La vraie - et folle - histoire du « Parrain »

Pour incarner le personnage de Vito Corleone, Francis Ford Coppola n’a jamais eu qu’un seul acteur en tête. Deux soucis : la Paramount ne voulait pas de Marlon Brando et Marlon Brando ne voulait pas du rôle. Dans son livre Leave the Gun, Take the Cannoli, qui vient tout juste de paraître aux États-Unis, le journaliste Mark Seal révèle comment la flatterie, une crise d’épilepsie bidon et des essais clandestins ont changé le cours de l’histoire du cinéma. Extraits. 
THE GODFATHER from left director Francis Ford Coppola James Caan Marlon Brando Al Pacino John Cazale onset 1972
THE GODFATHER, from left, director Francis Ford Coppola, James Caan, Marlon Brando, Al Pacino, John Cazale, on-set, 1972Courtesy Everett Collection

Janvier 1971 : pour une bouchée de pain ou presque, la Paramount achète les droits du Parrain, le roman phénomène de Mario Puzo, paru deux ans plus tôt. Des réalisateurs de renom sont approchés mais tous déclinent l’offre. C’est un jeune cinéaste prometteur du nom de Francis Ford Coppola qui va accepter le projet, un peu à contrecœur. Le studio rejette d’emblée toutes ses idées de casting, en particulier celle de donner le rôle principal à une vieille légende hollywoodienne réputée finie. La bataille du Parrain ne fait que commencer... Depuis le début, Coppola sait avec qui il veut travailler. Sur les lignes d’une feuille de papier jaune, il a dressé une liste de noms, les plus importants d’entre eux suivis d’astérisques : Al Pacino jouera Michael, James Caan sera Sonny et Robert Duvall, Tom Hagen. Ce n’est que le début d’une bataille acharnée, qui éclipsera les débats autour du lieu de tournage et du budget, en inflation constante. Le mano a mano oppose donc Coppola, jeune réalisateur déterminé à réunir son casting de rêve, et Robert Evans, producteur exécutif échaudé par les mauvais choix qui ont, par le passé, torpillé des films de gangsters comme Les Frères Siciliens. « Bob Evans était beau, grand et impressionnant, se souvient Coppola. Je voulais qu’il accepte mes choix et qu’il me fasse confiance mais en réalité, je sentais bien que ça n’allait pas se passer tout à fait comme ça. » De fait, Evans va douter encore plus fort des capacités de ce metteur en scène débutant lorsqu’il apprendra à quel acteur Coppola songe confier le rôle de Vito Corleone.

Le « poison du box-office »

À 47 ans, Marlon Brando est devenu obèse et est considéré par la profession comme un has-been ingérable. Depuis une dizaine d’années, il enchaîne les bides, tandis que ses retards sur les plateaux, ses caprices de diva et autres frasques extraprofessionnelles sont de notoriété publique. Le célèbre historien du cinéma Peter Biskind raconte ainsi que lors du tournage des Révoltés du Bounty, en 1962 à Tahiti, il aurait « refilé la chtouille à la moitié des femmes de la région ». De son côté, Brando n’en pense pas moins de Hollywood. Selon lui, les réalisateurs avec qui il a travaillé sont « des trous du cul sans talent qui pensent être les nouveaux Eisenstein ou des Orson Welles, version “génies incompris” ». Réunir Brando et Coppola pour faire un film sur la mafia menace de faire des étincelles, voire faire exploser le film en plein vol. On raconte que le colérique patron de Gulf and Western Industries (maison mère de la Paramount), Charlie Bluhdorn, aurait, à la simple évocation de Brando, qualifié l’acteur de « poison du box-office ». Cet entrepreneur déjà millionnaire a sa propre idée pour le rôle principal : Charles Bronson. Stanley R Jaffe, vice-président de la Paramount, suggère, quant à lui, de recruter un acteur inconnu. De son côté, Robert Evans fait pression pour engager Carlo Ponti, un producteur italien, ex-mari de Sophia Loren, qui n’a jamais vraiment été acteur. En résumé, les gens du studio veulent à peu près n’importe qui, sauf Brando. « Marlon était totalement grillé à Hollywood », rappelle Evans, dans une interview pour le magazine Movieline en 1993. Burt Lancaster s’est dit également intéressé par le rôle, tout comme Danny Thomas, acteur comique devenu une star de la télévision dans les années 1950 et 1960 grâce à l’émission qui porte son nom, « The Danny Thomas Show ». Par le plus grand des hasards, ce dernier va déclencher à son insu une suite d’événements qui vont conduire au recrutement de Marlon Brando. L’histoire débute un an plus tôt, en janvier 1970. Mario Puzo, l’auteur du Parrain, effectue à l’époque un séjour dans une fat farm, une clinique spécialisée dans le traitement de l’obésité. Un jour qu’il parcourt le journal, il y découvre une information qui l’angoisse bien plus que les chiffres qui s’affichent chaque matin sur sa balance : Danny Thomas aurait pour projet d’acquérir des parts de la Paramount, dans le seul but de pouvoir s’attribuer le rôle de Vito Corleone. Le succès du « Danny Thomas Show » mais également d’autres émissions très rentables qu’il a produites lui ont apporté les moyens suffisants pour entrer au capital d’un studio alors fragile sur le plan financier. « Cette perspective terrifiait littéralement mon père, confie aujourd’hui Anthony Puzo. C’était totalement hors de question pour lui. » Pris de panique, Mario Puzo improvise une lettre à Brando, l’acteur qu’il imaginait déjà dans le rôle-titre pendant l’écriture de son roman. Elle débute par ces mots: « Cher M. Brando, j’ai écrit un livre, intitulé Le Parrain, qui a rencontré un certain succès et je pense que vous êtes le seul acteur qui puisse interpréter le personnage du parrain avec toute la force tranquille et l’ironie (ce livre est une critique ironique de la société américaine) requises pour ce rôle. »

Francis Ford Coppola. Source : Getty Images

Bettmann

Alice, la nounou de luxe

Bouffi d’orgueil et de médicaments, Brando est dans la panade mais pas du tout disposé à l’admettre. Quand on a été considéré comme le plus grand acteur de sa génération, l’atterrissage s’apparente à un crash. Il a décidé de se retirer de Hollywood, criblé de dettes et complètement accro au valium, après un troisième divorce qui a viré au carnage. Bref, il a besoin de se relancer au moment où part le courrier de Puzo. Claquemuré dans sa maison de Mulholland Drive, il subsiste grâce aux bons soins d’Alice Marchak, son assistante personnelle de toujours. Celle-ci a repéré dans ses difficultés à lire une dyslexie jamais diagnostiquée. Brando, qui se croyait idiot parce qu’ancien cancre, lui voue un attachement quasi filial. C’est elle qui se charge de lire tous les scripts qu’on lui envoie. À Alice le sale boulot d’annoncer par exemple que monsieur Brando refuse le rôle de l’inspecteur Harry, ou de jouer dans Butch Cassidy et le Kid, alors que Paul Newman lui laisse choisir son personnage. Il se tient à sa décision de ne plus jamais travailler, et Alice Marchak ne peut que prendre sur elle. Elle arrive malgré tout à lui faire retrouver la raison quand, cerné par les huissiers et la justice pour la garde de ses enfants, il doit se désintoxiquer et se remettre au boulot, ou disparaître. Brando est ébranlé. Il promet de limiter sa consommation de tranquillisants et donne son accord pour tourner dans trois films, à la condition qu’aucun d’entre eux n’exige plus de trois semaines de travail. « Il était catégorique », se souvient Alice Marchak.

Mais au moins la porte s’entrouvre. À l’affût de rôles potentiels, elle compulse tous les matins le Hollywood Reporter, même quand Brando pète les plombs en en découvrant un exemplaire : interdiction de faire rentrer ce genre de saletés chez lui. Alice Marchak est habituée aux colères de son patron. Elle prend quelques jours pour laisser passer la tempête, mais n’oublie pas pour autant que la Paramount est toujours en quête d’un acteur pour interpréter Vito Corleone. Brando, piteux et incapable de prendre soin de lui, finit par la rappeler. Dans la pile de courriers accumulés, elle exhume un exemplaire du Parrain dans lequel est glissée la lettre de Puzo. Il repousse le livre d’un geste dédaigneux : « Pas question de glorifier la mafia. Je ne jouerai pas un gangster. » Alice Marchak ne se décourage pas, dévore le livre en un week-end et voit la lumière. Ce rôle, c’est Brando ; le convaincre de l’accepter devient la mission de sa vie. Sa meilleure carte, c’est la jalousie, le point faible de tous les grands acteurs de Hollywood. À chaque fois qu’un nom est envisagé, même le plus improbable, elle fait passer l’information à Brando l’air de rien, qui s’agace mais ne craque pas tandis que la liste des rivaux s’allonge. Puis elle change de tactique et dépose la lettre de Puzo sur la table de nuit de Marlon. Il ne bronche pas, avant de la parcourir et de s’y intéresser, tout en feignant la décontraction : « Je devrais peut-être remercier Puzo de penser à moi pour le rôle... » Ni une ni deux, Alice Marchak organise un entretien.

L'auteur Mario Puzo. Source: Getty Images

Ron Galella

Un essai, comme pour un débutant

Au téléphone, Brando se montre aimable mais pas emballé. Il sait ce que Puzo ignore : aucun studio ne l’engagera, à moins qu’un réalisateur coriace leur force la main. Alice Marchak lui porte le coup de grâce : son petit doigt lui a dit que la Paramount compte sur Laurence Olivier pour jouer le parrain. Brando en tombe de sa chaise: impossible de se faire piquer le boulot par un sujet de sa majesté. Plus rien ne le retient. Des embûches subsistent ; l’âge, par exemple. À 47  ans, Brando est peut-être un peu jeune pour jouer un parrain déclinant. La personnalité très british de Laurence Olivier est loin de celle d’un capo mafieux, mais il a pour lui son expérience et une réputation sans tache. Coppola a besoin d’une star comme seul Hollywood sait en produire. Le genre d’acteur avec un magnétisme tel qu’il crée l’événement rien qu’en entrant dans une pièce. Le réalisateur est convoqué par les dirigeants du studio, qui veulent lui mettre un ultime coup de pression. Il s’entend dire par Stanley Jaffe, devenu président, qu’aussi longtemps qu’il sera en poste, Marlon Brando ne fera pas ce film. Foutu pour foutu, Coppola réagit comme on annonce « tapis » au poker: il se laisse tomber sur le sol en mimant une crise d’épilepsie. Le message est clair et sans appel : cette fois, il abandonne. La Paramount l’a engagé mais on lui coupe les jambes à chaque initiative. Impossible de travailler dans ces conditions. Après un conciliabule, les patrons décident de laisser une chance à Brando. Ils posent cependant trois conditions: primo, une caution personnelle d’un million de dollars pour prévenir ses dérapages; secundo, un salaire minimum sans discussion ; tertio, une demande insensée pour une star de ce calibre : un bout d’essai filmé, comme s’il débutait. À Coppola de se débrouiller pour lui faire avaler le dernier point. Dans une interview donnée des années plus tard, le réalisateur ne cachera pas avoir été terrorisé par Brando, mais qu’il lui était impossible de reculer. N’en menant pas large, il décroche son téléphone et propose à la légende de lui faire faire une petite séance de recherche et d’improvisation autour du rôle, juste comme ça, histoire de voir. Miracle : Brando a lu Le Parrain, ou plutôt, il a écouté Alice Marchak le lui lire, et accepte immédiatement. « Il pensait que le rôle était délicieux, se souvient Coppola. C’est le mot qu’il a employé, délicieux. » Formé à l’Actors Studio, Brando entame des recherches pour élaborer son personnage. Avec Alice, il passe en revue des photos de mafieux, fournies par Coppola, et tous deux sont frappés par leur aspect ordinaire. Ces criminels endurcis ont l’air de petits vieux inoffensifs avec leurs costumes bon marché. Une vision d’ensemble commence à se dessiner.

Marlon Brando en Vito Corleone. Source : Getty Images

Bettmann

Des Kleenex et un cigare

Marlon Brando n’émerge jamais avant midi, mais ce matin de janvier 1971, il a mis son réveil. Alice Marchak ne tient pas en place et Philip Rhodes, le maquilleur historique de l’acteur, a été dépêché pour cette mission clandestine. Atterri à l’aube en provenance de San Francisco, Coppola et son équipe se sont tassés dans un van en direction de Mulholland Drive. Lui aussi à beaucoup à perdre : c’est son unique chance pour convaincre les producteurs. Hiro Narita, jeune cameraman engagé par le réalisateur pour l’occasion, sait que la mission est aussi critique que secrète. Concentré, Coppola fait le point avec Salvatore Corsitto, acteur qu’on retrouvera dans Le Parrain, venu donner la réplique. Sept heures du matin : l’équipe se déchausse devant la porte pendant qu’Alice va prévenir Brando de leur arrivée. Dans le salon entièrement blanc, le plateau se met en place. Coppola a apporté ses accessoires: jambon italien, fromages et cigares, un petit-déjeuner de parrain pour aider la star à se glisser dans son rôle. Narita donne les dernières instructions aux techniciens à mesure que les voix se taisent. Derrière lui, le monstre sacré a fait son entrée, vêtu d’un kimono, ses longs cheveux blonds lui tombant sur les épaules. Il salue l’assemblée d’une voix très douce, presque timide. « Je n’aurais jamais reconnu Brando, si je ne savais pas que nous étions là pour lui », se souvient Narita. La suite de la matinée est gravée dans les mémoires. Brando prend place sur le canapé, grignote un peu de jambon et attache ses cheveux, que Rhodes noircit au cirage, et il chiffonne le col de sa chemise. Puis il dessine un trait de moustache sur sa lèvre supérieure et glisse des Kleenex en boule de chaque côté de sa mâchoire, « pour ressembler à un bulldog », dit-il d’une voix devenue rocailleuse. Il se lève pour démarrer une impro. Démarche, posture, il évolue dans la pièce en murmurant pour lui-même. Il est prêt. Coppola demande le silence, Narita lance le moteur et Brando enchaîne les attitudes, verre de vin dans une main, cigare dans l’autre. Le réalisateur double les plans avec une caméra vidéo, lorsque soudain un téléphone sonne. Brando éteint son cigare tranquillement en le plongeant dans son verre, décroche et marmonne quelques mots. Son immense talent et toute son expérience irriguent sa pantomime. C’est le moment pour Coppola de prendre le monstre par surprise : il pousse Corsitto dans le champ. Brando hésite une fraction de seconde, le dialogue commence et les planètes s’alignent. Un instant de pure perfection, une scène à cent millions de dollars. Le souvenir d’une vie de réalisateur que Coppola raconte dans Playboy en 1975 : « C’était un rêve, le plan que je n’osais même pas espérer, toute l’équipe était stupéfaite. Après toutes ces embrouilles avec les dirigeants de la Paramount qui disaient Brando fini, je venais de le voir devenir le parrain, et tout était sur pellicule. »

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Gangnet. 

Leave the Gun, Take the Cannoli. The Epic Story of the Making of The Godfather, de Mark Seal (Gallery Books).