AccueilKurdistanRojavaAu Rojava, un modèle de société démocratique s'épanouit au milieu de menaces...

Au Rojava, un modèle de société démocratique s’épanouit au milieu de menaces turques, iraniennes, russes…

SYRIE / ROJAVA – Les Kurdes et leurs alliés arabes mènent une course contre la montre pour consolider leur modèle de société démocratique, pluraliste et féministe alors qu’ils sont menacés sur tous les fronts par des forces étatiques étrangères, le régime central syrien, mais aussi par les groupes terroristes islamistes toujours actifs dans la région.
 
India Ledeganck, doctorant en anthropologie à l’UCLouvain, se rend régulièrement au Rojava pour observer la situation politique, économique et militaire sur place. Il vient d’interroger Farhad Shami, responsable du centre médiatique des Forces Démocratiques Syriennes (FDS).
 
Voici un panorama de la situation sécuritaire des territoires du Nord et de l’Est de la Syrie, régions autonomisées de facto au régime de Bachar al-Asad à partir de 2012. Les Forces Démocratiques Syriennes, coalition d’unités militaires locales créée en 2015, font aujourd’hui face à plusieurs fronts. Aux invasions militaires turques, s’ajoute la menace d’un ravivement des cellules dormantes de l’État Islamique et la volonté du régime syrien de reprendre le contrôle de l’entièreté du pays avec l’aide de la Russie.
 
Reportage: « Jamais nous ne donnerons nos martyrs »
 

Selon Farhard Shami, les territoires du nord et de l’est de la Syrie de manière plus globale et la ville de Raqqa en particulier font face à trois dangers majeurs. En premier lieu, la sécurité interne de la ville est mise à mal par la présence des services secrets turcs, iraniens, et syriens, ainsi que des activités pour l’instant disparates des cellules dormantes de l’État Islamique. Deuxièmement, la présence du régime syrien et des cellules dormantes de Daesh dans les zones situées au sud-ouest de Raqqa sont une menace directe pour la sécurité de la ville. Enfin, la Turquie et les factions affiliées contrôlent la région d’Afrin depuis 2018, ainsi que Seré Kaniyé (Ras al-Ayn) et Giré Spi (Tel Abyad). Une future opération militaire de grande ampleur orchestrée par la Turquie est, de ce fait, une éventualité à ne pas négliger.

Situation des 7 régions du Nord et de l’Est de la Syrie, un mois avant l’opération turque « Source de paix », qui amènera à l’invasion de la ville de Tel Abyad et Seré Kaniyé.
Situation en décembre 2021. La bande bleue représente les territoires occupés par la Turquie depuis octobre 2019. Les territoires à l’ouest en couleur verte sont les territoires d’Afrin occupés par la Turquie depuis mars 2018. Source : Liveumap.

Raqqa : une stabilité retrouvée mais toujours menacée

Les cellules dormantes de l’État islamique continuent d’exercer une menace sur la population même si elles ne représentent plus un danger permanent pour les habitant·e·s. À Firusin, au sud de Raqqa, où une bombe a explosé le 3 novembre 2021. « La situation sécuritaire de Raqqa est différente de celle d’une région comme Deir al-Zor, qui fait face à des cellules terroristes très actives » souligne Fahrad. Il continue : « Il y a trois mois, nous avons, avec la Coalition Internationale en Irak et en Syrie, effectué une opération militaire commune. Une voiture a été bombardée dans la région de Deir al-Zor par la coalition, et une autre a été détruite par nos forces au nord de Raqqa. Pendant 6 mois, nos forces de sécurité et de renseignements ont suivi ces cellules qui planifiaient d’attaquer les prisons d’Hasakê et Raqqa dans l’objectif de libérer des prisonniers membres de l’Etat Islamique ». En 2021, 38 personnes affiliées à l’Etat Islamique ont été arrêtées. Les opérations conjointes réalisées avec la Coalition Internationale en Irak et en Syrie sont donc toujours d’une importance cruciale. D’autant plus que l’organisation de l’État Islamique menace les membres des Forces Démocratiques Syriennes ou les personnes impliquées au sein des institutions de l’administration autonome.

En dehors de l’organisation terroriste, les services secrets iraniens, syriens et turcs sont présents dans la ville et ont été impliqués dans la planification d’attentats et dans la transmission de données sensibles. Cependant, selon Farhad Shami, « il n’a eu de résultats probants, car nous avons toujours réussi à contrôler la situation ». Néanmoins, les conditions de vie grégaires, usées par la guerre civile et la guerre contre l’État Islamique et l’État turc favorisent le recrutement de Raqqawis par le régime, l’État islamique ou la Turquie. À ce propos, Farhad déclare : « Un endroit où la stabilité politico-militaire et l’économie sont faibles est un terreau fertile pour Daech. C’est également pour cela que nous luttons pour que les travaux de reconstruction de la ville continuent ». Il est à préciser que 80% de la ville a été détruite lors de la guerre contre Daech, notamment due aux frappes aériennes de la Coalition Internationale en Irak et en Syrie. « Nous avons arrêté un jeune homme il y a quelques semaines. Il avait posé une bombe et avait reçu 200 dollars de la part du régime dans cet objectif. Un autre, c’était 300 dollars, cette fois de la part de la Turquie. […] Les Raqqawis sont des gens qui ont donné beaucoup de martyrs. Ils connaissent les migrations forcées depuis 2014, ils ont été arrachés à leurs terres à cause de la guerre. Les jeunes partent vers l’Europe et ne reviennent pas. La situation économique se dégrade à vue d’œil ». En parallèle, les membres de l’État islamique utilisent les routes de contrebande afin de s’infiltrer dans des camps de réfugié·e·s non-organisés. Ces personnes, pour la plupart originaires d’Homs ou de Damas, fuient le régime syrien et ne sont pas en possession de documents d’identité. « Nous les laissons rentrer dans nos régions car nous n’acceptons pas les conditions dans lesquelles ces personnes sont obligées de vivre. Ce sont des êtres humains, ce sont des réfugié·e·s. Malheureusement, l’Etat Islamique utilise cette situation pour recruter de nouveaux membres ».

À cette situation économique dramatique, s’ajoute la fermeture récente des frontières entre le nord-est syrien et le Bashur (région kurde d’Irak). Le gouvernement régional kurde en Irak a effectivement fermé le poste frontière de Faysh Khabur le 16 décembre, ainsi que le passage d’al-Waheed le 19 décembre. Le nord-est syrien traverse une crise économique majeure depuis 2019 et la fermeture des frontières amène une énième difficulté à une population qui souffre d’une forte inflation et des pénuries alimentaires.

Raqqa, décembre 2021. Crédits India Ledeganck.

Mais ce sont surtout les régions périphériques au sud et à l’ouest de Raqqa, plutôt que la ville-même, qui posent une véritable menace pour la stabilité politico-militaire de la région. « Parfois, nous pouvons entendre le bruit des forces aériennes russes. La région de Resafi, contrôlée par le régime et située à 35km au sud-ouest de Raqqa, est encore touchée par les attaques de l’Etat Islamique ». L’État Islamique souhaiterait donc reprendre le contrôle de cette zone. Pour Farhad Shami, la proximité géographique de Resafi avec les territoires de nord-est syrien constitue un risque évident. L’État Islamique persiste dans les régions désertiques de la Syrie même si le nombre de sympathisant·e·s s’est amoindri depuis la bataille de Bagouz en 2019 (dernier territoire sous contrôle de Daech). Farhad Shami souligne que « le groupe s’est dissout en tant qu’Etat mais existe toujours en tant qu’organisation ». De fait, l’État Islamique persiste dans les régions désertiques de la Syrie. Toujours selon Farhad Shami, l’État Islamique aurait encore la mainmise sur 60% des régions désertiques syriennes. Dans l’éventualité d’une attaque, les Forces Démocratiques Syriennes ont augmenté leurs effectifs au sud de Raqqa.

Turquie – Nord et Est de la Syrie : harcèlements et provocations sur la ligne de front

Les attaques sur la ligne de front séparant les territoires occupés par la Turquie et ceux de l’administration autonome sont incessantes. Le 21 décembre, les mercenaires affiliés à l’État turc ont lancé une attaque terrestre près de Tal Tamr, dans l’objectif de se saisir du village d’Umm al-Kaif. L’intention de l’État turc est de s’emparer de la ville de Kobané, ville où Daech a connu sa première défaite majeure. La prise d’Afrin en 2018 et de Seré Kaniyé et Giré Spi en 2019, vont dans ce sens, la ville de Kobané étant dorénavant encerclée.

La Turquie utilise depuis 2013 Jabat al-Nosra et l’Armée Syrienne Libre (ASL) pour ses interventions militaires dans le nord-est de la Syrie. Désormais, les factions présentes sur les territoires occupés entre Girê Spî et Serê Kaniyê sont nombreuses. Jebat al-Nosra, l’ASL et Horas al-Din (branche d’al-Qaida) en sont des exemples. Selon Farhad, beaucoup de jeunes hommes enrôlés sont originaires d’Idlib. « Nous savons, de plus, qu’il y a un grand nombre de membres de Daesh à Girê Spî. Et maintenant, leurs familles y habitent. La population est terrorisée et eux, peuvent facilement continuer à s’organiser ». En d’autres termes, il s’agit d’un changement démographique opéré par l’État turc, basé sur une politique de terreur d’un côté et d’installation des mercenaires et de leurs familles de l’autre.

Les populations environnantes sont les premières à subir les conséquences des attaques turques et des groupes affiliés. Cette année, 13 civils habitant les régions voisines à celles occupées par les mercenaires de la Turquie sont tombés martyrs. « Le 7 décembre, les mercenaires, aidés par l’État turc, ont lancé une énième attaque sur les villages environnants. Ils ont tué un jeune homme devant ses parents. Ils ont ensuite volé tous leurs biens et incendié la maison ».

Un Imam donne un discours lors de la veillée de 3 martyrs. Un drone turc a visé une voiture dans la ville de Qamishlo en novembre 2021, tuant trois personnes d’une même famille. L’Imam rappelle la nécessité de la fraternité entre les peuples en ces temps difficiles. Crédits : India Ledeganck.

Il semble important de préciser qu’en plus de la douleur de la perte d’êtres chers, les populations environnantes subissent une importante perte de revenus. En effet, la plupart des agriculteurs et agricultrices n’ont plus accès aux terres cultivées, à cause du risque d’être visé par les mercenaires. La violence de l’occupation turque a donc des retombées économiques sur le moyen et long-terme, notamment par l’impossibilité pour la population de procéder à leurs récoltes.

En préparation à une éventuelle nouvelle opération militaire de la part de la Turquie, des tunnels de 4 mètres de profondeur et de largeur ont été creusés. « Nous sommes conscients qu’en tant que membres des FDS, nous devons rester calme face à ces provocations. Mais nous sommes prêt·e·s. Nous sommes prêt·e·s. à affronter la Turquie sur tous les fronts, que cela soit à Ein Issa, Kobanê, Manbij, Tal Tamr ou Zirgan. Le 5 novembre, nous savons que l’État turc a voulu entamer une opération de grande ampleur contre nos régions. Cela a ensuite été reporté au 9 novembre, puis au 18 novembre. Finalement, ils n’ont pas eu de possibilité d’entreprendre une telle opération. »

Une femme dans le camp « Sere Kaniye ». Elle a fui sa ville natale avec ses enfants. Crédits : India ledeganck.

Cette situation profite au régime syrien, à la Russie et à l’Iran. En amont de l’Euphrate, la région de Tabqa est un endroit stratégique pour ces derniers. Contrôlée par l’administration autonome, Tabqa est une porte vers les régions orientales de l’Euphrate. « Qui contrôle Tabqa, a accès à l’intérieur des territoires syriens » précise Farhad. Depuis 2019, l’objectif de la Russie est le retour du régime syrien sur les territoires de la Syrie du Nord et de l’Est, aujourd’hui contrôlés par l’administration autonome. La Russie souhaite, dans cette perspective, retirer un bénéfice des menaces turques sur la région. Rappelons que le gouvernement de Bachar al-Assad ne reconnaît pas l’administration autonome et ses forces armées. La population de Raqqa subit en conséquence de constantes intimidations de la part du régime, notamment au travers de menaces de vengeance à l’encontre des personnes impliquées au sein des institutions de l’administration autonome.

« Mais jamais nous ne donnerons le nord-est syrien. Nous pouvons travailler au sein de l’État syrien, mais à condition que l’administration autonome et les FDS [Forces Démocratiques Syriennes, N.D.A.] soient reconnues officiellement par celui-ci » déclare Farhad. « Mais pour l’instant, aucun pas dans ce sens-là n’a été entamé par le régime. Ils ont progressé sur certains sujets, mais c’est dérisoire. Par exemple, deux heures de kurde sont données dans les écoles du régime [les écoles du gouvernement syrien situées sur les territoires habités majoritairement par des kurdes, N.D.A] ». Il ajoute : « C’est dérisoire. Cette situation était possible avant 2011, mais les choses ont changé depuis lors. Nous avons tout construit. Nous avons donné 12 000 martyrs. Nous avons 28 000 blessé·e·s, dont 8 000 sont mutilé·e·s. Ces martyrs, ce sont nos jeunes, nos enfants. Jamais nous ne donnerons nos martyrs. S’ils veulent la guerre, nous la ferons ».

Cimetière des martyrs d’Hasake, août 2021. Crédits : India Ledeganck.

Une future invasion militaire organisée par l’État turc ?

Selon Farhad Shami, la Turquie n’a pas pu procéder à une opération militaire de grande ampleur pour trois raisons principales. Premièrement, une guerre dans le nord-est de la Syrie n’est pas dans l’intérêt de la Coalition Internationale en Irak et en Syrie. Effectivement, focaliser les troupes contre la Turquie est une opportunité pour l’État Islamique de ressurgir. « Une se réveille, et toutes suivent. De plus, il suffirait qu’une région ne soit plus stable politiquement et militairement pour que le régime attaque ». Une opération militaire turque qui irait à l’encontre des intérêts de la communauté internationale amène Tayyip Erdogan à devoir considérer les répercussions politico-militaires qui s’en suivront.

Deuxièmement, la situation économique de la Turquie n’est pas propice à soutenir une nouvelle invasion militaire. En effet, une guerre entamée par l’État turc signifierait des coûts importants. « La guerre n’est plus comme avant : nous faisons maintenant la guerre sous-terraine » précise Farhad. « Avant, une frappe aérienne amenait indéniablement à des martyrs. Pour la Turquie, en termes de coûts financiers, de telles attaques n’avaient pas de fortes valeurs. Ce n’est plus le cas à présent ». Un autre changement est à prendre en compte vis-à-vis de la stratégie militaire adoptée par les FDS. « Si une guerre venait à être déclarée, nous nous protégerions de manière active. Il ne s’agira plus juste d’une réponse, nous attaquerons sur tous les fronts. Nous en avons informé la coalition ainsi que la Turquie ».

Finalement, les tactiques de guerre opérées par les FDS ainsi que les entraînements donnés aux combattant·e·s se sont améliorés. « Cela fait deux ans maintenant que nos entraînements ont été modifiés. La Turquie prend en compte ces changements et s’attend à ce que les représailles soient de taille ». Une nouvelle attaque amènerait donc la Turquie à devoir se préparer en conséquence à ses changements.

La communauté internationale ignore le désastre humanitaire causé par la Turquie alors qu’une nouvelle guerre menace la région

Alors qu’un modèle politique et social démocratique se construit, une nouvelle guerre est imminente. Les Forces Démocratiques Syriennes, malgré les nombreuses difficultés, sont déterminées à protéger un projet de société « en train de se faire ». La rédaction d’une nouvelle constitution qui englobe les 7 régions du nord et de l’est de la Syrie est d’ailleurs en cours, malgré le climat politico-militaire incertain.

Le désastre humanitaire causé par la Turquie interroge le rôle de la communauté internationale. La Turquie, deuxième force la plus importante de l’OTAN en termes d’effectifs, multiplie les évictions sur les territoires occupés. Ceci alors même que l’invasion desdits territoires a débuté quelques jours après le retrait des troupes étasuniennes de la frontière turco-syrienne. Une nouvelle opération militaire planifiée par la Turquie signerait un retour en force de Bachar al-Assad et un potentiel ravivement de l’État Islamique.

« Tout pour la liberté » (en kurde), entrée de Tirbespi. Octobre 2021. Crédits : India Ledeganck.