder les questions qui fâchent, Européens soucieux d’endosser une «négrophilie» appliquée pour se donner bonne conscience, racistes confortés dans leurs préjugés. Car toute tentative de véritable dialogue est désamorcée dans ce jeu trouble où l’ex-bourreau et son ex-victime se sont enferrés.

Cercle mortifère

Ouologuem estime que la position d’éternelles victimes que les Européens attribuent aux Africains se referme sur ces derniers comme un piège, prisonniers d’une trompeuse image d’eux-mêmes qui les déresponsabilisent et les conduit à dépendre toujours plus des anciens colonisateurs, matériellement et spirituellement.

Lire à ce sujet : Le ressentiment, cette prison que l’on doit tous quitter

Tel est le cercle mortifère que l’écrivain voudrait briser avec ses termes crus, qui font couler une ironie corrosive sur tous les protagonistes, quelle que soit leur couleur. Ce n’est pas un hasard si c’est le capitalisme qui en profite au bout de la chaîne, lui qui sait si bien «faire dégénérer en routine le culte de la dignité humaine», tout en posant à chacun ce dilemme déchirant: être riche ou être nègre. C’est-à-dire exploité. Et si c’était cela également le dilemme des Rolling Stones?

Extrait:

«Vous permettrez à un Nègre de dire tout haut ce que l’usage vous a interdit d’oser formuler… Je dis bien oser, car nul n’ignore la susceptibilité des individus et des autorités, dès que l’on s’aventure à parler des gens à peau sombre. Et, si le raciste lui-même se défend de l’être, il n’est pas moins vrai que le non-raciste a patte de velours, dès qu’il touche de trop près ce fameux problème noir…»

(Yambo Ouologuem, «Lettre à la France nègre», 1969)