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Vladimir Poutine et Sebastian Kurz (2018-02-28) via Wikimédia
Vladimir Poutine et Sebastian Kurz (2018-02-28) via Wikimédia
Dans le même numéro

La chute de Kurz

décembre 2021

L’aura du chancelier conservateur autrichien Sebastian Kurz, opposé à la politique d’accueil des réfugiés et au centrisme en faveur de l’Union européenne d’Angela Merkel, a pendant un temps irradié jusque dans les rangs de la CDU allemande. Rattrapé par des affaires de corruption et de favoritisme, Kurz vient de démissionner. Une alternance de centre-gauche se profile en Autriche.

Un champion de la droite dure européenne, celle qui comptait réunir durablement les électorats conservateur et national-populiste, est à terre. Sebastian Kurz, qui a accédé au pouvoir en Autriche en 2017 à seulement 31 ans, et qui a défié, au sein de la droite ouest-européenne, le leadership centriste d’Angela Merkel, a dû démissionner en octobre dernier de son poste de chancelier.

Kurz a chuté à la suite d’une série de révélations et d’enquêtes judiciaires. Les accusations portent sur des affaires de corruption et de favoritisme, de malversation et de dépassement des limites de dépenses électorales. L’affaire de trop, celle qui a éclaté en dernier et donné lieu à une perquisition des bureaux du chancelier début octobre, remonte en fait à 2016. Kurz est à l’époque ministre des Affaires étrangères d’un gouvernement alliant son parti conservateur, le ÖVP, au Parti social-démocrate, le SPÖ.

S’entourant de jeunes arrivistes et idéologues néoconservateurs, Kurz s’est alors fixé trois buts : renverser les dirigeants traditionnels du ÖVP, trop timorés et centristes à son goût ; faire éclater l’alliance gouvernementale dirigée par le SPÖ ; et, lors de législatives avancées, coiffer au poteau le parti d’extrême droite, le FPÖ, en pleine ascension, en lui ravissant sa propagande anti-migrants.

Sondages truqués

Tous ces buts ont été atteints. Mais, initialement, pour se mettre sur orbite, Kurz a noué un pacte de corruption, qui vient d’être rendu public. En 2016, Kurz a fait soudoyer la directrice d’un institut de sondage qui a livré, sur commande, des enquêtes truquées qui faisaient apparaître Kurz comme l’homme politique autrichien le plus populaire. Kurz a également fait soudoyer les dirigeants d’un groupe de presse influent, qui a publié ces mêmes sondages truqués à volonté. Les sommes versées pour corrompre émanaient du ministère des Finances (ou un affidé de Kurz officiait en tant que secrétaire général) et, plus précisément, d’un fonds officiellement destiné à « la lutte contre les escroqueries financières ».

Ces dernières révélations découlent d’un autre scandale, l’« affaire Ibiza », en mai 2019. Cette affaire n’impliquait pas Kurz dans un premier temps, mais son allié gouvernemental de l’époque, Heinz-Christian Strache, vice-chancelier et chef du parti d’extrême droite, le FPÖ (après sa victoire en 2017, Kurz a formé une coalition avec le FPÖ).

En mai 2019, des médias allemands publient une vidéo qui remonte à la période d’avant les législatives de 2017, et qui montre Strache, filmé à son insu dans une villa à Ibiza, en conversation avec une jeune femme. Celle-ci s’est fait passer pour la nièce d’un oligarque russe. Strache a alors proposé un arrangement : l’oncle oligarque doit entrer dans le capital du quotidien le plus lu d’Autriche, renvoyer les dirigeants actuels de la rédaction et les remplacer par des journalistes aux ordres du FPÖ. En retour, Strache promet à l’oligarque, au cas où il accède au pouvoir, de lui réserver les contrats publics les plus juteux1.

Après la publication de cette vidéo, le gouvernement a volé en éclats. Aux législatives suivantes, en septembre 2019, le FPÖ perd un tiers de ses anciens électeurs et chute à 16 % des voix, tandis que le ÖVP de Kurz triomphe avec 39 %. Kurz choisit alors de former une nouvelle coalition entre l’ÖVP et les Verts, qui perdure toujours.

Mais entre-temps, des instances judiciaires et une commission d’enquête parlementaire ont déroulé les fils qui, à partir des révélations sur le FPÖ, les ont conduits vers d’autres affaires de corruption impliquant, cette fois, le ÖVP de Kurz.

Corruption et mépris social

Paradoxalement, les jeunes loups qui entouraient Kurz, hyperconnectés et épris d’intelligence artificielle, n’hésitaient pas à se féliciter et à se vanter de leur réussite en matière de corruption dans des milliers de SMS, et donc à consigner leurs infractions dans la mémoire informatique. La publication de ces échanges a eu un effet dévastateur : Kurz et ses amis y font preuve d’arrogance sociale, de misogynie et de mépris à l’égard de responsables de leur propre parti.

Les jeunes loups qui entouraient Kurz n’hésitaient pas à se féliciter et à se vanter de leur réussite en matière de corruption.

Dans ces conditions, le gouvernement actuel, qui réunit toujours le ÖVP et les Verts, pourra-t-il survivre longtemps ? Kurz a bien essayé de rester aux manettes en coulisse. Ainsi, il s’est fait remplacer au poste de chancelier par son plus fidèle compagnon, Alexander Schallenberg, auparavant ministre des Affaires étrangers. Kurz reste également le président du ÖVP.

Mais ce gouvernement ne survit que parce que les Verts le veulent bien. Comme au début de leur entrée au gouvernement, ils font valoir l’urgence écologique pour justifier leur accord avec un parti conservateur plutôt à droite. Pour eux comme pour une bonne part de leur électorat, s’ils ne participent pas au gouvernement, c’est l’extrême droite qui prendra la place. Le premier gouvernement de Kurz, celui avec le FPÖ, a provoqué des frayeurs en la matière : on a vu notamment le ministre de l’Intérieur, Herbert Kickl, représentant de la ligne dure au sein du FPÖ, tenter de démanteler la surveillance de l’ultradroite et introduire des cadres radicaux dans les services de sécurité. (L’extrémiste Kickl, qui a enfourché le cheval de bataille des anti-vax, est désormais le chef incontesté du FPÖ, à la place de Strache, exclu du parti.)

Au bord du gouffre

La poursuite des projets de Kickl au gouvernement, en 2019, aurait pu rapprocher l’Autriche d’un régime dit « illibéral », tel que le subissent la Hongrie et la Pologne. Mais Kurz, tout en brusquant la justice et les médias, n’a pas osé franchir un cap en prolongeant son gouvernement avec le FPÖ.

Cela aurait coupé Kurz de la CDU et d’autres forces de la droite occidentale, de plus en plus méfiants vis-à-vis de l’Autriche, à cause de l’importance prise par le FPÖ, pro-russe, à Vienne. C’est dans ce contexte que Kurz choisit les Verts en tant qu’alliés pour son deuxième mandat. De même, Kurz avait bien formé des alliances ponctuelles avec le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, en premier lieu pour s’opposer à l’arrivée de migrants. Mais Kurz s’est finalement aligné sur la CDU quand celle-ci a décidé la suspension du parti d’Orbán au sein du principal groupe de droite au Parlement européen.

Ce sont donc la démocratie autrichienne, solidement arrimée au camp occidental depuis la guerre et soutenue par une économie souvent florissante, sa justice plutôt réactive et la vivacité d’un nouveau paysage médiatique qui ont eu raison des dérives du clan Kurz. Sans voir dans ces éléments une assurance tout risque pour l’avenir, les derniers sondages laissent entrevoir la possibilité d’une coalition de centre-gauche (sociaux-démocrates, Verts et libéraux), à l’instar de celle en gestation en Allemagne.

  • 1. Voir Danny Leder, « Droite et extrême droite à Vienne », Esprit, juillet-août 2019.

Danny Leder

Correspondant du quotidien autrichien Kurier.

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