Estelle Kramer, la sage-femme qui aide les victimes d'inceste à renaître

Par Laure Marchand
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À la Maison des femmes, structure satellite du centre hospitalier de Saint-Denis, Estelle Kramer vient en aide à celles que le traumatisme du viol par un parent a enfermées dans la peur, la douleur, le silence ou la culpabilité. Elle leur offre la possibilité de retrouver un début de confiance.

Un cri. Un cri, interminable, déchirant, qui prend aux tripes et sidère l'air, les murs, le personnel soignant et les patientes alentour. Comment un cri peut-il contenir une telle souffrance ? Une telle envie de vivre aussi ?

"Ah, qu'est-ce que ça m'a fait du bien", souffle celle qui vient de hurler ce cri qui l'étouffait depuis l'enfance. Présence apaisante et encadrante, Estelle Kramer l'a aidée à le sortir. Cette sage-femme reçoit des victimes d'inceste à la Maison des femmes, une structure rattachée au centre hospitalier de Saint-Denis, qui accueille des femmes subissant des violences.

Estelle Kramer, sage-femme

Le désintérêt d'un phénomène massif

Sa consultation propose depuis 2016 une prise en charge globale, médicale, psychique, juridique, en fonction des demandes des intéressées. Il s'agit d'un lieu unique en France.

Pour Estelle Kramer, l'absence de dispositif dédié, au niveau national, est révélatrice du désintérêt des pouvoirs publics tant le phénomène est massif : "Selon le Conseil de l'Europe, un enfant sur cinq est victime d'agression sexuelle et, dans 70 à 85 % des cas, l'auteur est un proche. On tombe donc sur l'inceste."

Selon le Conseil de l'Europe, un enfant sur cinq est victime d'agression sexuelle et, dans 70 à 85 % des cas, l'auteur est un proche.

Cette professionnelle de 52 ans, qui a effectué une partie de sa carrière dans l'ONG Action contre la Faim, de la Bosnie à la Somalie, sait depuis bien longtemps que les traumatismes des corps et des âmes soumis à l'inceste n'ont rien à envier à ceux causés par la guerre.

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"J'ai compris très tôt que l'inceste avait un impact très fort sur l'existence de ces personnes, leur santé, leur grossesse, l'accès à la parentalité." Dans son petit bureau sans fenêtre, les femmes déposent une vie prisonnière du silence et de la peur, exsangue et tenue à bout de bras.

L'écoute des victimes

La Maison des femmes, rattachée au centre hospitalier de Saint-Denis

"Bonjour, qu'est-ce qui vous amène ?" Par ces mots, Estelle Kramer invite la jeune fille qui vient de s'asseoir à commencer, comme bon lui semble, par où elle peut surtout. "Je viens pour savoir si, potentiellement, je peux avoir un peu d'aide", démarre timidement Julie*. Toute son enfance et adolescence, un membre de sa famille l'a abusée. Puis elle a oublié, partiellement.

Il lui manquait "une pièce du puzzle, la question du 'qui ?'". Les flash-back ont commencé il y a deux ans. La sagefemme lui montre alors une petite vidéo qui explique le fonctionnement de l'amnésie traumatique, comment le cerveau disjoncte pendant les agressions pour pouvoir survivre et comment les souvenirs n'ont pas pu être rangés au bon endroit.

Quand ils sont de nouveau accessibles, "le cerveau commence par renvoyer des bribes, des sensations, des sons… La sortie de l'amnésie est un processus long et douloureux. Ça vous parle, la dissociation ?" Oui, ça lui parle. Un psychiatre avait déjà conclu à un stress post-traumatique avec des troubles dissociatifs.

Une douleur quotidienne

Depuis quelque temps, Julie voit une psychologue : "Ça se passe très bien mais ça augmente pas mal de symptômes, c'est très dur", dit-elle en faisant tourner les perles de son bracelet. Sa première dépression, elle était en classe de 5e. "Dans la vie, j'essaie de compenser, de me stimuler intellectuellement, de voir mes amis, énumère cette étudiante de 22 ans. Cela me demande énormément d'énergie."

Terreurs nocturnes, idées noires, périodes cloîtrées chez elle, pertes de conscience à cause des cauchemars, absence de sensations, "peur viscérale d'avoir des enfants"… Comment pourrait-elle les protéger, elle qui, petite fille, ne l'a pas été ? Mais le plus éprouvant, c'est qu'elle doute de sa mémoire, "ça [lui] paraît fou, tout en ayant la certitude d'avoir raison".

"Qu'est-ce qui vous fait douter ? — Il était censé m'aimer, ce n'est pas logique. — Oui, il aurait dû être bienveillant. — Je lui faisais confiance. Il me faisait de la sole pour déjeuner parce que j'aimais la sole, des cadeaux, j'étais sa préférée. — À votre avis, pourquoi il vous faisait de la sole et disait que vous étiez sa préférée ? — Parce que c'était vrai, c'était Dr. Jekyll et Mr. Hyde. — À votre avis, pourquoi était-il gentil ? — Il achète le silence. — Ben oui."

Le rapport avec son corps bousculé

La Maison des femmes accueille toutes les femmes victimes de violences

Dans son existence ravagée, une lumière : un petit ami très tendre. "Pour la première fois, je n'ai pas l'impression d'être un objet sexuel, j'ai appris à dire non." Le précédent l'agressait. "Vous avez été capable de trouver une personne bienveillante et de mener à bien cette relation, c'est très rare chez les victimes", commente Estelle Kramer.

Aujourd'hui, Julie aimerait "se sentir mieux dans son corps". Elle repart rendez-vous pris avec une ostéopathe "qui y va très délicatement, c'est une première étape qui aide beaucoup dans le contact avec le corps" et une inscription au groupe de parole fermé sur l'inceste qui se tient une fois par mois à la Maison des femmes.

Parler sert à soigner, on peut soigner cette blessure aussi, tout doucement

Épaules tombantes, regard vide, Léa* murmure : "C'est trop tard, je me suis habituée à ça, je ne peux plus rien changer, quand je parle, ça me fait encore plus mal." La sage-femme l'écoute longuement, la rassure : "Parler sert à soigner, on peut soigner cette blessure aussi, tout doucement."

Cette mère de 32 ans tient pour ses deux garçons. "Vous voyez, vous pouvez être fière, tout le monde n'est pas en mesure d'élever un enfant." Mise en confiance, Léa accepte d'être orientée vers un psychologue formé à la prise en charge des traumatismes et un rendez-vous est pris pour une échographie pelvienne à cause de douleurs non identifiées.

Comme beaucoup de victimes, elle néglige sa santé, n'a pas de suivi gynécologique. Être vue nue, touchée, est trop insupportable.

L'impact de la famille

Mais plus que les viols à l'âge de 5 ans, la grande souffrance qui la ronge est de n'avoir pas été entendue par sa mère. "Pour les victimes, il est souvent plus facile de gérer les agressions sexuelles que leur mère qui ne les a pas protégées, commentera Estelle Kramer. Faire le deuil de cette mère qu'elles aimeraient avoir, de cet amour maternel qu'elles voudraient tellement, souvent, c'est le plus dur."

Faire le deuil de cette mère qu'elles aimeraient avoir, de cet amour maternel qu'elles voudraient tellement, souvent, c'est le plus dur

•Sonia*, 31 ans, est prise dans le même conflit : "J'ai du mal à accepter que ma mère m'achetait des lunettes Chanel et me défonçait." Hors du domicile, le crime était insoupçonnable. Compliments sur compliments : "Comme vos enfants sont bien élevés !"

À la maison, sa mère l'a livrée ainsi que son frère et sa sœur à un membre de la famille. L'homme trouvait toujours le repas prêt quand il venait. "Si vous parlez, vous irez à la DDASS et vous serez violés tous les jours", menaçait-elle. Ils se sont tus. Sonia était battue régulièrement par sa mère, a reçu des coups de balai, été poursuivie avec un couteau, brûlée avec des cigarettes, traitée de "pute" à longueur de temps.

"Ce que vous décrivez, c'est de la barbarie et de la torture, au-delà, c'est la mort, lui dit Estelle Kramer. Vous êtes une miraculée." Elle rappelle à Sonia qu'un jour elle pourra se tourner vers la justice si elle le souhaite. Un policier se déplace à la Maison des femmes pour prendre les plaintes.

Tentatives de suicides et prostitution

Adulte, Sonia a essayé de se suicider à plusieurs reprises. 54 % des victimes d'inceste ont au moins fait une tentative de suicide, selon une étude de l'association Face à l'inceste.

"Ah ! Et je ne vous ai pas dit pour la prostitution, tant qu'à être une pute, autant l'être pour de vrai ; alors à 20 ans, je me suis retrouvée dans des hôtels avec des hommes de 60 ans. Le fric, je ne le gardais même pas, je le donnais à des assos."

Fréquemment, ses patientes ont connu une période de prostitution, lui précise la sage-femme : "Souvent, les prostitué·es ont cette capacité de se dissocier très facilement, en une minute. Vous savez le faire depuis l'enfance, vous coupiez tous les canaux pour survivre."  Sonia acquiesce :"Quand je me faisais violer, c'est comme si je sortais de mon corps, j'essayais de me dépatouiller."

Quand je me faisais violer, c'est comme si je sortais de mon corps, j'essayais de me dépatouiller

L'élément déclencheur pour sortir de cet enfer a eu lieu il y a trois ans, quand elle s'est retrouvée au commissariat pour porter plainte contre son compagnon, qui la violait et l'avait étranglée. Depuis, elle fournit un "travail énorme avec une psychologue, personne ne se rend compte de la force qu'il faut pour s'en sortir ", dit-elle en pleurant.

"Pour l'instant, vous êtes dans la survie"

Le soir, elle marche des heures, jusqu'à l'épuisement, sinon elle ne dort pas. Le jour, "la fille en apparence affirmée, extravertie et drôle" donne le change en société. Qui verrait que ses soutiens-gorges sont très serrés ? Il ne faut surtout pas que ses seins bougent. Que quand elle court à la salle de sport, elle se demande "si [s]on cul ne bouge pas trop et que ça ne fait pas trop pute".

Dernièrement, lors d'un déjeuner avec un ami, elle a ri avant de se figer : "Est-ce que je ne suis pas en train de l'allumer en mangeant mes sushis ?" Là encore, Estelle Kramer réconforte : "Vous allez sûrement avoir des périodes down, puis remonter, down, remonter… Pour l'instant, vous êtes dans la survie, pas encore dans la vie mais vous allez y arriver, vos ressources sont tout simplement exceptionnelles."

Un rendez-vous est calé avec l'assistante sociale et une ostéopathe de la Maison des femmes, une lettre écrite pour Les Restos du cœur du coin. Il y a aussi la possibilité d'activer le fonds de prise en charge à 100 % de la sécurité sociale pour les soins liés à l'inceste.

Sonia prend tout, comme autant de bouées de sauvetage. Théâtre, dessin, danse, beauté, karaté, groupe de parole : elle s'inscrit aussi à tous les ateliers de la Maison des femmes pour travailler l'estime de soi. Volonté acharnée de survivre. Elle vient de décrocher un master très coté.

"Hier, je me suis dit que j'allais être ma meilleure amie, pour la vie, je dois être optimiste en fait." Le cri déchirant, c'était le sien.

(*) Le prénom a été changé.

Ce papier a été initialement publié dans le numéro 832 de Marie Claire, daté décembre 2021.

3 questions à Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles, Kering

Marie-Claire Daveu

La Fondation Kering, dont Marie-Claire Daveu est membre du Conseil d'administration, a contribué depuis 2016 au financement de la Maison des Femmes fondée par Ghada Hatem à Saint Denis, où travaille Estelle Kramer, la sage-femme qui aide les femmes victimes d’incestes. En ce 10 décembre, dernier jour des « 16 jours d’activisme contre la violence basée sur le genre » célébrés par les Nations Unies, elle nous explique le travail mené par la Fondation en faveur des femmes et des enfants.

Marie Claire : Kering est investi depuis 2008 contre les violences faites aux femmes. Pourquoi est-ce important pour la Fondation de prendre aussi la parole sur la question des violences faites aux enfants ?

Marie-Claire Daveu : En juin dernier, François-Henri Pinault, PDG de Kering, a annoncé l’engagement de la Fondation de financer, aux côtés de l’Etat, le déploiement en France de 15 Maisons des femmes sur le modèle de celle fondée par Ghada Hatem à Saint Denis, soutenue par le groupe, et qui a permis depuis 5 ans de prendre en charge quelque 15 000 femmes et d’assurer 51 000 consultations. Ces nouvelles antennes (qui seront installées à Marseille, Rennes etc.) permettront la prise en charge pluridisciplinaire des femmes victimes de violence. Notamment celles victimes d’inceste.

Les professionnels avec lesquels nous échangeons nous ont expliqué que nombre de patientes consultant pour des faits de violences avaient été victimes d’inceste dans leur enfance. L’OMS estime que 1 femme sur 5 et un homme sur 10 auraient été abusés sexuellement étant enfant – et dans 80% des cas, il s’agit d’inceste.

Nous avons souhaité nous engager davantage sur ce sujet, qui est le tabou des tabous. Lors du Forum Génération Egalité qui s’est tenu à Paris en juin dernier, François-Henri Pinault a également évoqué le cas des enfants qui subissent trop souvent les conséquences des violences faites aux femmes : "Il faut intégrer la prise en charge des enfants, co-victimes à part entière", a-t-il déclaré. Nous nous y employons.

Nous avons lancé depuis janvier 2021 une politique interne pour nos employées qui pourraient être elles-mêmes victimes de violences conjugales dans leur vie privée.

Via des programmes de prévention, la Fondation engage les plus jeunes, notamment les jeunes hommes et les garçons, pour promouvoir l’égalité femmes - hommes. Qu’est-ce qui vous paraît le plus efficace pour élever des "hommes biens" et pas "des porcs"?

Nous travaillons, là encore avec des professionnels, sur la question de la masculinité positive, via notamment le projet pilote de la Global Boyhood Initiative afin de sensibiliser les jeunes hommes et leur faire prendre conscience des conséquences de leur comportement vis-à-vis des femmes. Ce projet, a pour but de déconstruire les stéréotypes et promouvoir les relations respectueuses et égalitaires. C’est un travail de longue haleine.

La Fondation travaille dans six pays principaux : la Chine, les États- Unis, la France, l’Italie, le Mexique, et le Royaume-Uni, en soutenant des associations locales agissant auprès de femmes victimes de violences. Selon vous, comment se situe la France par rapport à d’autres pays comparables dans sa prise en charge des violences faites aux femmes ?

Globalement, dans le monde, il y a eu un avant et un après #MeToo. Dans de nombreux pays, la parole s’est libérée, et c’est le cas en France. Même si, avec la crise sanitaire, nous avons assisté à une résurgence des violences subies par femmes et enfants. C’est un changement culturel qui s’est opéré avec #MeToo. Il doit avoir lieu également sur le sujet des violences faites aux enfants, et notamment de l’inceste : il y a encore fort à faire pour faire entendre la parole des victimes.

Pour revenir à Kering, nous avons lancé depuis janvier 2021 une politique interne pour nos employées qui pourraient être elles-mêmes victimes de violences conjugales dans leur vie privée. Des assistantes sociales sont à leur disposition, et la Fondation peut les accompagner avec ses partenaires associatifs dans une démarche de prise en charge et de réparation. Nous menons aussi depuis 2011 des formations auprès de tous nos salariés pour les sensibiliser au sujet des violences faites aux femmes.

Les entreprises doivent prendre leur part. La Fondation Kering a co-créé "Une femme sur trois", premier réseau européen d’entreprises engagées dans la lutte contre les violences faites aux femmes avec la Fondation FACE. Ce regroupe une dizaine d’entreprises comme L’Oréal, Korian ou BNP Paribas et nous invitons une cinquantaine entreprises à nous rejoindre d’ici 2026.

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