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Eric Dupond-Moretti et Gérald Darmanin ont-ils menti à propos des lacérations de tentes des migrants ?

Plusieurs sources, associative et journalistique, indiquent à «CheckNews» que ces derniers jours encore, ces pratiques récurrentes se déroulaient sous les yeux des forces de l’ordre à Calais et à Grande-Synthe.
par Anaïs Condomines et Mathilde Roche
publié le 29 novembre 2021 à 18h41
Question posée sur Twitter le 29 novembre,

Bonjour,

Votre question porte sur les récentes déclarations politiques suite au naufrage ayant entraîné la mort de 27 personnes dans la Manche, le 24 novembre. Le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, était interpellé sur le plateau de C l’hebdo (diffusé par France 5), trois jours plus tard, au sujet des pratiques des forces de l’ordre dans les campements de migrants, régulièrement démantelés à Calais et Grande-Synthe. Et notamment sur la lacération des tentes des personnes exilées. Niant tout ordre gouvernemental à l’origine de cette pratique, le ministre de la Justice allait plus loin en déclarant : «Vous vous rendez compte de ce que l’on suggère ? Que l’on pourrait comme ça impunément lacérer des tentes, qu’on l’encouragerait et qu’on ne distribuerait pas des vivres à ces migrants ?»

La déclaration du garde des Sceaux a suscité des réactions indignées. Car la lacération de tentes de migrants est une pratique récurrente depuis des années, et largement documentée par les acteurs de terrain, journalistes ou militants. En janvier, CheckNews avait publié une enquête sur les tentes lacérées du bois du Puythouck, à Grande-Synthe. Si les autorités impliquées se renvoyaient la balle, les faits étaient bel et bien établis. Des clichés pris par le photojournaliste Louis Witter, qui travaille sur le traitement des migrants à la frontière entre la France et le Royaume-Uni, mettaient notamment en cause des agents d’une société de nettoyage, équipés d’un cutter. Pour la plupart intérimaires, ces agents qui accompagnaient les forces de l’ordre lors des opérations d’expulsion travaillaient alors pour la société Ramery Propreté, basée à Dunkerque et embauchée par l’Etat dans le cadre d’un marché public.

Interrogé par CheckNews, le groupe Ramery assurait qu’aucune consigne n’était donnée en ce sens et que «l’utilisation du couteau ou du cutter [servait] à détacher les liens des abris, parfois fixés aux arbres». Tout en ajoutant : «Mais de toute façon, ces tentes n’ont pas vocation à être restituées ou récupérées.» Pour les détails, l’entreprise renvoyait à la préfecture du Nord dont elle dépendait, de même que l’huissier réglementaire assistant aux opérations. La préfecture, quant à elle, se contentait d’affirmer que les policiers n’avaient aucun contact avec les personnes exilées ou leurs biens. Sollicitée précisément sur les pratiques de lacération et d’éventuels ordres donnés en ce sens, elle bottait en touche.

Des clichés qui mettent à mal les déclarations d’Eric Dupond-Moretti

Difficile donc d’établir avec certitude d’où provenaient les ordres formels de lacérer des tentes. Un ancien intérimaire pour Ramery Propreté témoignait cependant auprès de CheckNews avoir «entendu un commandant le demander». Il précisait : «C’est pour éviter que les migrants aillent se servir dans les bennes. Un huissier est sur place et il vérifie tout ça.»

Ce qui est certain, en revanche, c’est que ces pratiques s’effectuaient et s’effectuent sous les yeux des forces de l’ordre. De nombreuses sources et documents concordants montraient, déjà à l’époque, que les agents de nettoyage opéraient devant les policiers n’esquissant aucun geste pour les empêcher de détruire le matériel des exilés. C’est ce que prouvent notamment des photos transmises à CheckNews par l’association Human Rights Observers. Des clichés qui mettent largement à mal les déclarations d’Eric Dupond-Moretti, niant que cette pratique ait pu, ou puisse, se dérouler «impunément».

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, est intervenu ce lundi sur le plateau de BFM TV pour défendre les forces de l’ordre : «Ce ne sont pas les policiers et les gendarmes qui prennent des cutters et qui lacèrent les tentes», a-t-il répété à plusieurs reprises, faisant porter la responsabilité sur les sociétés de nettoyage privées chargées d’intervenir «une fois que les évacuations étaient faites par les policiers et les gendarmes». Et le ministre de l’Intérieur de nier, lui aussi, toute «commande de l’Etat» : «C’est la société qui le faisait, parce qu’elle prenait les tentes et elles les mettaient ensuite à la benne.» Surtout, Gérald Darmanin a affirmé : «Nous avons demandé d’arrêter cela, parce qu’on s’en est aperçu notamment parce que les journalistes nous l’ont montré.»

«Ces agents de nettoyage ne sont jamais là sans la présence des forces de l’ordre»

Une déclaration là encore problématique pour les militants présents sur le terrain. «Même si l’on n’a pas de preuves que les ordres sont formulés directement par les forces de l’ordre, ils viennent de l’Etat puisque ces sociétés de nettoyage sont mandatées à travers des marchés publics, et respectent les consignes données par la préfecture», estime aujourd’hui l’association Human Rights Observers, contactée par CheckNews. «Ce ne sont pas des actes isolés et individuels, les destructions sont systématiques, que ce soit par la société APC à Calais ou Ramery à Grande-Synthe. Ces agents sont encadrés par la police nationale, les lacérations ont lieu en présence d’un huissier de justice et régulièrement du sous-préfet de Dunkerque et de représentants de la mairie.»

Surtout, alors que Gérald Darmanin affirme avoir demandé que ces lacérations cessent, aucun changement n’a été observé par les acteurs de terrain ces dernières semaines. Encore le 16 novembre, le photojournaliste Louis Witter prenait des photos où des tentes étaient lacérées lors d’une opération d’évacuation à Grande-Synthe. «La lacération des tentes et la destruction des affaires personnelles sont systématiques. Et même si ce sont les agents de nettoyage qui s’en occupent, les policiers regardent, du début à la fin de l’opération», témoigne-t-il lui aussi auprès de CheckNews. «Donc même si aucun ordre ne leur était donné, ces agents de nettoyage ne sont jamais là sans la présence des forces de l’ordre, qui n’interviennent pas donc qui cautionnent», complète Human Rights Observers.

Contacté par CheckNews pour savoir à partir de quand, précisément, la consigne a été donnée de cesser les lacérations, et pourquoi la pratique continuait d’être observée, le ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite.

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