L’abécédaire de Socialisme ou Barbarie


Une revue, qua­rante numé­ros. Le pre­mier a paru en 1949, tan­dis que la guerre d’Indochine bat­tait son plein ; le der­nier en juin 1965, peu de temps avant que Franco ne forme, en Espagne, son dixième gou­ver­ne­ment. Le monde était cou­pé en deux blocs et un petit groupe d’in­tel­lec­tuels, de mili­tants et d’ou­vriers — né au sein de la sec­tion fran­çaise de la IVe Internationale et notam­ment por­té par le phi­lo­sophe Cornelius Castoriadis — pro­po­sait une alter­na­tive au capi­ta­lisme et au sta­li­nisme. Sous le nom de Socialisme ou Barbarie (une for­mu­la­tion emprun­tée à Rosa Luxemburg, qui l’a­vait elle-même emprun­tée à Engels), l’or­ga­ni­sa­tion et sa publi­ca­tion épo­nyme allaient s’é­loi­gner du trots­kysme pour prô­ner, deux décen­nies durant, l’ins­tau­ra­tion du socia­lisme démo­cra­tique via la coor­di­na­tion révo­lu­tion­naire de Conseils de tra­vailleurs. Le socia­lisme ou la bar­ba­rie : si les coor­don­nées poli­tiques ont bien sûr chan­gé, l’al­ter­na­tive, face aux périls éco­lo­gique, capi­ta­liste et fas­ciste actuels, pour­rait être dif­fi­ci­le­ment mieux posée1. Une porte d’entrée en 26 lettres.


Autonomie : « Pourquoi pré­fé­rons-nous un ave­nir socia­liste à tout autre ? Nous déchif­frons, ou croyons déchif­frer, dans l’his­toire effec­tive une signi­fi­ca­tion — la pos­si­bi­li­té et la demande d’au­to­no­mie. […] Si nous affir­mons la ten­dance de la socié­té contem­po­raine vers l’au­to­no­mie, si nous vou­lons tra­vailler à sa réa­li­sa­tion, c’est que nous affir­mons l’au­to­no­mie comme mode d’être de l’homme, que nous la valo­ri­sons, nous y recon­nais­sons notre aspi­ra­tion essen­tielle et une aspi­ra­tion qui dépasse les sin­gu­la­ri­tés de notre consti­tu­tion per­son­nelle, la seule qui soit publi­que­ment défen­dable dans la luci­di­té et la cohé­rence. » (Paul Cardan [C. Castoriadis], « Marxisme et théo­rie révo­lu­tion­naire », SoB, n° 39, mars-avril 1965)

Base : « Cette démo­cra­tie directe indique toute l’é­ten­due que la décen­tra­li­sa­tion de la socié­té socia­liste sera capable de réa­li­ser. Mais, en même temps, il fau­dra qu’elle résolve le pro­blème de l’in­té­gra­tion de ces uni­tés de base dans la socié­té totale, qu’elle réa­lise la cen­tra­li­sa­tion sans laquelle la vie d’une nation moderne s’ef­fon­dre­rait aus­si­tôt. Ce n’est pas la cen­tra­li­sa­tion comme telle qui conduit dans la socié­té moderne à l’a­lié­na­tion poli­tique, à l’ex­pro­pria­tion du pou­voir au pro­fit de quelques-uns. C’est la consti­tu­tion d’ap­pa­reils sépa­rés et incon­trô­lables, ayant la cen­tra­li­sa­tion comme tâche exclu­sive et spé­ci­fique. » (Pierre Chaulieu [C. Castoriadis], « Sur le conte­nu du socia­lisme [II] », SoB, n° 22, juillet-sep­tembre 1957)

Chine : « [E]n les sou­met­tant à une domi­na­tion tota­li­taire sans fis­sure et en dépos­sé­dant les pay­sans de la facul­té d’or­ga­ni­ser eux-mêmes leur vie et leurs acti­vi­tés dans la Commune, les maîtres du peuple chi­nois n’ont fait que pous­ser jus­qu’à l’ex­trême ce que Marx dénon­çait dès l’é­poque du Manifeste comme l’es­sence même du rap­port d’op­pres­sion capi­ta­liste : la déshu­ma­ni­sa­tion du pro­lé­taire que l’a­lié­na­tion réduit à l’é­tat d’une simple force de tra­vail néces­saire à la réa­li­sa­tion du pro­ces­sus pro­duc­tif. » (Pierre Brune [Pierre Souyri], « La Chine à l’heure de la per­fec­tion tota­li­taire », SoB, n° 29, décembre 1959-février 1960)

Discipline : « La dis­ci­pline est deve­nue un auto­ma­tisme, chaque homme est son propre gen­darme, chaque homme contrôle son appli­ca­tion au tra­vail, sa confor­mi­té aux normes : le sys­tème est par­fait, il n’y a plus de conflits, les voix s’es­tompent et les bureaux res­semblent à des cathé­drales, tant les gestes sont suaves, et les sen­ti­ments pieux. Mais chas­sée des gestes, chas­sée de la pen­sée consciente, l’in­dis­ci­pline réap­pa­raît ailleurs. Sous la dis­ci­pline appa­rente, sous l’adhé­sion des indi­vi­dus aux fins et aux méthodes, sous leur conscience, vit et pros­père un refus fon­da­men­tal de tout cela, un refus si pro­fond qu’il semble concer­ner non ces tâches, mais toute tâche, non cette dis­ci­pline mais toute espèce de dis­ci­pline et de règle, non cette réa­li­té, mais toute réa­li­té. » (S. Chatel [Sébastien de Diesbach], « Hiérarchie et ges­tion col­lec­tive », SoB, n° 37, juillet-sep­tembre 1964)

École : « La classe ouvrière ne peut se recon­naître dans les prin­cipes mis en avant par les par­ti­sans de la laï­ci­té : la liber­té de conscience, la République, l’unité natio­nale ne sont que des mots pour les tra­vailleurs. D’autre part, dans l’école publique, les ouvriers qui l’ont fré­quen­tée ne se rap­pellent pas avoir reçu un ensei­gne­ment bien enri­chis­sant ; elle repré­sente pour eux l’antichambre de l’usine, et non un ins­tru­ment d’émancipation. Ils y ont sur­tout appris l’histoire de la classe domi­nante et non la leur, une morale conven­tion­nelle faite du res­pect de la socié­té éta­blie, une dis­ci­pline qui rap­pelle celle de l’usine. Pour eux, l’école fait par­tie des choses sur les­quelles ils n’ont aucune prise, comme l’administration, les che­mins de fer, la construc­tion des loge­ments, comme leur tra­vail lui-même : per­sonne ne leur demande leur avis ou, si on le leur demande, c’est sur des détails et pour la forme. » (M.V. [Martine Vidal], « La laï­ci­té de l’école publique », SoB, n° 28, juillet-août 1959)

Focal : « Cette notion [de socia­lisme] est le centre pri­vi­lé­gié, le point focal qui nous per­met d’organiser toutes les pers­pec­tives et de tout revoir d’un œil neuf. Sans elle, tout devient chaos, consta­ta­tion frag­men­taire, rela­ti­visme naïf, socio­lo­gie empi­rique. […] Il n’y a pas de cri­tique, il n’y a même pas d’analyse de la crise du capi­ta­lisme pos­sible en dehors d’une pers­pec­tive socia­liste. Une telle cri­tique ne pour­rait en effet s’appuyer sur rien — à moins que ce ne soit sur une éthique, que vingt-cinq siècles de phi­lo­so­phie ne sont par­ve­nus ni à fon­der, ni même à défi­nir. Toute cri­tique pré­sup­pose qu’autre chose que ce qu’elle cri­tique est pos­sible et pré­fé­rable. Toute cri­tique du capi­ta­lisme pré­sup­pose donc le socia­lisme. » (Pierre Chaulieu [C. Castoriadis], « Sur le conte­nu du socia­lisme [III] », SoB, n° 23, jan­vier-février 1958)

Général de Gaulle : « Lorsqu’une époque n’a pas ses grands hommes, elle les invente, et il est tel­le­ment essen­tiel pour la socié­té fran­çaise que de Gaulle soit un grand homme d’État qu’une sorte de conspi­ra­tion incons­ciente se fait sen­tir jusque chez les adver­saires du régime pour pré­ser­ver le mythe. Pire que le conte d’Andersen, recon­naître que le Roi est nul serait insup­por­table parce que ce serait recon­naître la nul­li­té de tout l’u­ni­vers poli­tique et de soi-même. Les échecs ont beau s’ac­cu­mu­ler, par eux et à cause d’eux se consti­tue une enti­té de Gaulle à part et au-des­sus de tous les actes du régime, qui échappe à la cri­tique et même à l’ap­pré­cia­tion. On juge inadé­quat, faux, stu­pide, catas­tro­phique tout ce que de Gaulle fait de par­ti­cu­lier — le Général en géné­ral est tou­jours pré­ser­vé. » (Jean Delvaux, « Crise du gaul­lisme et crise de la gauche », SoB, n° 33, décembre 1961-fér­vier 1962)

Histoire : « Le pro­lé­ta­riat et la bour­geoi­sie, dit-on, ne sont que des per­son­ni­fi­ca­tions de caté­go­ries éco­no­miques — l’ex­pres­sion est dans le Capital —, le pre­mier celle du tra­vail sala­rié, la seconde celle du capi­tal. Leur lutte n’est donc que le reflet d’un conflit objec­tif, celui qui se pro­duit à des périodes don­nées entre l’es­sor des forces pro­duc­tives et les rap­port de pro­duc­tion exis­tants. Comme ce conflit résulte lui-même du déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives, l’Histoire se trouve pour l’es­sen­tiel réduite à ce déve­lop­pe­ment, insen­si­ble­ment trans­for­mée en un épi­sode par­ti­cu­lier de l’é­vo­lu­tion de la nature. En même temps qu’on esca­mote le rôle propre des classes, on esca­mote celui des hommes. » (« L’expérience pro­lé­ta­rienne », SoB, n° 11, novembre-décembre 1952)

[Patrick Henry Bruce]

Indépendance : « Peu à peu les pay­sans [algé­riens] étendent non seule­ment l’im­por­tance du maquis, mais son sens. Le com­bat est une recon­quête de la terre natale. Le dje­bel rede­vient le ter­roir. Le sol et l’homme conspirent. En se vou­lant Algérien, le pay­san reprend pos­ses­sion du pays, de lui-même. Cette recon­quête se met à l’é­chelle de la spo­lia­tion subie : les ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles, la com­mu­nau­té de famille, de vil­lage, de langue sont ver­sées au creu­set de la lutte, elles en sont un ins­tru­ment ou une dimen­sion, mais pas plus, parce qu’elles ne peuvent, à elles seules, appor­ter une riposte com­men­su­rable à l’a­gres­sion fran­çaise ; celle-ci a créé la nation en creux, en néga­tif. Il ne s’a­git pas de res­tau­rer la civi­li­sa­tion dans son état pré­ca­pi­ta­liste, mais d’ins­tau­rer des rap­ports maté­riels et sociaux accep­tables par tous. Ceux-ci sont sym­bo­li­sés en vrac par le thème de l’Algérie indé­pen­dante. » (Jean-François Lyotard, « L’Algérie éva­cuée », SoB, n° 34, mars-mai 1963)

Jeunesse : « La rup­ture entre les géné­ra­tions et la révolte des jeunes dans la socié­té moderne sont sans com­mune mesure avec le conflit des géné­ra­tions d’au­tre­fois. Les jeunes ne s’op­posent plus aux adultes pour prendre leur place dans un sys­tème éta­bli et recon­nu ; ils refusent ce sys­tème, n’en recon­naissent plus les valeurs. La socié­té contem­po­raine perd son emprise sur les géné­ra­tions qu’elle pro­duit. La rup­ture est par­ti­cu­liè­re­ment bru­tale s’a­gis­sant de la poli­tique. […] Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire pour­ra don­ner un sens posi­tif à l’im­mense révolte de la jeu­nesse contem­po­raine et en faire le ferment de la trans­for­ma­tion sociale s’il sait trou­ver le lan­gage vrai et neuf qu’elle cherche, et lui mon­trer une acti­vi­té de lutte effi­cace contre ce monde qu’elle refuse. » (« Recommencer la révo­lu­tion », SoB, n° 35, jan­vier-mars 1964)

Khrouchtchev : « Le P.C.F. n’accepte donc pas la ver­sion Khrouchtchev [rap­port de 1956 dénon­çant les crimes sta­li­niens et le culte de la per­son­na­li­té, ndlr]. Mais son propre essai d’interprétation est un modèle de confu­sion. En pre­mier lieu, il est remar­quable que la Déclaration ne conteste nul­le­ment la vali­di­té des cri­tiques faites par Khrouchtchev à Staline (dépor­ta­tions de peuples entiers, assas­si­nats et tor­tures, etc…) : elle se contente de dire que ce der­nier ne peut être seul res­pon­sable. Par ailleurs, le Bureau poli­tique conti­nue d’attribuer une impor­tance déci­sive à l’action de Staline pen­dant la révo­lu­tion et la guerre civile, alors que Khrouchtchev explique dans son rap­port qu’il était pra­ti­que­ment incon­nu des masses avant 1924 et que des publi­ca­tions offi­cielles comme la Pravda et la revue Questions d’Histoire ont rap­pe­lé son influence néga­tive pen­dant toute une par­tie de la Révolution de 1917 et mon­tré com­ment il avait inven­té lui-même après-coup son rôle émi­nent dans la guerre civile. » (Alberto Vega, « Le P.C.F. après le XX° Congrès », SoB, n° 19, juillet-sep­tembre 1956)

Lutte : « Toutes les révo­lu­tions jusqu’ici ont été vain­cues ou ont dégé­né­ré. Faut-il en déduire que l’on doit aban­don­ner la lutte révo­lu­tion­naire ? Défaite des révo­lu­tions et dégé­né­res­cence des orga­ni­sa­tions expriment, cha­cune à son niveau, un même fait : la socié­té éta­blie sort pro­vi­soi­re­ment vic­to­rieuse de sa lutte avec le pro­lé­ta­riat. Veut-on en conclure qu’il en sera tou­jours ain­si, il faut alors être logique et se reti­rer sous sa tente. » (Paul Cardan [C. Castoriadis], « Prolétariat et orga­ni­sa­tion » [I], SoB, n° 27, avril-mai 1959)

Marxisme : « [S]i nous nous consi­dé­rons comme mar­xistes, nous ne pen­sons nul­le­ment qu’être mar­xiste signi­fie faire par rap­port à Marx ce que les théo­lo­giens catho­liques font par rap­port aux Écritures. Être mar­xiste signi­fie pour nous se situer sur le ter­rain d’une tra­di­tion, poser les pro­blèmes à par­tir du point où les posaient Marx et ses conti­nua­teurs, main­te­nir et défendre les posi­tions mar­xistes tra­di­tion­nelles aus­si long­temps qu’un nou­vel exa­men nous aura per­sua­dés qu’il faut les aban­don­ner, les amen­der ou les rem­pla­cer par d’autres cor­res­pon­dant mieux à l’ex­pé­rience ulté­rieure et aux besoins du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. » (« Socialisme ou Barbarie », SoB, n° 1, mars-avril 1949)

National : « Or, s’il est vrai que le patrio­tisme ne décroît que dans la mesure où la lutte des classes ronge le mythe de la com­mu­nau­té natio­nale, il est encore plus vrai que son contraire — l’in­ter­na­tio­na­lisme — ne peut pas sur­gir spon­ta­né­ment dans la classe ouvrière. L’internationalisme sup­pose un degré de conscience poli­tique qui n’est pas auto­ma­ti­que­ment don­né par l’ex­pé­rience quo­ti­dienne du tra­vailleur dans l’en­tre­prise. Il a tou­jours été le pro­duit des orga­ni­sa­tions ouvrières révo­lu­tion­naires. La dégé­né­res­cence des par­tis et syn­di­cats tra­di­tion­nels et la dis­pa­ri­tion simul­ta­née du sen­ti­ment inter­na­tio­na­liste devaient rendre la soli­da­ri­té entre les tra­vailleurs des pays avan­cés et les masses colo­ni­sées extrê­me­ment dif­fi­cile, et d’au­tant plus dif­fi­cile que le mou­ve­ment anti-impé­ria­liste avait — et ne pou­vait ne pas avoir — un carac­tère for­te­ment natio­nal. » (« La révolte des colo­ni­sés », SoB, n° 31, décembre 1960-février 1961)

[Patrick Henry Bruce]

Ouvriers : « Il n’y a pas d’un côté les pré­oc­cu­pa­tions maté­rielles des ouvriers et, de l’autre, les pré­oc­cu­pa­tions intel­lec­tuelles des intel­lec­tuels. Les idées uni­ver­selles ne sont pas le pri­vi­lège des intel­lec­tuels. Les ouvriers sont irré­sis­ti­ble­ment pous­sés à voir plus loin que leurs inté­rêts immé­diats, ils cherchent une concep­tion géné­rale, une inter­pré­ta­tion glo­bale du monde et de la socié­té. Comment expli­quer autre­ment l’ac­ca­pa­re­ment de la culture bour­geoise par les ouvriers, leur adhé­sion aux grands cou­rants poli­tiques ? Mais cette ten­dance des ouvriers se heurte à un obs­tacle insur­mon­table : la divi­sion entre la culture et la vie réelle, qui est le trait fon­da­men­tal de la socié­té capi­ta­liste à cet égard. Tout début de culture révo­lu­tion­naire pas­se­ra par un début de sup­pres­sion de cette divi­sion. » (Daniel Mothé, « Les ouvriers et la culture », SoB, n° 30, avril-mai 1960)

Pions : « Je désire pou­voir, avec tous les autres, savoir ce qui se passe dans la socié­té, contrô­ler l’é­ten­due et la qua­li­té de l’in­for­ma­tion qui m’est don­née. Je demande de pou­voir par­ti­ci­per direc­te­ment à toutes les déci­sions sociales qui peuvent affec­ter mon exis­tence, ou le cours géné­ral du monde où je vis. Je n’ac­cepte pas que mon sort soit déci­dé, jour après jour, par des gens dont les pro­jets me sont hos­tiles ou sim­ple­ment incon­nus, et pour qui nous ne sommes, moi et tous les autres, que des chiffres dans un plan ou des pions sur un échi­quier et qu’à la limite, ma vie et ma mort soient entre les mains de gens dont je sais qu’ils sont néces­sai­re­ment aveugles. » (Paul Cardan [C. Castoriadis], « Marxisme et théo­rie révo­lu­tion­naire », SoB, n° 38, octobre-décembre 1964)

Questions : « Toute socié­té jus­qu’i­ci a essayé de don­ner une réponse à un nombre limi­té de ques­tions fon­da­men­tales : qui sommes-nous, comme col­lec­ti­vi­té ? que sommes-nous, les uns pour les autres ? où et dans quoi sommes-nous ? que vou­lons-non, que dési­rons-nous, qui est ce qui nous manque ? La socié­té doit défi­nir son iden­ti­té ; son arti­cu­la­tion ; le monde, ses rap­ports à lui et aux objets qu’il contient ; ses besoins et ses dési­rs. Sans la réponse à ces ques­tions, sans ces défi­ni­tions, il n’y a pas de monde humain, pas de socié­té et pas de culture — car tout res­te­rait chaos indif­fé­ren­cié. » (Paul Cardan [C. Castoriadis], « Marxisme et théo­rie révo­lu­tion­naire », SoB, n° 40, juin-août 1965)

République : « Babeuf ne se fait aucune illu­sion sur les solu­tions par­tielles. Dès 1787, il pré­voyait la révo­lu­tion et après l’ex­pé­rience de Thermidor [chute de Robespierre, ndlr], il com­prend la néces­si­té d’une seconde révo­lu­tion qui éta­bli­ra une répu­blique plé­béienne : Je dis­tingue deux par­tis dia­mé­tra­le­ment oppo­sés, je crois assez que tous deux veulent la répu­blique, l’un la désire bour­geoise et aris­to­cra­tique, l’autre toute popu­laire et démo­cra­tique écrit-il dans un numé­ro du Tribun du Peuple. Cette répu­blique popu­laire et démo­cra­tique éta­bli­ra l’é­ga­li­té de l’ins­truc­tion et l’é­ga­li­té des sub­sis­tances. » (Jean Léger, « Babeuf et la nais­sance du com­mu­nisme ouvrier », SoB, n° 2, mai-juin 1949)

Ségrégation : « Un siècle après la guerre civile qui a abou­ti à l’a­bo­li­tion de l’es­cla­vage, l’é­ga­li­té raciale reste un mot sans réa­li­té dans la démo­cra­tie amé­ri­caine. La ségré­ga­tion raciale est la règle dans tous les États du Sud des États-Unis : écoles, uni­ver­si­tés, églises, moyens de trans­port, bars, cafés, res­tau­rants, ciné­mas tenus par les Blancs refu­sant d’ad­mettre les Noirs, qui sont d’ailleurs pri­vés en fait de droits poli­tiques dans tous ces États, puis­qu’on ne trouve ins­crits sur les listes élec­to­rales que le dixième ou le cin­quième des élec­teurs noirs qui y auraient droit. Cette situa­tion, qui fait de la Constitution des États-Unis et de son qua­tor­zième amen­de­ment, éta­blis­sant l’é­ga­li­té raciale, un chif­fon de papier, et qui crée des pro­blèmes explo­sifs dans tous les États-Unis, le capi­ta­lisme amé­ri­cain n’ar­rive pas à la régler. » (« Les luttes des Noirs amé­ri­cains », SoB, n° 33, décembre 1961-fér­vier 1962)

Théorie : « Le fameux adage : sans théo­rie révo­lu­tion­naire, pas d’ac­tion révo­lu­tion­naire, doit en effet être com­pris dans toute son ampleur et dans sa véri­table signi­fi­ca­tion. Le mou­ve­ment pro­lé­ta­rien se dis­tingue de tous les mou­ve­ments poli­tiques pré­cé­dents, aus­si impor­tants que ceux-ci aient pu être, par ce qu’il est le pre­mier à être conscient de ses objec­tifs et de ses moyens. Dans ce sens, non seule­ment l’é­la­bo­ra­tion théo­rique est pour lui un des aspects de l’ac­ti­vi­té révo­lu­tion­naire, mais elle est insé­pa­rable de cette acti­vi­té. » (« Socialisme ou Barbarie », SoB, n° 1, mars-avril 1949)

URSS : « L’URSS n’est pas, ou, disons mieux, l’URSS ne peut plus paraître un monde à part, une enclave dans le monde capi­ta­liste, un sys­tème imper­méable aux cri­tères for­gés à l’ap­proche du capi­ta­lisme. La confiance ou la haine aveugle qu’elle a ins­pi­ré aux uns et aux autres, la para­ly­sie idéo­lo­gique dont elle a frap­pé l’a­vant-garde révo­lu­tion­naire pen­dant trente ans ne peuvent indé­fi­ni­ment résis­ter aux solides dis­cours des nou­veaux diri­geants qui, pous­sés par la néces­si­té, font aper­ce­voir la paren­té pro­fonde de tout sys­tème moderne d’ex­ploi­ta­tion. Un rideau de fer autre­ment impor­tant que celui qui empê­chait la cir­cu­la­tion des hommes et des mar­chan­dises est tom­bé : c’est le rideau tis­sé par l’i­ma­gi­na­tion des hommes, le rideau au tra­vers duquel l’URSS méta­mor­pho­sée parais­sait échap­per à toute loi sociale. Société sans corps, tou­jours confon­due avec la pure Volonté de Staline (infi­ni­ment bonne ou méchante), elle a sus­ci­té le plus étrange délire col­lec­tif de notre temps. » (Claude Lefort, « Le tota­li­ta­risme sans Staline », SoB, n° 19, juillet-sep­tembre 1956)

[Patrick Henry Bruce]

Volonté : « Le socia­lisme sera la sup­pres­sion de l’aliénation en tant qu’il per­met­tra la reprise per­pé­tuelle, consciente et sans conflits vio­lents, du don­né social, en tant qu’il res­tau­re­ra la domi­na­tion des hommes sur les pro­duits de leur acti­vi­té. La socié­té capi­ta­liste est une socié­té alié­née en tant qu’elle est domi­née par ses propres créa­tions, en tant que ses trans­for­ma­tions ont lieu indé­pen­dam­ment de la volon­té et de la conscience des hommes (y com­pris de la classe domi­nante), d’après des qua­si lois expri­mant des struc­tures objec­tives indé­pen­dantes de son contrôle. » (Pierre Chaulieu [C. Castoriadis], « Sur le conte­nu du socia­lisme [I] », SoB, n° 17, juillet-sep­tembre 1955)

Washington : « L’interaction de ces deux pro­blèmes, l’é­co­no­mique et le colo­nial, est évi­dente. Également évi­dente est la dété­rio­ra­tion de la situa­tion du capi­ta­lisme fran­çais sur le plan des rap­ports de force inter­na­tio­naux qui résul­ta de son inca­pa­ci­té à mettre dans son éco­no­mie un ordre quel­conque et à liqui­der à temps l’ex­pé­di­tion colo­niale la plus coû­teuse et la plus absurde de son his­toire. Incapable de résoudre ses propres pro­blèmes, il s’en­fon­ça dans la vas­sa­li­sa­tion vis-à-vis des Américains, les dol­lars men­diés à Washington bou­chant péni­ble­ment les trous creu­sés dans le bud­get et la balance des paie­ments exté­rieurs par la guerre d’Indochine, le gas­pillage, la fraude et le main­tien de taux de pro­fit exces­sifs. » (Pierre Chaulieu [C. Castoriadis], « Mendès-France : vel­léi­tés d’in­dé­pen­dance et ten­ta­tive de rafis­to­lage « , SoB, n° 15–16, octobre-décembre 1954)

XIXe siècle : « Dans une socié­té de classe, et en tout cas dans la socié­té capi­ta­liste libé­rale du XIXe siècle, la fonc­tion ultime de l’État c’est de garan­tir par le mono­pole légal de la vio­lence le main­tien des rap­ports sociaux exis­tants. En ce sens, Lénine avait rai­son en repre­nant l’ex­pres­sion d’Engels d’af­fir­mer contre les réfor­mistes de son époque que l’État n’é­tait rien de plus que les déta­che­ments spé­cia­li­sés d’hommes armes et les pri­sons. […] La concen­tra­tion du capi­ta­lisme en même temps que sa crise, l’in­té­gra­tion crois­sante de tous les domaines de la vie sociale et le besoin cor­res­pon­dant de les sou­mettre taus au contrôle de la classe domi­nante ont ame­né depuis cette époque une exten­sion énorme de l’ap­pa­reil d’État, de ses fonc­tions, de sa bureau­cra­tie. L’État n’est plus sim­ple­ment un appa­reil de coer­ci­tion qui s’est éle­vé au-des­sus de la socié­té ; il est la pièce cen­trale du méca­nisme quo­ti­dien du fonc­tion­ne­ment de la socié­té […]. » (Pierre Chaulieu [C. Castoriadis], « Sur le conte­nu du socia­lisme [II] », SoB, n° 22, juillet-sep­tembre 1957)

Yeux : « Lorsque le 6 août 1945 écla­ta la bombe d’Hiroshima, non seule­ment ce fut la pre­mière mani­fes­ta­tion de l’an­ta­go­nisme n° 1 du monde d’a­près guerre, celui entre les Américains et les Russes, mais encore ce fut clai­re­ment, aux yeux du monde entier stu­pé­fait, la nais­sance et l’af­fir­ma­tion de l’arme domi­nante de demain. Toute la stra­té­gie de la guerre qui venait de se ter­mi­ner se trou­vait d’un seul coup relé­guée au musée de l’Histoire. » (Philippe Guillaume, « La bombe H et la guerre apo­ca­lyp­tique », SoB, n° 15–16, octobre-décembre 1954)

Zin zin : « On entend le zin zin ryth­mé de la brosse sur les fer­rures et les clocs des pièces qui tombent dans la caisse de gauche. C’est tou­jours au début, que ce soit le matin ou le soir, qu’ils en mettent un coup. Ils ne parlent pas. Ils tra­vaillent. Ils tra­vaillent comme le patron vou­drait qu’ils tra­vaillent durant leur sept heures cinq (le matin) de tra­vail pro­duc­tif effec­tif (huit heures, moins qua­rante minutes, y com­pris les dix minutes de tolé­rance, de repas et moins quinze minutes de net­toyage). Rien ne compte en ce moment que le tra­vail. […] Il n’y a pas de nuits et il n’y a pas de jours dans cet uni­vers. Il y a l’é­quipe. Du matin ou du soir. » (Ph. Guillaume, « Dix semaines en usine », SoB n° 31, décembre 1960-février 1961)


Tous les abé­cé­daires sont confec­tion­nés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entre­tiens ou cor­res­pon­dance des auteur·es.
Illustration de ban­nière : Patrick Henry Bruce

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  1. En 1979, Castoriadis avan­çait, dans l’a­vant-pro­pos de son ouvrage Le Contenu du socia­lisme, qu’il aimait désor­mais mieux mobi­li­ser, pour par­ler de la même chose, la notion d’auto­no­mie plu­tôt que celle de socia­lisme — un signi­fiant à ses yeux trop mar­qué, alors, par l’é­chec sovié­tique.

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