Les Français, peuple heureux, peuple anxieux

Il existe un décalage incroyable entre le portrait d’une France sinistrée dépeint par la plupart des commentateurs et les opinions bien plus positives de la « majorité silencieuse ». Telle est la thèse centrale d’Entre déclin et grandeur, regard des Français sur leur pays (L’Aube, 2021), le nouveau livre d’Arnaud Zegierman (sociologue, cofondateur de l’institut Viavoice) et Thierry Keller (journaliste, cofondateur d’Usbek & Rica), dont nous publions ci-dessous les bonnes feuilles.

Les Français, peuple heureux, peuple anxieux
Détail de la couverture du livre « Entre déclin et grandeur, regard des Français sur leur pays » (L'Aube, 2021), de Thierry Keller et Arnaud Zegierman

« Sur le papier, la France va plutôt bien. Nous vivons en paix depuis près de quatre-vingts ans, nous sommes la cinquième ou sixième puissance du monde et nous avons encore tout loisir de manifester pour dire que nous vivons en dictature. Nous ne sommes donc pas supposés être en crise de nerfs permanente. Nous pourrions nous épargner de traîner dans les profondeurs du classement des pays les plus pessimistes du monde. Nous pourrions en avoir fini depuis belle lurette avec ces sempiternelles introspections sur notre « identité ».

Or, dans les imaginaires collectifs, Michel Houellebecq a gagné. Parmi nos amis qui analysent la société française, une bonne partie est désormais convaincue que le portrait qu’il dresse de la période n’est pas uniquement littéraire, mais aussi réaliste. Cette France moche de la périphérie des villes, cette France des désillusions, du fatalisme et de la misère des rapports humains serait notre pays d’aujourd’hui. Certains vont jusqu’à prétendre que nous serions en pré-guerre civile tant les tensions sont nombreuses. D’ailleurs, il suffit de regarder les échanges sur les réseaux sociaux ou de jeter un œil aux chaînes d’information pour être conforté dans cette logique. L’actualité se remplit à coup de manifestations violentes, de faits divers sordides, d’islamisation, de désindustrialisation, de banlieues abandonnées, de victimes sans recours et de malfrats impunis. Sans compter les indignations quotidiennes sur des sujets périphériques. 

Houellebecq, le premier de nos écrivains, aurait réussi à imposer sa vision dépressive de la France. Ses héros, ou plutôt ses antihéros, finissent mal en général. Seuls, abandonnés de tous, ils ont le choix entre mourir à petit feu ou bien dans un geste d’autodestruction spectaculaire. On a beau adorer ses livres – romans, poésie et essais confondus – on peut aussi faire l’effort de ne pas voir le monde avec ses yeux à lui.

Voici notre hypothèse : nous n’avons jamais fait le deuil de notre grandeur. Une partie de notre inconscient collectif se vit encore dans les épopées d’antan, alors que les temps nouveaux sont bien plus prosaïques. Au lieu de l’admettre, la majeure partie du débat public se joue sur le terrain d’un déclin à enrayer. Et contre le déclin supposé, il faudrait encore plus de grandeur. Plus d’apparat, plus de pompe, plus de lyrisme.

Et si nous faisions fausse route ? Et s’il fallait enfin dérailler de l’axe infernal entre grandeur et déclin pour emprunter une autre voie, moins romantique peut-être, mais plus sereine ? (…)

Cette France hédoniste, qui aime les grillades et se dorer la pilule, ne se précipite pas pour le dire

Les chiffres sont explicites. Les Français déclarent à 81 % se sentir bien dans leur pays ; 82 % jugent que la vie y est agréable ; 88 % s’estiment chanceux de vivre en France. Et 69 % trouvent que la France fait envie !

Il n’y a pas à chercher très loin pour confirmer que les Français restent un peuple hédoniste. La ruée sur les terrasses lors du déconfinement de juin 2021 a laissé l’impression visuelle que le pays entier s’était invité à un banquet d’Astérix. Mais même au plus fort de la crise sanitaire, nos compatriotes ne se sont pas laissé abattre. Très touché durant le premier confinement, le marché du barbecue a explosé dès la réouverture des magasins, en hausse de 7,3 % en 2020. La tendance se poursuivait l’année d’après. Idem pour les piscines : en 2020, deux cent mille Français ont installé une piscine chez eux, un chiffre en hausse de 28 %. Au total, relate un article paru dans le JDD en juillet 2021, on compte pas moins de trois millions de piscines privées en France, « qui se classe au 2e rang mondial, derrière les États-Unis et loin devant ses voisins européens ». Résultat, on assiste carrément à une pénurie des installations (et donc une sensible hausse des prix), y compris dans le secteur des biens immobiliers avec piscine ! 

Cette France hédoniste, qui aime les grillades et se dorer la pilule, ne se précipite pas pour le dire. C’est ce qui la caractérise : on ne l’entend pas. Le Monde a publié en juin 2021 un édifiant papier rédigé par son ancien rédacteur en chef Luc Bronner, intitulé « La France heureuse, la France qui va bien, et si c’était elle, la majorité silencieuse ? » Une plongée à Château-Gontier, dix-sept mille habitants, un bled qui observe, perplexe, le reste du pays se déchirer. « Si on dézoome un peu et qu’on regarde la France dans l’Europe, l’Europe dans le monde, waouh, on a de la chance. On est un pays prospère et en paix. Qu’est-ce qu’on peut demander de plus ? », témoigne un habitant, synthétisant l’opinion générale ressentie sur les bords de la Mayenne.

Nous avions abordé cette thématique précédemment. À la question « Qu’est-ce qui est le plus important pour vous dans le fait d’être Français ? », 40 % plaçaient le mode de vie en deuxième position, juste derrière le modèle social. Pour autant, ce sentiment baisse sensiblement lorsque l’on évoque l’attractivité du pays pour y travailler, puisqu’il passe à 53 %. Ce sentiment demeure, certes, majoritaire, mais les difficultés pour trouver un emploi, le pouvoir d’achat jugé en baisse, l’anxiété du chômage et la précarité qui peut en découler sont autant d’arguments pour rendre nos concitoyens bien moins optimistes sur ce point. Et pour les interviewés dirigeant des entreprises ou ayant des fonctions transversales, les lourdeurs administratives et les freins qu’elles génèrent étaient systématiquement évoqués : « Tant qu’on n’y est pas confronté, on ne se rend pas compte du niveau de folie sur l’administratif. C’est à croire que tout est fait pour qu’on n’embauche pas, qu’on n’augmente pas, qu’on ne mette en place aucun changement. »

Il n’en demeure pas moins que beaucoup évoquent aussi l’État-providence comme un atout majeur, même si le sentiment dominant est qu’il ne suffit plus : « C’est le pays de la meilleure protection sociale  », « Nous avons beaucoup d’avantages », « Il ne faut jamais oublier la qualité de notre système social  », « On parle de notre système social, mais la crise sanitaire a montré sa fragilité ».

On pourrait dire que tout va plutôt bien, mais une angoisse sournoise est là, présente. Les Français vivent avec le sentiment d’avoir une épée de Damoclès qui pourrait leur tomber dessus.

Si les Français ne perçoivent pas leur identité comme une perpétuation du passé, la question qui se pose est celle de leur horizon. Est-ce que l’avenir est rassurant ? Est-il envisagé comme source de progrès et d’amélioration de leur condition ?

Pour le comprendre, nous avons encore un peu plus déplacé notre stéthoscope, vers des capteurs liés cette fois à la conception de l’avenir. Et ces capteurs se révèlent particulièrement éclairants. Ils montrent que les Français réagissent en fait de manière très rationnelle.

La métaphore qui nous semble le mieux résumer cette situation est celle d’une entreprise dans laquelle les collaborateurs se sentent bien. Ils n’ont pas du tout envie d’en changer, car ils aiment leur travail, apprécient leurs collègues, même s’ils déplorent le fonctionnement en silo qui nuit au lien social. On pourrait dire que tout va plutôt bien, mais une angoisse sournoise est là, présente. Ils vivent avec le sentiment d’avoir une épée de Damoclès qui pourrait leur tomber dessus. Ils ne savent d’ailleurs pas trop ce que c’est. (…)

Les Français ont la trouille de l’avenir avant tout. Aujourd’hui, ça va, mais demain ? Et c’est bien cette question de l’avenir qui permet de saisir le paradoxe que nous soulignons. Les Français se sentent très majoritairement bien en France, mais ils sont anxieux pour son avenir. Comme une tension entre bien-être quotidien et futur non tracé. L’avenir fait peur, car le présent ne semble pas le préparer.

Ainsi, à l’échelle individuelle, les Français se déclarent majoritairement inquiets pour leur avenir (64 %, mais ce taux s’élève jusqu’à 78 % chez les 18–24 ans). Et cette inquiétude est encore plus forte pour l’avenir des générations futures (86 %). À l’échelle collective, l’avenir fait peur parce que le sentiment dominant est que la France le prépare mal (pour 64 % des répondants contre seulement 27 % qui estiment qu’elle le prépare bien). Il est d’ailleurs très surprenant d’analyser ce que répondent les Français lorsqu’on les interroge sur ce qui pourrait les inciter à penser que la situation en France s’améliore. Contrairement aux idées reçues, c’est bien la capacité à mieux préparer l’avenir qui apparaît en tête (42 %, devant l’amélioration du niveau de vie à 36 % et une forte baisse du chômage à 35 %). Mais aujourd’hui, ils estiment majoritairement (63 %) que la France vit sur les acquis du passé.

Les programmes politiques gagneraient à tenir compte de cette préoccupation pour le long terme et ne pas simplement se cantonner à des séries de mesures défensives qui ne feront, aux mieux, que colmater les brèches. Les Français ne sont pas prêts à tous les sacrifices pour les générations futures, mais ils estiment que des perspectives de moyen terme, un but visible, un projet de société clair sont des réponses pertinentes pour faire face aux difficultés du quotidien.

L’anxiété des Français sur l’avenir nous éclaire sur une autre idée reçue. Celle qu’ils vivent dans la nostalgie permanente et qu’ils attendent le retour du bon vieux temps comme d’autres attendent le Messie. Or, 55 % des répondants estiment que la France idéalise son passé. Cela ne signifie pas qu’ils remettent en question la glorieuse histoire, mais qu’ils considèrent que le « c’était mieux avant » est certainement une douce illusion. Il est d’ailleurs très évocateur de constater le très fort décalage de perceptions sur cette question selon l’âge des répondants. Plus de vingt points séparent les 18–24 ans et les 65 ans et plus (41 % des 18–24 ans estiment que la France idéalise son passé contre 63 % des 65 ans et plus). Les seniors se méfient du passé. On idéalise en effet moins le passé lorsqu’on l’a connu, confirmant la célèbre maxime selon laquelle la principale explication au bon vieux temps est le manque de mémoire. »