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Société - Droits de l’homme

À Badaro, la détresse des Kényanes qui n’ont plus que la rue

Ces employées de maison sont sans-abri après avoir fui des employeurs les maltraitant ou parce qu’elles ont été littéralement abandonnées par ces derniers. Elles demandent à être rapatriées au plus vite. Le consulat, lui, fait la sourde oreille.

À Badaro, la détresse des Kényanes qui n’ont plus que la rue

Une employée de maison kényane, jetée à la rue, campe devant le consulat du Kenya, à Badaro, en attendant d’être rapatriée. Photo João Sousa

Il est 17h et il commence à pleuvoir à Badaro. Une pluie froide de janvier qui tombe sur une trentaine d’employées de maison, installées sur le trottoir, devant le consulat honoraire du Kenya, situé dans ce secteur animé de Beyrouth. Deux femmes quittent le groupe pour se rendre chez une habitante du quartier qui leur permet d’utiliser ses toilettes de temps en temps. Les autres essaient de s’abriter de la pluie, emmitouflées dans des couvertures ou des sacs de couchage, à l’entrée du consulat. Certaines de ces migrantes kényanes campent depuis deux semaines sur ce trottoir. Avec un objectif : faire pression sur le consulat pour qu’il facilite leur rapatriement. La plupart de ces femmes se sont retrouvées à la rue, certaines sans papiers – leurs employeurs les ayant saisis à leur arrivée –, soit parce qu’elles ont fui de chez ces derniers après avoir été maltraitées, soit parce qu’elles ont été tout simplement abandonnées par eux, au motif qu’ils n’avaient plus les moyens de les garder en raison de la crise économique. Le Kenya n’a pas d’ambassade à Beyrouth et la représentation diplomatique kényane la plus proche se trouve au Koweït. Ces femmes se sont donc tournées vers le consulat honoraire à Badaro, dont elles dénoncent le manque de coopération.

« Nous sommes tous des êtres humains, nous ne sommes pas des esclaves. Chère madame, traitez vos employées de maison comme vous souhaiteriez que l’on traite vos enfants », peut-on lire sur cette pancarte brandie par une employée de maison kényane, installée devant le consulat du Kenya à Badaro. Photo João Sousa

Des salaires impayés

Anita, 30 ans et mère de deux garçons, a travaillé pendant quatre mois chez des particuliers, avant de se brouiller avec la famille, après, assure-t-elle, avoir été victime de harcèlement sexuel de la part de son employeur. « Ils m’ont abandonnée en pleine rue, dans la montagne, du côté de Aley. C’est le propriétaire d’une boutique du quartier qui m’a aidée à me rendre au consulat à Beyrouth », raconte-t-elle à L’Orient-Le Jour. Les larmes aux yeux, elle confie sa peur de rentrer au Kenya sans le sou, ses employeurs ne lui ayant rien réglé de ce qu’ils lui devaient. « Certains jours, j’ai envie de me donner la mort. Je ne peux pas supporter qu’on m’appelle du Kenya pour me dire que mes enfants ne sont plus admis en classe parce que je n’ai pas payé leurs frais de scolarité », sanglote-t-elle.

Anita est consolée par Olive, 31 ans, une Kényane qui travaille au Liban depuis dix ans et qui a accouru auprès de ses compatriotes, après avoir appris sur les réseaux sociaux qu’elles dormaient dans la rue. « Ce sont nos sœurs, elles ne connaissent pas bien le pays, alors que nous y sommes depuis des années. Nous ne pouvions pas les abandonner », explique la jeune femme, qui vient prendre de leurs nouvelles tous les soirs, à l’instar d’autres « anciennes ».

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Ce sombre scénario n’a malheureusement rien de nouveau, dans un pays où les travailleurs migrants sont soumis au système de parrainage appelé « kafala », qui les soustrait au code du travail. Durant l’été 2020, des dizaines d’autres Kényanes avaient déjà campé devant le consulat, pour être rapatriées au moment où la crise économique commençait à faire des ravages. Après avoir maintenu la pression pendant un moment, elles avaient finalement pu prendre l’avion pour rentrer chez elles. Durant la même période, des employées de maison éthiopiennes avaient également dormi pendant des semaines devant leur ambassade à Hazmieh, en attendant d’être rapatriées. Suivies ensuite de travailleurs migrants soudanais qui avaient manifesté pendant des jours devant leur chancellerie à Beyrouth, après s’être retrouvés à la rue à cause de la crise.

« Nous demandons la justice », peut-on lire sur un mur devant le consulat du Kenya à Badaro, où campent, sur le trottoir, des employées de maison jetées à la rue et souhaitant être rapatriées chez elles. Photo João Sousa

Abandonnée en pleine rue en pyjama

Face à un consulat peu coopératif, les migrantes kényanes ne peuvent compter que sur les ONG et la générosité des riverains. Certains leur donnent des couvertures, des vêtements ou de la nourriture. Un habitant du quartier qui a un appartement non occupé les autorise à s’y rendre pour se changer et se doucher.

Toutes ont des récits poignants. « Dimanche dernier, nous avons vu une jeep se garer non loin d’ici, raconte Olive à L’Orient-Le Jour. Une femme en est descendue accompagnée d’une jeune Kényane en pyjama. Elle a fait mine de revenir à la voiture pour chercher quelque chose et a démarré à toute vitesse, abandonnant la pauvre fille sur place. » La jeune femme, dont l’identité n’a pas été divulguée, a tenté de mettre fin à ses jours en pleine rue, avant d’être secourue par ses compatriotes. Elle a été emmenée à l’hôpital par Médecins sans frontières.L’information est confirmée par Charlotte Massardier, responsable du plaidoyer chez MSF. L’ONG vient en aide depuis des années à des travailleurs migrants en détresse psychologique, explique-t-elle. « En 2020, nous avons été contactés pour 20 hospitalisations pour des troubles de santé mentale sévères, dont 11 cas de personnes abandonnées devant leur ambassade. En 2021, nous avons procédé à 22 hospitalisations dont 5 liées à des abandons dans la rue. Jusque-là en 2022, nous comptons deux hospitalisations, dont cette jeune femme », indique Mme Massardier.

« On fait ce qu’on peut... »

Installée devant le consulat honoraire du Kenya depuis plusieurs jours, Faith, 20 ans, privée de passeport, espère obtenir un laissez-passer qui lui permettra de voyager. Mais toutes ses démarches auprès du consulat restent vaines. « Le consulat ne nous a été d’aucun secours. Il nous avait promis que le problème serait réglé en deux semaines... mais c’était il y a quelques mois déjà. Le consul n’est jamais là et le vice-consul n’a jamais voulu nous écouter », déplore-t-elle. « J’ai travaillé pendant huit mois pour une famille qui me doit toujours quatre mois et demi de salaire. L’agence de recrutement a fait la sourde oreille et a insisté à me placer dans une nouvelle famille. Quand j’ai refusé, on m’a mise à la porte en me disant que je méritais d’être abandonnée », raconte la jeune femme.

Pour mémoire

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Seule lueur dans ce sombre tableau, une poignée de Kényanes, qui avaient entrepris des démarches auprès du consulat il y a plusieurs mois, devraient finalement voyager cette semaine. « Six ou sept employées de maison devraient prendre l’avion mercredi, nous leur avons accordé un laissez-passer », confirme à L’OLJ le consul honoraire du Kenya à Beyrouth, Sayed Chalouhi. Pour le reste, il laisse entendre que le consulat n’a pas beaucoup avancé sur les dossiers. « Ici, c’est un consulat honoraire et le consul a d’autres occupations. Nous faisons tout ce que nous pouvons, assure-t-il. Nous essayons de les aider, mais elles doivent comprendre que ces dossiers prennent du temps, d’autant plus que deux ou trois d’entre elles font l’objet de poursuites judiciaires. De plus, nous ne pourrons pas travailler tant qu’elles seront postées devant le consulat. » Fermé depuis plusieurs jours, le consulat avait contacté les forces de l’ordre mercredi dernier afin de forcer les manifestantes à partir, sans succès.

Interrogé sur les salaires impayés, le consul affirme « comprendre » les agissements de certains employeurs. « Une employée de maison dont les papiers ont coûté 2 500 dollars, et qui ne travaille que deux ou trois mois avant de partir, s’expose à ce que son employeur ne lui verse rien par les temps qui courent », lance-t-il, estimant que la responsabilité incombe au ministère du Travail et à la Sûreté générale.

Assistance légale

Outre l’assistance psychiatrique de MSF, d’autres ONG tentent de venir en aide aux employées de maison sur le plan légal. « Nous tentons de déterminer les différents cas de figure pour définir l’intervention légale la plus appropriée », confie à L’OLJ Farah Baba, chargée de communication et du plaidoyer au sein du Mouvement antiracisme (ARM). « Sur le court terme, il faut faciliter le départ de celles qui souhaitent rentrer chez elles. Mais sur le long terme, il faut effectuer des changements au niveau du consulat, qui est responsable de beaucoup de violations à l’encontre de ces femmes », dénonce Mme Baba. « Lorsque ces employées sont recrutées, les employeurs versent une caution qui, normalement, doit être utilisée pour payer le billet de retour », rappelle-t-elle.Contactée par L’OLJ, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) indique, pour sa part, qu’elle travaille activement sur le dossier « en coopération avec les autorités libanaises et kényanes et avec le consulat, afin de faciliter l’obtention des documents de voyage ». « Notre but est de favoriser le retour volontaire de celles qui veulent rentrer, en donnant la priorité aux plus vulnérables », indique une source de l’OIM. « Le système de la “kafala” et l’exclusion de certains travailleurs migrants, telles les employées de maison, de la protection des dispositions du droit du travail exacerbent leur vulnérabilité face à la violence, l’exploitation et les abus, y compris le trafic humain et le travail forcé », dénonce l’agence onusienne. « L’OIM appelle à une réforme de la législation et assure qu’elle continuera à travailler avec les autorités libanaises pour promouvoir une migration bien gérée et défendre les droits des migrants », conclut l’ONG.

Il est 17h et il commence à pleuvoir à Badaro. Une pluie froide de janvier qui tombe sur une trentaine d’employées de maison, installées sur le trottoir, devant le consulat honoraire du Kenya, situé dans ce secteur animé de Beyrouth. Deux femmes quittent le groupe pour se rendre chez une habitante du quartier qui leur permet d’utiliser ses toilettes de temps en temps. Les autres...

commentaires (10)

Quelle honte! A quoi servent les consuls? Juste un titre ronflant au Liban. Vous êtes aussi criminels que notre classe politique.

CW

10 h 11, le 23 janvier 2022

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Commentaires (10)

  • Quelle honte! A quoi servent les consuls? Juste un titre ronflant au Liban. Vous êtes aussi criminels que notre classe politique.

    CW

    10 h 11, le 23 janvier 2022

  • Quelle misère pour ces pauvres gens, encore plus pauvre et plus martyrisé que le peuple libanais spolié par une élite prédatrice.

    Nicolas ZAHAR

    01 h 28, le 19 janvier 2022

  • Honte au Liban et les libanais pire que le tiers monde ???

    Eleni Caridopoulou

    19 h 23, le 18 janvier 2022

  • Bravo au consul qui "a d'autres occupations" et "ne peut pas travailler tant qu’elles seront postées devant le consulat" : il a dépassé les hommes politiques libanais.

    Georges Lebon

    21 h 19, le 17 janvier 2022

  • "Ici c'est un consulat honoraire, et le consul a d'autres occupations"! Mais comment peut-on justifier ainsi son irresponsabilité? On hésite entre cynisme et bêtise...Les deux sans doute!

    otayek rene

    15 h 42, le 17 janvier 2022

  • Choquant honte au consulat et honte aux employeurs qui les laisse dans la rue sans papiers sans abris sans nourriture. HONTE A EUX

    Georges Zehil Daniele

    12 h 40, le 17 janvier 2022

  • Merci beaucoup pour cet article. Ces femmes ont besoin de soutien et leur salut passe certainement par la plus grande médiatisation possible.

    Emmanuel Durand

    11 h 04, le 17 janvier 2022

  • HONTEUX h

    Derwiche Ghaleb

    11 h 03, le 17 janvier 2022

  • Comment est ce qu’un système comme kafala existe? C’est honteux et révoltant.

    Cathleen Khoury

    09 h 06, le 17 janvier 2022

  • Tout simplement honteux....Il n'y a pas d'autres mots...

    marie-therese ballin

    02 h 09, le 17 janvier 2022

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