En Turquie, face à la violence, les femmes n'ont aucun recours

Ces femmes participent le 1e juillet 2021 à une manifestation contre le retrait de la Turquie de la Convention d'Istanbul ©AFP - Resul Kaboglu / NurPhoto / NurPhoto
Ces femmes participent le 1e juillet 2021 à une manifestation contre le retrait de la Turquie de la Convention d'Istanbul ©AFP - Resul Kaboglu / NurPhoto / NurPhoto
Ces femmes participent le 1e juillet 2021 à une manifestation contre le retrait de la Turquie de la Convention d'Istanbul ©AFP - Resul Kaboglu / NurPhoto / NurPhoto
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Depuis le retrait de la Turquie de la Convention d'Istanbul, qui obligeait les États à protéger les femmes, beaucoup de Turques sont démunies face aux violences physiques et sexuelles qu'elles subissent. Et quand elles ont le courage de dénoncer, les agresseurs ne sont pas punis.

Avec
  • Anne Andlauer Correspondante à Istanbul pour plusieurs radio francophones, dont Radio France, RFI, la RTS et la RTBF

Jeudi 25 novembre, date de la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. En Turquie, pour les ONG féministes qui manifestent ce jour, ce 25 novembre a une importance particulière : depuis le 1er juillet, le pays n’est plus membre de la Convention d’Istanbul, traité du Conseil de l’Europe et premier texte au monde qui contraint les États à protéger les femmes. La Turquie s’en est retirée sur décision du président Recep Tayyip Erdogan. Pour les ONG et pour les victimes, notamment les jeunes femmes, cette décision reste un coup dur et une grande source d’inquiétudes.

Comme le montre l'histoire de Zeynep. Dans la même phrase, elle rit et pleure, puis rit encore. Elle se décrit comme une jeune femme "émotive", qui "aime la vie". Le 23 mars dernier, elle a failli la perdre. Son ex-petit ami, un homme de 27 ans, l’a frappée avec une batte de baseball. Frappée pendant des heures. Sur les jambes, la poitrine, les bras qu’elle avait repliés pour protéger sa tête. Il avait pris son téléphone et verrouillé la porte de l’appartement. Quand elle a enfin pu sortir, Zeynep a porté plainte, avec son bras cassé : 

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Après cette soirée-là, plus rien ne m’étonne. Ou plutôt, la seule chose qui m’étonne, c’est comment j’ai fait pour rester en vie ou ne pas finir handicapée. C’est un miracle. J’ai aussi eu la chance d’être soutenue par ma famille. Je ne me suis jamais sentie seule, c’est très important. Celles qui restent seules, celles que leurs familles ne soutiennent pas, elles sont abandonnées à leur mort.

Peine minimum

Un mois et demi plus tard, le procès s’est conclu en une audience d’une heure et demie. L’agresseur de Zeynep a reçu deux mois de prison pour insulte, un an pour blessures volontaires et l’acquittement pour les autres charges, alors que l’acte d’accusation réclamait 25 ans de prison. Son "bon comportement" dans le box des accusés lui a permis de bénéficier de la peine minimum et de sortir libre du tribunal. À 25 ans, Zeynep essaye d’aller de l’avant, mais ce n’est pas simple tous les jours. Elle a renoncé à prolonger la mesure d’éloignement visant son ex-petit ami, "parce que je sais que ça ne servirait à rien", déplore-t-elle :

S’il revient et me tue, on écrira dans les journaux “Elle a été tuée malgré une mesure d’éloignement !" Je ne veux pas de ça. Et puis ce n’est pas une mesure d’éloignement qui lui fera peur. Il sait où je vis. Le soir, quand je me couche, je me dis “Ah, il ne m’est rien arrivé aujourd’hui !" Je suis toujours en alerte. De toute façon, ceux qui ont rendu ce jugement l’ont fait en connaissance de cause.

Quatre Turques sur dix victimes

L’indulgence de certains juges, l’indifférence de certains policiers face aux femmes qui ont le courage de dénoncer un agresseur, moins que les lois, c’est tout un climat que dénoncent depuis des années les ONG féministes en Turquie. Le retrait de la convention d’Istanbul n’aidera pas à changer les mentalités, soupire Merve Karabulut, psychologue au sein d’une association de lutte contre ces violences : 

La particularité de la convention d’Istanbul est qu’elle est complète. Elle ne parle pas seulement de punir les violences, mais de tout ce qu’il faut faire pour aider les victimes et, en amont, pour prévenir ces violences. Et cela inclut de lutter contre les mentalités, les "traditions" qui encouragent ou justifient les violences. Le retrait de la Turquie aura, a déjà de lourds effets.

Dans une vaste enquête menée il y a quelques années par des chercheurs de l’université Hacettepe, quatre Turques sur dix de plus de 15 ans disaient avoir subi des violences physiques ou sexuelles, dont trois quarts des femmes divorcées ou séparées. Mais depuis le retrait de la convention d’Istanbul, Merve Karabulut se dit encore plus inquiète pour les jeunes femmes, tout particulièrement pour les adolescentes. C’est son expérience du terrain qui la conduit à s’inquiéter. Ainsi, quand son association propose aux lycées des ateliers sur la violence dans les "relations de flirt" – qui sont pourtant fréquentes – elle n’est pas vraiment bien reçue : 

Des directeurs de lycée nous disent : "Quelles idées allez-vous mettre dans la tête des jeunes ! Le flirt n’existe pas, donc il n’y a pas de violences dans les relations de flirt !" Dans les sociétés comme la nôtre, où les relations hors mariage ne sont pas considérées comme légitimes ou ne sont pas toujours vues d’un bon œil, les victimes souvent jeunes n’ont aucun endroit où aller, contrairement aux victimes de violences commises au sein d’un mariage. La plupart des femmes ne portent pas plainte, et cela enhardit les agresseurs.

Le retrait de la convention d’Istanbul a en tout cas enhardi certains groupes religieux et anti-féministes, qui demandent désormais l’abrogation de la "loi de prévention contre les violences faites aux femmes", plus connue sous le nom de loi 6284. Ce texte a été adopté en 2012 précisément pour transposer la convention dans le droit turc. Les féministes la considèrent comme leur "constitution" et réclament sans relâche – et en vain, jusqu’ici – son application stricte pour prévenir et punir les féminicides. Depuis le début de l’année, selon un décompte non officiel, au moins 350 femmes ont été tuées par un homme en Turquie. 

Le Reportage de la rédaction
4 min

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