Petite histoire de l’abeille noire, menacée de disparition

Petite histoire de l'abeille noire, menacée de disparition
Jürg Vollmer / CC BY-SA 4.0

Apis mellifera mellifera, l’abeille endémique de France et d’Europe du Nord-Ouest, est de plus en plus hybridée avec d’autres sous-espèces d’abeilles à miel, importées par les apiculteurs. Faut-il assurer sa survie à tout prix ? Et si oui, comment s’y prendre ?

On la reconnaît à sa robe sombre, son caractère frugal et sa capacité de résistance. L’abeille noire, Apis mellifera mellifera, est notre abeille endémique, capable de vivre dans les ruches des hommes comme à l’état sauvage. La seule abeille « porteuse de miel », parmi les près de mille espèces d’abeilles sauvages que compte la France. Elle est aujourd’hui menacée d’extinction, à force d’hybridations avec d’autres sous-espèces européennes importées par les apiculteurs.

Pour comprendre comment elle en est arrivée là, il faut revenir sur la longue histoire évolutive d’Apis mellifera, présente en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient depuis un million d’années. Au fil des glaciations et des périodes interglaciaires, ses populations, tantôt reculant vers le Sud, tantôt recolonisant leurs territoires, se sont différenciées en vingt-six sous-espèces : Apis mellifera ligustica, l’italienne ; Apis mellifera cecropia, la grecque ; Apis mellifera caucasica, la caucasienne… ou encore, en Europe du Nord et de l’Ouest, Apis mellifera mellifera, l’abeille noire. Chacune de ces lignées a co-évolué avec son milieu et, sous les effets de plusieurs millénaires de sélection naturelle, s’est finement adaptée aux climats, aux floraisons, aux prédateurs et pathogènes locaux.

Mais à partir de la seconde moitié du XXe siècle, les apiculteurs français délaissent peu à peu l’abeille noire au profit d’autres sous-espèces, jugées plus productives et plus dociles. À partir des années 1980, la tendance s’accélère, alors que les colonies s’effondrent dans les ruches. En quelques années, le taux de mortalité passe de moins de 10 % par an en moyenne, à 30 %, voire 90 % dans certains cas. En cause, un cocktail mortifère : insecticides néonicotinoïdes, varroa (un acarien parasite d’origine asiatique), diminution des ressources florales, frelon asiatique et autres pathogènes…

Brassage génétique

Plus que jamais, les apiculteurs doivent renouveler leurs cheptels pour compenser ces lourdes pertes. Non seulement l’abeille noire a moins bonne réputation, mais en plus l’offre de reines et d’essaims indigènes ne suffit plus à répondre à la demande. Les apiculteurs importent donc massivement des abeilles provenant surtout d’Europe du Sud : des italiennes, des caucasiennes, des italo-caucasiennes, ou encore la « Buckfast », une abeille hybride façonnée par un moine anglais, le frère Adam.

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Naissance d'une abeille noire / Emmanuel.boutet - Domaine public

Une fois dans les ruches, impossible de confiner toutes ces abeilles, ni de maîtriser leur reproduction : la reine s’envole librement et s’accouple avec une quinzaine de faux-bourdons, venus de centaines de mètres à la ronde pour la féconder puis mourir. Les sous-espèces se mêlent en un vaste brassage génétique. « Le taux d’hybridation est très hétérogène en France. Il y a des régions qui restent bien conservées, mais en Ile-de-France par exemple, on atteint 97 % d’abeilles importées dans nos analyses génétiques, souligne Lionel Garnery, généticien des populations d’abeilles à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et au CNRS. La disparition progressive de l’abeille noire est aujourd’hui avérée. »

Le chercheur préside la Fédération européenne des conservatoires de l’abeille noire (FedCan), qui compte une dizaine de structures en France. Des territoires confettis, où quelques passionnés de l’abeille endémique s’efforcent de sauvegarder sa génétique, sans aucune protection juridique. Pour se prémunir au maximum des hybridations, ils tentent d’éviter la proximité avec d’autres ruchers, trouvant refuge sur des îles, comme Groix, au large des côtes bretonnes, ou dans des vallons isolés d’Ardèche, des Cévennes ou d’Auvergne.

« Ici, en montagne, il n’y a que cette abeille noire qui puisse survivre en autonomie »
Kelly Duqueine, apicultrice au Centre d'études de techniques apicoles (CETA)

En Savoie, le conservatoire de l’abeille noire (CETA, Centre d’études de techniques apicoles) a élu domicile dans une vallée haute et sauvage, en bordure de la Vanoise. Kelly Duqueine y élève des reines noires, qu’elle sélectionne via des analyses génétiques, et qu’elle place dans un petit rucher isolé, à flanc de montagne. À ses côtés, un  rucher de mâles permet de saturer le territoire de spécimens noirs, et d’assurer leur fécondation. Les reines sont ensuite vendues à des apiculteurs du coin pour propager la race locale – cette année, Kelly Duqueine en a livré 500. « Ici, en montagne, il n’y a que cette abeille noire qui puisse survivre en autonomie, affirme l’apicultrice. Elle est très adaptée à son environnement, elle peut sortir quand il fait froid, et elle n’oublie pas de faire ses réserves pour passer l’hiver… La Buckfast, au contraire, pond énormément, donc elle produit plus de miel, certes, mais il faut sans cesse la nourrir au sirop, elle est maintenue artificiellement ! »

Apiculture alternative

Dans ces conservatoires, la sauvegarde de l’abeille noire va de pair avec une autre apiculture, « plus douce, plus naturelle », expose Kelly Duqueine. Une alternative à des pratiques de plus en plus productivistes, comme la transhumance des ruches (déménagées en camion de floraison en floraison), le nourrissage systématique des abeilles, le remplacement des reines chaque année pour optimiser les pontes, les importations, etc. « Ici, on essaie d’intervenir au minimum, résume-t-elle. L’idée est de comprendre le comportement naturel de l’abeille et de travailler en collaboration avec elle. »

De son côté, la profession apicole voit globalement d’un mauvais œil le développement, encore timide, de ces conservatoires. Certains apiculteurs transhumants craignent de ne plus avoir accès à ces territoires préservés. Henri Clément, porte-parole de l’Unaf (Union nationale de l’apiculture française), préfère, lui, défendre l’« abeille locale » plutôt que l’abeille noire, assumant de fait ses multiples hybridations. « Cette mixité des souches peut être un atout : on est dans une période de grandes mutations, notamment climatiques, qui sait si l’abeille noire pourra les surmonter mieux que d’autres sous-espèces ? », s’interroge l’apiculteur. Selon lui, la conservation d’une abeille noire « pure » pourrait être envisagée – notamment pour réaliser des croisements et des sélections pour l’apiculture -, mais pas dans ces conservatoires. « Si on veut vraiment préserver cette race, la seule solution est l’insémination artificielle, en laboratoire, sans risque de contamination génétique », assure-t-il.

 

« Conserver une race pure, figée et déconnectée de son milieu, n’a pas de sens »
Lionel Garnery, généticien à l'université Paris-Sud et au CNRS

Une chimère, pour le chercheur Lionel Garnery : « Conserver une race pure, figée et déconnectée de son milieu, n’a pas de sens : l’important, c’est de conserver cette diversité génétique des populations d’abeilles noires dans leur milieu naturel, afin de garder une dynamique d’adaptation : si le milieu change, les abeilles évoluent avec », argumente-t-il.

Derrière ces débats techniques, l’enjeu est surtout, selon lui, de préserver une abeille encore sauvage et autonome : « On va obtenir une abeille qui sera d’intérêt agronomique, mais incapable de vivre dans la nature, un peu comme les vaches… Au fond, on est en train d’achever sa domestication. »

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