La France complice de crimes odieux en Égypte, révèle un site d’investigation

Abdel Fattah al-Sissi à la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sisi, dont le règne est considéré comme le pire de l’histoire égyptienne en termes de violation des droits humains et de censure, a trouvé un puissant allié auprès de la France qui s’est avérée lui fournir la technologie, les renseignements et les effectifs pour espionner et tuer des civils. Image publiée sous licence CC BY-NC-SA 2.0.

La France a fourni à l’Égypte les renseignements et les technologies qui ont permis au pays, sous couvert de lutte contre le terrorisme, de commettre des crimes et de graves violations des droits humains, comme le révèle le site d’investigation Disclose.

Après avoir obtenu des centaines de documents secrets qui circulaient au sein des plus hautes sphères de l’État français, le site a publié, pendant une semaine à partir du dimanche 21 novembre, une enquête en plusieurs volets démontrant « la responsabilité de la France dans les crimes commis par le régime dictatorial d’Abdel Fattah al-Sisi en Égypte », dont des attaques aériennes contre des civils.

Suite au coup d’État militaire de juillet 2013 en Égypte et au renversement du premier président élu démocratiquement dans le pays, le Conseil de l'Union européenne a déclaré le 21 août que les États membres « avaient décidé de suspendre les permis d’exportation vers l’Égypte pour tout matériel qui pourrait être utilisé à des fins de répression interne ». Cependant, un rapport [fr] de 2018 publié par la Fédération internationale pour les droits humains relate « qu’au moins huit entreprises françaises – encouragées par les gouvernements successifs – ont pourtant profité de la répression en vigueur pour réaliser des bénéfices records. Entre 2010 et 2016, la vente d’armes françaises à l’Égypte est passée de 39,6 millions d’euros à 1,3 milliard. »

D’après Disclose, que ce soit sous François Hollande ou Emmanuel Macron, l’Élysée avait parfaitement connaissance du rôle joué par la France dans ces violations, mais n’a pris aucune mesure pour y mettre fin.

Un des articles révèle qu’une mission de renseignement lancée en février 2016 sous le nom d’Opération Sirli et visant à lutter contre le terrorisme, s’est changée en campagne d’exécutions arbitraires. Selon Disclose, les deux pays en ont discuté par l'entremise de hauts fonctionnaires de l'armée et des renseignements en 2015 ; elle portait sur la protection des frontières égyptiennes avec la Libye, un pays déchiré par la guerre civile. Les autorités égyptiennes exprimaient leur inquiétude quant aux activités terroristes dans le désert occidental et la France était ravie de leur venir en aide, étant donné qu’elle venait de conclure la vente de vingt-quatre avions de combat Rafale et de deux frégates multi-missions (FREMM) pour un montant total de 5,6 milliards d’euros.

Un équipe française constituée de dix personnes équipée d’un Merlin III, jet dédié aux missions de surveillance et de reconnaissance, en quelque sorte les yeux et les oreilles de l’équipe, fut ensuite déployée en Égypte pour mener cette mission. Cependant, en l’absence d’un accord de coopération définissant clairement l’objectif et le cadre de la mission, les autorités égyptiennes se sont rapidement détournées de son but théorique, à savoir identifier des menaces terroristes.

Disclose précise :

But very soon, the French team came to realise that they were being used to facilitate the murders of civilians who were suspected of smuggling activity. The team informed their hierarchy of this at regular intervals – over one year, and then two and, finally, three years – but in vain.

Mais très vite, les membres de l’équipe comprennent que les renseignements fournis aux Égyptiens sont utilisés pour tuer des civils soupçonnés de contrebande. Une dérive dont ils vont alerter leur hiérarchie à intervalles réguliers. Pendant un an, puis deux, puis trois… en vain.

Pour la population du désert occidental égyptien, dont la majorité vit sous le seuil de pauvreté, le trafic de cigarettes, de drogues, d’armes, de céréales ou de produits cosmétiques est une source de revenus indispensable difficile à délaisser malgré les risques qu'elle comporte.

Pendant la durée de la mission, l’État français a accepté une demande de l’Égypte de créer « un circuit d’information » entre l’avion et la base, le but étant de permettre aux forces aériennes égyptiennes de rejoindre la zone pour « traiter » la cible le plus vite possible.

Suite à cet arrangement, les forces françaises auraient été impliquées dans au moins 19 bombardements de civils entre 2016 et 2018, selon un document confidentiel obtenu par Disclose :

The strikes often destroyed several vehicles, and the number of victims could be as many as several hundred. According to the criteria of United Nations General Assembly resolution 56/83, the complicity of France in these illegal executions could be established.

Les attaques détruisaient régulièrement plusieurs véhicules et le nombre de victimes s’élevait parfois à plusieurs centaines. D’après la Résolution de l'Assemblée générale des Nations unies 56/83, la complicité de la France dans ces exécutions illégales pourrait être établie.

Disclose révèle que parmi les civils innocents tués lors de ces raids aériens se trouvait l'ingénieur Ahmed El-Fiky, accompagné de deux collègues, dont le pick-up avait été pris pour cible alors qu’ils travaillaient au pavage d’une route près de l’oasis Al-Bahariya, qui compte près de 32 000 habitants. La famille de ce père de trois enfants, abattu lors de l’attaque, a subi des pressions pour reconnaître que la cause de sa mort était inconnue.

De nombreux rapports secrets étaient remis à l’Élysée par les membres de la mission, insistant sur l’importance d’établir un accord de coopération pour rétablir la priorité de la lutte contre le terrorisme, montrant bien que celle-ci ne venait qu’en troisième position des objectifs de l’Égypte, après la lutte contre le trafic et la lutte contre l’immigration clandestine. Un de ces rapports, remis le 23 novembre 2017, précisait les craintes soulevées :

Through a lack of means of surveillance, the identification of pick-ups cannot be made without a separate element of surveillance other than the initial overflight of which they were the subject. Also, the identification of certain vehicles and the denying strikes that lead from this could be placed in question.

Par manque de moyens de surveillance, l'identification des pick-up ne peut être effectuée sans autre élément d'appréciation que le survol initial dont ils ont fait l'objet. L'identification de certains véhicules et les frappes d'interdiction qui en découlent pourraient également être sujettes à caution.

Cependant, le président français Emmanuel Macron continue de soutenir la mission, qui reste déployée en Égypte.

La France encore impliquée

Les révélations [fr] de Disclose portent, entre autres, sur la peu connue compagnie aérienne CAE Aviation, basée au Luxembourg, qui a fourni des employés (pilotes, analystes et techniciens) pour intégrer l’équipe française chargée de l’opération Sirli. L’entreprise était autorisée par son contrat avec les renseignements français à fournir un avion léger de surveillance et de reconnaissance (ALSR) ainsi qu’une équipe opérationnelle composée de deux pilotes et quatre techniciens. Ce contrat est en France classé secret défense.

Le site révèle que les deux pilotes et les experts de l’entreprise CAE Aviation accompagnaient régulièrement les militaires pendant des missions qui pouvaient durer jusqu'à cinq ou six heures. Les deux autres techniciens de CAE restaient à la base pour centraliser les informations recueillies depuis l’avion avant de les transmettre aux autorités égyptiennes. Disclose ajoute :

This precious aid provided in controlling the desert region would make them direct witnesses of repeated strikes by the Egyptian military against civilians.

Leur aide précieuse dans le contrôle du désert en ferait les témoins directs des frappes répétés de l’armée égyptienne contre des civils.

En outre, le site d’investigation révèle également que trois sociétés françaises – Nexa Technologies, Ercom-Suneris, Dassault Systèmes – ont fourni à l’Égypte un système de cybersurveillance de masse, utilisé contre ONG, journalistes, militants et bien d’autres civils dont les téléphones et ordinateurs portables étaient mis sur écoute par l’État.

Réactions sur Internet suite à l’enquête

Après la publication de l’enquête de Disclose, le site internet a été ajouté à la longue liste des sites bloqués par l’Égypte.

#EgyptPapers Notre site @Disclose_ngo a été bloqué en Égypte suite à nos révélations sur l’opération française de soutien aux bombardements égyptiens.

Ce n’est pas surprenant, le régime d'al-Sisi est coutumier de telles censures de la presse au nom d’une soi-disant lutte contre le terrorisme.

Vous pouvez utiliser Tor ou un VPN.

— Ariane Lavrilleux (@AriaLavrilleux) 23 novembre 2021

Les enquêtes ont déclenché beaucoup de réactions en ligne de la part de commentateurs, apportant des analyses sur la situation en Égypte en matière de sécurité, de politique et de droits humains et critiquant le soutien de la France aux violations commises envers des civils.

- Un tel niveau d’implication opérationnel avec une nation étrangère n’était pas arrivé depuis l’expulsion des Soviets en Égypte.

Tolérant non seulement une présence étrangère (comme cela a toujours été le cas dans une certaine mesure) mais accueillant aussi des opérations militaires étrangères sur son territoire. Dans quel autre pays c'est possible ? pic.twitter.com/KWadj4pVVZ

— Egypt Defence Review (@EgyptDefReview) 23 novembre 2021

D’autres observateurs ont aussi souligné l’importance des informations révélées pour la première fois sur le site d’investigation :

Il est impossible que la France n’ait pas été au courant. Le fait que les deux parties entretiennent une telle confiance et une telle détermination à mener ces opérations de surveillance est en effet une révélation. De plus, c’est la première fois que des documents révèlent aussi clairement les priorités de l’Égypte vis-à-vis de sa frontière.

— Allison L McManus (@AllisonLMcManus) 22 novembre 2021

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