Sans archives, pas d'histoire : il y a un siècle, des pionnières archivaient le féminisme comme une urgence

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Sans archives, pas d'histoire : il y a un siècle, des pionnières archivaient le féminisme comme une urgence

Par
Hubertine Auclert
Hubertine Auclert
© Getty - Ullstein Bild

Si nombre de figures du féminisme sortent aujourd'hui de l'oubli, et si les travaux universitaires qui leur sont consacrés sont aujourd'hui moins confidentiels, c'est parce que la trace du féminisme a été sauvegardée, préservée, conservée. Derrière ces archives, on retrouve d'autres pionnières.

Dans l’histoire des féminismes, Hubertine Auclert fut longtemps l’une des rares figures (à peu près) préservées de l’oubli. Grande suffragiste et ardente défenseuse des droits civiques et politiques des femmes, on a même souvent dit qu’elle était la première. A tort, à vrai dire : Olympe de Gouges (qui meurt en 1793 sous la Révolution) et, plus encore, Jeanne Deroin (qui milite en 1848 et pose même sa candidature à une époque où les femmes ne votent pas), comptent parmi celles dont Auclert s’inspirera justement. Mais c’est elle qu’on appellera souvent “la première suffragiste”.

Or, sans être autant tombée dans l’oubli que Jeanne Deroin par exemple, Auclert, qui était née en 1848 et mourra en 1914, ne sera jamais tout à fait une figure de premier plan. Ni une priorité archivistique. Comme nombre de pionnières dans le cours du XIXe siècle qui, souvent, tiendront ensemble journalisme et engagement féministe, elle a pourtant laissé de nombreuses traces de son engagement pour le droit de vote des femmes. Une vie tout entière à vrai dire, et Auclert qui était à la fois contre le mariage et contre l’union libre (contrairement à d’autres militantes de la cause des femmes), tardera à épouser, quatre ans avant sa mort, ce magistrat dont elle était éprise. Elle n’aura pas d’enfants.

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C’est justement l’intrication de cette vie intime et d’une existence pour la cause qu’on touche du doigt dans un document qui vient juste de surgir : le Journal d’Hubertine Auclert, que l’historienne Nicole Cadène refait paraître, enrichi d’une préface et d’articles de la féministe, en Folio, cet automne 2021. Ce document d’une quarantaine de pages, qui correspondent en fait aux extraits qu’il nous en reste, entre le mois de juin 1883 et un 12 août sans date (dont la préfacière estime qu’il est postérieur à 1899), n’avait jamais été imprimé à destination d’un large public. Il ne s’agit pourtant pas d’une découverte tardive, mais plutôt d’un document important tardivement sanctuarisé. Son histoire édifiante raconte les aléas et les enjeux de la conservation des archives de l’histoire des femmes, et de l’histoire des féminismes.

Car un siècle avant que le mot se fraye un chemin dans le paysage universitaire, ce qu’avait entrepris de consigner Hubertine Auclert tenait déjà d’une histoire des femmes. La sienne, et puis celle de toutes les autres, prises dans des rapports de genre. Elle documentait par exemple le tarif des ouvrières à “l’ordinaire débilitant” - 1,25 franc par jour en moyenne pour les travaux d’aiguille, au printemps 1894. Et elle écrivait aussi, le 25 septembre 1883 par exemple, alors qu’elle avait fait chou blanc après un appel de la Société pour le Suffrage des femmes : “Jésus au Jardin des oliviers avait ses apôtres fidèles, moi, je sens que je n’ai personne avec moi ; la fin de chaque réunion, voyant qu’elle a été inutile est mon calvaire, mon jardin des oliviers.”

Accéder pour de bon à son journal préservé pour la postérité, c’est revenir sur le seuil d’une cause, en se mettant dans les pas de cette figure forte de l’émancipation. Auclert n’était pas la seule à militer pour le droit de vote des femmes, mais elle avait pris la tête d’une des organisations dédiées au suffragisme. Raconter cette cause, c’est déplier sa trajectoire à elle en même temps que l’histoire des rapports sociaux entre les hommes et les femmes. Les deux éclairent la place qu’on a faite aux femmes à une époque où l’on sécurisait la République et le suffrage universel - mais seulement pour les hommes. 

Aujourd’hui, les tables des librairies qui diffusent des écrits féministes font le plein. Et les médias, en nombre, redécouvrent quantité de figures de l’histoire des féminismes, souvent érigées en héroïnes. Des silhouettes circulent, des visages apparaissent, des noms s’impriment. Mais sortir de l’invisibilité nombre de ces figures féminines, remonter le temps d’un siècle et demi pour prendre au sérieux, dans la durée, ces questions de genre (c’est-à-dire une lecture des rapports sociaux entre les hommes et les femmes) suppose des archives. Mesurer la trajectoire réelle, tangible, incarnée, de ces pionnières, aussi. Notamment pour dire de leur mobilisation autre chose qu’un martyre ou une obsession mystique. Mettre en relation leurs traces militantes, avec ce à quoi on a accès de leur vie, donne de l’épaisseur à cette cause. Cela la politise, aussi, tout en l’ancrant dans une histoire plus longue.

Caricature de la suffragiste Hubertine Auclert, parue dans le journal "Le Plat du Jour", le 24 avril 1910.
Caricature de la suffragiste Hubertine Auclert, parue dans le journal "Le Plat du Jour", le 24 avril 1910.
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Destin friable 

Le risque, à vrai dire, n’était plus tant la prison ou l’échafaud, lorsqu’Auclert militait - même si elle fut jugée, en 1908, pour avoir renversé une urne lors des élections municipales. Son procès sera pour elle une tribune, et l’occasion d’un discours historique sur l’égalité qui éclipsera l’amende dérisoire à quoi la condamneront les juges. Mais la solitude, et une urgence d’écrire l’histoire, par exemple, furent encore un autre source de pression pour cette fille de propriétaire terrien montée à Paris en 1873 avec le petit confort d'une rente. C’est aussi ce qui affleure de ce journal, et densifie de quoi exactement fut faite la vie de ces femmes à l’avant-garde. Or le sillage des femmes dans l’histoire reste fragile. Et si Hubertine Auclert est restée comme l’une des protagonistes de premier plan de l’histoire de la cause féministe, la précarité de ses propres traces dit beaucoup du destin friable des femmes, dans les archives. Leur invisibilisation tient aussi à cela. 

Car même ses papiers à elle, qui pourtant compte très vite parmi les plus célèbres, ont souffert. En particulier ce journal, dont Nicole Cadène nous raconte ainsi le sort incroyable depuis cinq bonnes décennies. Ce journal d’Hubertine Auclert, qui reparaît sous le titre Journal d’une suffragiste, était de longue date porté disparu à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, qui abrite le fonds Hubertine-Auclert. S'il arbore aujourd’hui le label _“inédit” (_en Folio), on n’en ignorait pas pour autant l’existence : une poignée de chercheurs l’avaient bien eu entre les mains, certes… mais le plus souvent il s’agissait seulement d’une copie. On la devait à des chercheurs américains, travaillant pour l’un, dans les années 1970, à une thèse sur l’histoire du féminisme français (Patrick Bidelman) ; et pour l’autre, à un essai sur le suffragisme sous la Troisième République qui paraîtra en 1984 (Steven Hause). C’est de cette époque, et moyennant des allers-retours au-dessus de l’océan atlantique, que date une série de photocopies réalisées pour Bidelman par une étudiante américaine inscrite en maîtrise à Paris. 

Mais encore fallait-il en connaître l’existence. Et c’est à un autre historien anglo-saxon, Charles Sowerwine, qu’on doit d’avoir joué les passeurs. Australien d’origine, il était professeur associé au centre d’histoire culturelle de l’université de Versailles-Saint Quentin-en-Yvelines (vous pouvez l’entendre, en 2017 sur France Culture, dans l’émission Une vie une œuvre consacrée à la pionnière Madeleine Pelletier). Lui connaissait l’inventaire que l’historienne Maïté Albistur avait entrepris de revisiter dans les archives de la bibliothèque Marie-Louise Bouglé, peu avant 1982. C’est là qu’est notamment censé être conservé l’original du journal d'Auclert. Quarante ans ont passé et le travail d’Albistur sur ce dépôt crucial auquel elle a consacré sa thèse - sous la direction de Michèle Perrot - reste primordial. Elle-même le considérait comme un premier “dépôt légal officieux” des féministes. Crucial, mais imparfaitement exploité, et c’est peu dire : comme d’autres traces d’Hubertine Auclert dont le mari de Marie-Louise Bouglé fera don à la Ville de Paris en 1946, le manuscrit est désormais introuvable.

C’est pourtant un document d’autant plus important qu’on estime désormais que de toutes les militantes de sa génération, Hubertine Auclert est bien la seule à avoir tenu, ou conservé, un journal. L’édition qui débouche aujourd’hui sur une parution en poche, accessible à tous pour de bon, tient donc à bien des égards d’un petit miracle imparfait : il en sécurise la trace, bien qu’il soit lui-même issu de la liasse de photocopies que Hause avait fini par déposer faute de mieux. Annotées, et garnies de traductions dans les marges, jaunies par le temps, ces copies portent la trace du travail de ceux qui s’en sont emparés avant nous. Elles aussi ont souffert - comme le souvenir des pionnières dont elles sont la trace friable. Elles supposent aussi un nouveau regard : Nicole Cadène a découvert que ces pages de journal avaient probablement été conservées sous forme de feuilles volantes lorsqu’elle a fini par comprendre qu’elles avaient en fait été classées dans le désordre.

Duplicata précieux

Or, faute de mieux, ce jeu de photocopies reste d’une importance capitale. Car cette opération de remise au jour nous permet notamment d’entrer au cœur du texte. C’est ce travail à l’os, et au ras des mots de l’autrice, qui permet à Cadène de détricoter, par exemple, le tour à la fois plus sombre, et aussi plus fiévreux, que nous en avait laissé l’historienne Mona Ozouf. Nicole Cadène montre notamment que la grande historienne avait pu prendre quelques libertés avec le texte d’original qu’il est d’autant plus précieux de voir circuler aujourd’hui. Pour évoquer Hubertine Auclert dans Les Mots des femmes, son célèbre essai paru en 1995 chez Fayard, Mona Ozouf s’était, elle aussi, fait expédier à son tour une liasse de photocopies depuis les Etats-Unis en 1994. 

Suivre l’histoire de ces duplicata permet de découvrir quelque chose du sort qu’on a fait à Hubertine Auclert. Non seulement le journal était peu consulté, et son manuscrit d’origine avait été égaré. Mais les photocopies elles-mêmes étaient à leur tour devenues introuvables. Plusieurs saisons durant, Nicole Cadène s’est ainsi cassé le nez en les réclamant au comptoir de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. L’historienne en connaissait bien quelques extraits, traduits en anglais dans un livre de Bidelman paru aux Etats-Unis. Mais c’est en prenant la mesure de leur disparition, et donc de l’importance précaire des archives Bouglé, qu’elle a commencé cette quête, qui fait aujourd’hui l’objet de sa préface au Journal d’Hubertine Auclert. En montrant la fragilité de l’archivage, elle éclaire, en même temps, à quoi tient un sillage.

En 2019, une pochette a resurgi dans les cartons des archives Bouglé : les fameuses photocopies. Entre-temps, une archiviste de la Bibliothèque, Sarah Appert, avait enfin été missionnée pour s’atteler aux archives de la bibliothèque de Marie-Louise Bouglé, ce fonds longtemps assoupi de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (qui rassemble les archives de dix-sept féministes en tout). Elle travaille sur les archives du fonds Auclert depuis trois ans, et désormais à deux. Si on a fini par remettre la main sur la liasse de photocopies en 2019, c’est parce qu’entre-temps, les papiers d’Hubertine Auclert étaient remontées en haut des priorités. Charge à l’archiviste de les revisiter, en reprenant par exemple l’inventaire pour le rendre plus maniables aux chercheurs et aux chercheuses, et aussi plus accessibles à tout le monde. 

Au total, Sarah Appert estime qu’il faudra “quatre à cinq ans” pour venir à bout de la remise en ordre du fonds où dormait la prose de la suffragiste. Révitaliser ce fonds en le rendant plus simple d’usage, c’est non seulement sécuriser les traces de protagonistes de la cause des femmes, comme Hubertine Auclert, et d’autres. Mais aussi dévoiler une histoire méconnue, qui s’imbrique dans celle des grandes pionnières de la cause des femmes : l’histoire d’autres femmes, qui, elles, ont réuni, collecté, collectionné, et archivé leurs traces.

Elles aussi furent des pionnières, et souvent, en même temps, des militantes de premier plan pour l’égalité et/ou le droit de vote des femmes. Et c’est à elles qu’on doit de pouvoir remonter ce fil, à présent qu’un public à la fois nouveau et plus nombreux s’affirme curieux de découvrir cette histoire longtemps assourdie. Le fonds Marie-Louise Bouglé représente vingt-sept mètres linéaires en tout, soit une soixantaine de boîtes d’archives. Mais il ne s’agit là que des papiers, manuscrits, et autant de traces diverses et éparses, donc beaucoup de lettres issues de plusieurs correspondances et des brouillons de discours : en 1936, après la mort de Marie-Louise Bouglé, à 56 ans, et moyennant plusieurs péripéties, son mari a aussi fait don à la Ville de Paris de toute une bibliothèque faite d’ouvrages parus depuis plus d’un demi-siècle.

Une vie, une oeuvre
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"Le capital que j’avais y passa et l’essentiel de mon pain"

De son vivant, et à partir de 1921, c’est à l’ensemble, papiers, correspondances ET livres, que Bouglé donnait accès au grand public en ouvrant son appartement en dehors des heures de bureau. Car même si elle n’avait ni grands moyens ni vaste propriété, c’est chez elle qu’elle avait commencé à conserver tout ce patrimoine. Née à Vitré, en Ille-et-Vilaine, onzième enfant d’un père briquetier, elle était orpheline, et c’est seule, à 16 ans, qu’elle était arrivée à Paris. Elle avait trouvé à s’y faire embaucher comme vendeuse, avant de devenir sténo-dactylo après des cours du soir. C’est à cette époque, et après avoir découvert le féminisme du côté de l’éducation populaire, qu’elle s’était mise en tête d’archiver le féminisme. Trente ans après sa naissance officielle mais plus d’un siècle après l’émergence d’un espace de la cause des femmes, dans les franges de la vie politique française. L’archiviste autodidacte en disait notamment ceci : “Femme, travailleuse, je faisais partie en 1921 de plusieurs groupements féministes et pacifistes. La pensée que tous les efforts faits par ceux-ci et que toutes les idées émises lors des congrès n’étaient pas centralisées et risquaient dès lors d’être perdus pour l’avenir me désolait. Je résolus d’amasser notamment tout ce qui concernait l’activité féminine dans le temps présent. De la à rechercher ce qui la concernait dans le passé, il n’y avait qu’un pas. Et lorsqu’on est pris d’une passion, c’est terrible. Le capital que j’avais y passa et l’essentiel de mon pain.”

En 1926, sa petite chambre de la rue des Messageries comptait déjà plus de douze mille volumes. Mais ce n’était pas tout : sa bibliothèque était aussi riche de coupures de presse en nombre - qui aujourd’hui ont souffert avec le temps qui tend à cramer le papier, et requièrent un soin tout particulier dans l’archivage. Dans Les Gardiennes de la mémoire, l’historienne Christine Bard écrit que lorsqu’elle commence à réunir toute cette documentation, “Marie-Louise Bouglé est persuadée qu’aucune bibliothèque identique n’existe”. Ainsi, cette année 1926, elle déclarait devant la Chambre syndicale des sténo-dactylographes : “Le temps pressait. Il est de ces collections qui doivent se faire au jour le jour, sous peine de subir une perte irréparable. Je me mis à l'œuvre en me disant que ce que je sauverais serait toujours autant. Et alors commença le développement d'une passion que je ne soupçonnais pas en moi. L'utilité de mes recherches, l'intérêt de plus en plus en plus grand que j'y trouvais, le succès dans mes fouilles, tout y contribua. Je pensais au début ne sauver que quelques documents au jour le jour et voilà que, entraînée, je remplissais toute une pièce de livres, de brochures, de journaux, de documents de toutes sortes, souvent très rares et de très grande valeur et me trouvais ébaucher cette vaste bibliothèque tant souhaitée".

Elle qui comparait le féminisme à “une religion en marche” avait tort, en réalité : avant même la Grande guerre, le féminisme tout juste sorti des limbes comptait déjà plusieurs bibliothèques qui ambitionnaient justement d’en conserver les premiers pas. Déjà, s’installait d’emblée l’idée qu’en préserver la trace, c’était aussi en préserver la portée. La toute première archiviste du mouvement féministe français ne s’appelait en fait pas Marie-Louise Bouglé, mais Eliska Vincent. Elle ne sera pas la seule mais elle aura été la première. Et lorsqu’elle mourra en 1914, elle lèguera au Musée social un impressionnant trésor qu’on estime de l’ordre d’un million de fiches et dossiers divers. Son ambition était explicite : que sorte de terre un institut du féminisme. Qui voit en partie le jour en 1916… mais sans pôle d’archives. Christine Bard précise qu’on ignore encore ce qu’a pu devenir l’impressionnante collection de documents que jamais les deux exécutrices testamentaires de Eliska Vincent ne parviendront à préserver. 

Trauma féministe

Un épisode traumatique autant que fondateur ? L’une des deux exécutrices en question s’appelait Marguerite Durand. Elle aussi est féministe, c’est elle, ancienne comédienne, qui dirige le journal féministe La Fronde. Et elle, aussi, croit en la puissance de l’archive, et son urgence impérieuse. C’est en effet dès 1897 et au moment même de la création de La Fronde, de retour du Congrès international des droits de la femme, que Durand se met à collecter, et collectionner. Aujourd’hui, c’est son nom qui reste associé aux archives du féminisme, parce que c’est son nom qui fut donné au principal centre de conservation des traces de l’espace de la cause des femmes, à Paris. Alors que le fonds Bouglé a longtemps été jugé mal-pratique et un peu enseveli, malgré le travail de défrichage intense de Maïté Albistur, la bibliothèque Marguerite-Durand a fait l’objet d’un (relatif) investissement institutionnel. C’est l’intéressée elle-même qui en avait fait don à la Ville de Paris de son vivant, en 1931. Insérée dans le paysage politique, elle avait négocié avec la municipalité de demeurer la bibliothécaire de sa propre bibliothèque. Celle-ci était hébergée dans les bâtiments de la mairie du Ve arrondissement à la mort de Marguerite Durand, en 1936. Elle y restera cinquante ans, jusqu’à son déménagement, à l’étage d’une médiathèque du quartier Olympiades, dans le XIIIe arrondissement, en face de la fac Tolbiac, où vous pouvez la découvrir aujourd’hui.

Marguerite Durand donnant une conférence, en 1910 à Paris.
Marguerite Durand donnant une conférence, en 1910 à Paris.
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Le fonds Bouglé n’a pas toujours eu la visibilité qu’il méritait. En 1985, dans un article, Maïté Albistur, qui s'était attelée à l’inventaire, le déplorait déjà, écrivant : “La richesse du Fonds M.L. Bougie n'est plus à prouver. Dès lors, on s'étonne que rien n'ait été prévu pour le protéger de certains lecteurs indélicats. A fonds exceptionnel, on ne peut que souhaiter des crédits exceptionnels pour le microfichage, foliotage des documents, reliure des correspondances et entoilage des affiches qui protégeraient un fonds actuellement très vulnérable.” Près de quarante ans ont passé, et ces 27 mètres linéaires permettent toujours de découvrir l’impressionnante entreprise à quoi Marie-Louise Bouglé avait dédié sa vie. Et notamment ses choix, dans un périmètre qui n’a pas varié depuis son dépôt : on constate par exemple une attention particulière de Bouglé à la frange la plus radicale du mouvement féministe. C’est là qu’on peut trouver, à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, un vaste écheveau de documents sur la part des femmes dans l’histoire du syndicalisme.

La bibliothèque Marguerite-Durand est, par nature, différente puisqu’elle a fait l’objet d’un travail d’enrichissement dans le temps, depuis sa mort. On en mesure l’ampleur en reprenant les chiffres :

En 1997, huit ans après avoir déménagé rue Nationale, dans le XIIIe arrondissement, la bibliothèque Marguerite-Durand comptait :

  • plus de 40 000 livres et brochures français et étrangers depuis le XVIIe siècle
  • 1 100 titres de périodiques féminins et féministes, essentiellement de la deuxième moitié des XIXe et XXe siècles
  • plus de 5 000 dossiers classés par personnalité ou par thème contenant des coupures de presse (depuis 1880), des notices biographiques, des portraits, des programmes, des statuts d’associations, des cartons d’invitation, des tracts
  • plus de 4 000 lettres de grandes figures féminines
  • et encore quantités d’inventaires plus précis qui ont trait à tel combat des personnalités.

Dans un entretien paru en 1985, Simone Blanc, la conservatrice de la Bibliothèque qui en fut aussi une figure tutélaire, précisait que le fonds comptait 17 000 ouvrages. Soit plus de deux fois moins, en comparaison avec aujourd’hui. A l’époque, elle soulignait le manque de moyens, avec trois bibliothécaires et deux vacataires à temps partiel en tout et pour tout. D’ailleurs la bibliothèque aura la vie sauve après un petit suspense, et une intense mobilisation de nombreuses chercheuses (et quelques chercheurs) alors que son sort était menacé. Même les épicentres, comme les figures de premier plan, ont un destin fragile, lorsqu’il s’agit de la trace des femmes.

En 1985, 95% des usagers de la bibliothèque Marguerite-Durand étaient issus du monde de la recherche. Mieux faire connaître l'œuvre de ces pionnières qui avaient déjà consacré leur vie à sauver de l’oubli d’autres pionnières contribue désormais à faire sortir de l’oubli l’histoire des femmes, et l’histoire des féminismes. Au point que des non-initiés et des non-initiées viennent y plonger ? Comme la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, la bibliothèque Marguerite-Durand est aujourd’hui active sur les réseaux sociaux, et trà aille, en dialogue avec des historiennes, et une association comme Mnémosyne par exemple (qui œuvre pour promouvoir la place des femmes dans la recherche historique) ou encore l’association Archives du féminisme (fondée à Angers pour coordonner les efforts pour mieux préserver les archives des associations et des militantes féministes), à maintenir la focale sur ces trajectoires longtemps ensevelies. Publier (en édition de poche, qui plus est) le Journal d’Hubertine Auclert y contribue aussi, surtout lorsqu’on en est encore à consulter des photocopies plusieurs fois égarées, ou subtilisées par des lecteurs indélicats. L’un des plus beaux slogans du MLF, à sa création, au début des années 1970, n’était-il pas : “Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme !” ? L’urgence à fluidifier les inventaires, et à les sécuriser, n’en est que plus grande. Car l’espoir de retrouver le manuscrit d’Hubertine Auclert, lui, s’amenuise à mesure que Sarah Appert approfondit son travail dans les archives de Marie-Louise Bouglé. Et l’archiviste de rappeler ce vieux dicton : “En bibliothèque, un document mal rangé, c’est un document perdu.” 

La Fabrique de l'Histoire
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