Une intelligence artificielle remet en cause l’authenticité d’un Rubens de la National Gallery de Londres

Une intelligence artificielle remet en cause l’authenticité d’un Rubens de la National Gallery de Londres
Lors de sa vente chez Christie's en 1980, pour 2,5M de livres, Samson et Dalila, attribuée à Peter Paul Rubens, devenait la troisième peinture la plus chère du monde ©Wikimedia Commons

Un algorithme viendrait de percer le mystère de Samson et Dalila, une toile conservée et exposée à la National Gallery de Londres dont l'attribution fait débat depuis longtemps. Celle-ci ne serait en effet pas de Rubens. Problème, le musée a dépensé plusieurs millions en 1980 pour l'acquérir.

L’attribution à Rubens, grand maître du baroque flamand, du tableau Samson et Dalila de 1610 fait polémique depuis plus de quarante ans. La société suisse Art Recognition, spécialisée dans l’authentification d’œuvres d’art grâce à l’intelligence artificielle, vient de mener une série de tests qui relance une fois de plus le débat sur cette toile acquise par la National Gallery de Londres en 1980 pour la somme record à l’époque de 2,5M de livres (soit l’équivalent de 6,6 millions de livres aujourd’hui et 7,7 millions d’euros). Selon « The Guardian » , qui a révélé l’information, les analyses, menées par comparaison avec plus d’une centaine d’oeuvres incontestées de Rubens, démontrent que le tableau a 91% de chance de pas avoir été exécuté par Rubens. La National Gallery de Londres, qui s’est déclarée « attentive à toutes nouvelles recherches », souhaite cependant « attendre la publication de cette étude dans son intégralité pour en évaluer correctement les preuves ».

148 œuvres de comparaison

L’institution londonienne n’est pas à l’origine de cette étude et n’a appris son existence qu’à l’occasion de la parution de l’article du « Guardian », dans son édition du weekend « The Observer ». Un de ses porte-parole nous a par ailleurs confirmé que l’œuvre n’avait en aucun cas été prêtée aux spécialistes d’Art Recognition. Les examens n’ont donc pas été menés sur la toile elle-même. Cependant, il nous est pour l’heure impossible de préciser le support ayant servi de référence.

Peter Paul Rubens, Samson et Dalila, 1609-1610, huile sur bois, 185 × 205 cm, National Gallery, Londres ©Wikimedia Commons

Peter Paul Rubens, Samson et Dalila, 1609-1610, huile sur bois, 185 × 205 cm, National Gallery, Londres ©Wikimedia Commons

La méthode d’authentification mise en œuvre s’appuie ici sur l’intelligence artificielle, et plus précisément sur un réseau de neurones (artificiels, donc) dits « convolutifs » ou « à convolution » (en anglais Convolutional Neural Networks), utilisés spécifiquement pour la reconnaissance et le traitement d’images. L’algorithme va analyser l’image zone par zone en s’appuyant sur un panel de critères objectifs, tels que les éléments stylistiques caractéristiques du peintre (et leurs évolutions) ou bien encore les traces de pinceaux. Dans le cas qui nous occupe ici, cette base de critères a été établie grâce à l’analyse comparée de 148 œuvres attribuées de façon certaine (et traditionnelle) à Rubens. Les tests menés sur le Samson et Dalila ont été répétés plusieurs fois, menant chaque fois à la conclusion que pas un endroit du tableau n’a été exécuté par Rubens lui-même, et ce à plus de 90% de probabilité. Une série d’analyses a également été réalisée sur une autre toile de l’artiste, Vue de Het Steen au petit matin (1636), et a abouti au contraire à une authentification quasi incontestable (avec une probabilité de 98,76 %).

L’erreur est humaine

Art Recognition a d’ores et déjà procédé à l’authentification de plus de 400 peintures et travaille en collaboration avec l’Université de Tilburg aux Pays Bas. Pour la scientifique Carine Popovici, fondatrice de l’entreprise, « ces résultats sont plutôt surprenants ». « J’étais tellement choqué, ajoute-t-elle, que nous avons répété les expériences pour être vraiment sûrs de ne pas nous tromper et le résultat était toujours le même ». Pour Katarzyna Krzyżagórska-Pisarek, spécialiste de l’œuvre de Rubens ayant déjà contribué à de nombreuses désattributions de tableaux, les méthodes d’authentification par intelligence artificielle, « dépourvue de subjectivité humaine, d’émotion et d’intérêt commercial », présentent des garanties d’objectivité et de scientificité non négligeables. L’attribution du Samson et Dalila de la National Gallery à Rubens avait été établie au début du XXe siècle par l’historien Ludwig Burchard, auteur d’un catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste. Or, depuis la mort de ce dernier en 1960, plusieurs dizaines de ses attributions, qui auraient été établies par complaisance et intérêt financier, ont été remises en question.

L’affaire du pied coupé

Les résultats de ces analyses viennent relancer un débat au long cours qui oppose les spécialistes depuis plus de quarante ans. L’attribution de cette toile à Rubens est en effet régulièrement remise en cause depuis la très coûteuse acquisition de cette œuvre en 1980 par la National Gallery de Londres. Adjugé 2,5 millions de livres à l’époque, lors de sa vente chez Christie’s, Samson et Dalila était alors devenue la troisième œuvre d’art la plus chère jamais vendue aux enchères (bien avant le raz-de-marée du Salvator Mundi). Aujourd’hui, il est avéré que Rubens a bien exécuté un tableau consacré à cet épisode biblique, emprunté au Livre des Juges, dans les années 1609-1610. Celui-ci avait été commandé par Nicolaas Rockox (1560-1640), bourgmestre d’Anvers devenu l’ami et l’un des plus importants mécènes du peintre.

Peter Paul Rubens, Hercule et Omphale, 1602, huile sur toile, 278 × 215 cm, musée du Louvre, Paris ©Wikimedia Commons

Peter Paul Rubens, Hercule et Omphale, 1602, huile sur toile, 278 × 215 cm, musée du Louvre, Paris ©Wikimedia Commons

On ignore si le choix de sujet à la fois profane et mythologique revint à Rubens ou à son commanditaire mais il s’inscrit sans conteste dans la lignée de l’Hercule et Omphale (1602), conservé au musée du Louvre et exécuté pour le mécène génois Giovanni Vincenzo Imperiale, en pendant d’une Mort d’Adonis. Ici encore l’amour charnel vient infléchir le destin du héros, tandis que le désir et la mort sont étroitement mis en résonance. Pour Rubens, dont les tableaux religieux constituent l’essentiel de la création lors de son retour à Anvers, la commande du Samson et Dalila présente un enjeu important. De sa réussite va en effet dépendre le développement de sa clientèle parmi les grands collectionneurs de la ville.

Jacob Matham (d'après Rubens), Samson et Dalila, 1585–1631, gravure, Metropolitan Museum of Art, New York

Jacob Matham (d’après Rubens), Samson et Dalila, 1585–1631, gravure, Metropolitan Museum of Art, New York

Deux œuvres contemporaines témoignent de l’aspect de cette peinture : une gravure réalisée par Jacob Matham (1571-1631), spécialisé dans les reproductions, et une toile de Frans Francken le Jeune (1581-1642), intitulée Le souper à la maison de bourgmestre Rockox, exécutée vers 1630-1635, et aujourd’hui conservée à l’Alte Pinakothek de Munich. Cette dernière représente le cabinet du commanditaire où étaient exposés quelques-uns des chefs-d’œuvre de sa collection. Parmi eux, on reconnaît sans mal le Samson et Dalila de Rubens, trônant au-dessus de la cheminée. Mais un détail de cette représentation a attiré l’attention des spécialistes : sur la version londonienne, le pied de Samson est coupé tandis que dans l’œuvre de Francken, il est entièrement inclus dans le cadre du tableau.

Franz II Francken, Le souper à la maison de bourgmestre Rockox, huile sur panneau de bois, 1630, Alte Pinakothek, Munich

Frans II Francken, Le souper à la maison de bourgmestre Rockox, huile sur panneau de bois, 1630, Alte Pinakothek, Munich ©Wikimedia Common

Une copie moderne ?

Cette divergence est d’autant plus troublante que le tableau disparaît des archives à la mort de Nicolaas Rockox pour ne réapparaître qu’en 1929, à Paris. Il aurait entre-temps intégré les collections du prince du Liechtenstein vers 1700, selon la National Gallery de Londres, mais pas avant 1712 si l’on en croit les archives du commanditaire dont la collection serait restée sur place, à Anvers, jusqu’à cette date. L’œuvre aurait alors été attribuée à un élève de Rubens, Jan van den Hoecke (1611-1651), puis au peintre néerlandais Gerrit van Honthorst (1590-1656), disciple du Caravage.
Certains experts, s’appuyant également sur des critères stylistiques ou techniques, soutiennent donc que la toile qui a refait surface au début du XXe siècle serait une copie. Pour l’auteure et critique indépendante Euphrosyne Doxiadis, qui a analysé le tableau dans les années 1990, il s’agirait même d’une copie réalisée au XXe siècle. Cette thèse avait incité la National Gallery à soumettre le tableau, une huile sur bois, à une analyse dendrochronologique qui permettrait de dater précisément l’œuvre. Les résultats ont permis de corroborer la thèse défendue par l’institution, puisqu’ils datent le panneau aux alentours de 1609. Le débat autour de l’attribution du Samson et Dalila a notamment été relancé en 2005, lors de la grande exposition « Rubens: A Master in the Making », présentée à la National Gallery de Londres, et dont le tableau constituait l’une des œuvres phares. L’intelligence artificielle et son implacable logique parviendront-elle à mettre un terme à cette saga ? Reste à connaître in extenso les résultats des tests menées par Art Recognition, en attente de publication.

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